Accueil > Critiques > (...) > 2002-2003 : Haro sur la critique des médias

Dominique Wolton, critique de Pierre Bourdieu

par Henri Maler,

Pour savoir ce que Bourdieu a écrit sur les médias, mieux vaut lire Bourdieu que certains de ses prétendus « critiques ». Un rapport effectivement (et évidemment...) critique avec la sociologie de Bourdieu est à ce prix ...

En 2002, peu après la mort de Pierre Bourdieu, la revue Sciences humaines consacrait un hors série entier « en hommage » au sociologue disparu. Dans ce numéro paraissait, sous le titre «  Une critique de la critique : Bourdieu et les médias » un entretien conduit par Jean-Claude Ruanoo-Borbolan avec Dominique Wolton, un chercheur pour médias, spécialisé dans l’étude des médias et assidûment courtisé par les médias qu’il courtise.

La présentation de cet entretien en récapitulait le contenu. Il était écrit :

« Pour Dominique Wolton, l’analyse et les pratiques de Pierre Bourdieu ou de son école dans le domaine de la communication reprennent les schémas réductionnistes. Elles ignorent soixante-dix ans de sciences de la communication et s’appuient sur une conception dépassée : la thèse du récepteur passif et aliéné. » Quel hommage ! Tant de bêtises, de contrevérités et d’arrogance en si peu de mots ... Un acte de malveillance d’un journaliste ignorant ? Hélas, non...

« Pour Dominique Wolton » précise le résumé : la précision est utile, car, comme on va le voir, le Bourdieu de Wolton est très particulier. Disons même qu’il est très woltonnien. Mais, commençons par le commencement :

« Arrivant dans le champ de la communication dans les années 90, la réflexion de Pierre Bourdieu a cependant repris, notamment à propos de la télévision et du journalisme, les stéréotypes marxistes  ».

Passons, par charité, sur les « stéréotypes marxistes » qui ne sont, en général, que les visions stéréotypées du marxisme, trimballées par ceux qui n’ont lu ni Marx ni les prétendus ou soi-disant marxistes. Passons, allègrement, sur cette incongruité (et sur cette vision singulière de la logique de la recherche) : l’arrivée subite « dans le champ de la communication » de Pierre Bourdieu. Comme s’il n’avait, depuis fort longtemps, produit des outils théoriques - il suffit de citer L’amour de l’art paru en1966 ou encore Ce que parler veut dire en 1982 - qui permettent de « penser la communication » [1], ce concept devenu mou comme un chewing-gum quand il a séjourné dans toutes les bouches qui l’emploient à tors et à travers.

Mais puisque Pierre Bourdieu « a cependant repris », la sentence tombe aussitôt : « Son discours était simpliste (...). Il s’est ainsi largement diffusé ». Victime de cette explication plutôt simpliste, l’arroseur arrosé qui diffuse un peu partout le serait-il en raison de la profondeur de ses écrits ? Nous n’allons pas tarder à la savoir ... un peu.

En quoi le « discours » de Pierre Bourdieu était-il « simpliste » ? La réponse de Wolton relève du combat héroïque contre les moulins à vent, ou si l’on veut d’une lutte contre des êtres imaginaires qu’il a lui-même fabriqués pour mieux les terrasser.

Moulin à vent n°1 : Pierre Bourdieu réduirait tout au fonctionnement économique.

Scrutons de près ce moulin à vent :
« Les analyses de Pierre Bourdieu postulent, par exemple en matière de communication, que les journalistes, les hommes de presse, sont contraints par le fonctionnement économique. Or, on ne peut réduire les journalistes ni même les patrons d’entreprise de presse à des acteurs entièrement dominés par des intérêts économiques ».

Dans la même phrase, Wolton passe de « contraints » à « entièrement dominés ». Ce sont sans doute des synonymes : les contraintes, selon notre « critique de la critique », sont entières ou ne sont pas. Mais puisque « les analyses de Pierre Bourdieu postulent », autant regarder de plus près ce que dit Bourdieu dans Sur la télévision, ce méchant ouvrage, suffisamment court et écrit dans un langage suffisamment accessible pour qu’un lecteur, même distrait, ne puisse rien laisser échapper.

Ainsi, à la page 14, on peut lire :
« (...) on ne peut se contenter de dire que ce qui se passe à la télévision est déterminé par les gens qui la possèdent, par les annonceurs qui payent la publicité, par l’Etat qui donnent des subventions, et si on ne savait, sur une chaîne de télévision, que le nom du propriétaire, la part des différents annonceurs dans le budget et le montant des subventions, on ne comprendrait pas grand-chose. Reste qu’il est important de le rappeler ». Et Bourdieu de donner quelques exemples. Avant de préciser : « Ce sont là des choses tellement grosses et grossières que la critique la plus élémentaire les perçoit, mais qui cachent des mécanismes anonymes, invisibles, à travers lesquels s’exercent des censures de tous ordres (...) ».

Et faisant référence à ce passage, Pierre Bourdieu précise p. 44 :
« Le monde du journalisme est un microcosme qui a ses lois propres et qui est défini par sa position dans le monde global, et par les attractions, les répulsions, qu’il subit de la part des autres microcosmes. Dire qu’il est autonome, qu’il a sa propre loi, c’est dire que ce qui s’y passe ne peut être compris de manière directe à partir de facteurs extérieurs. C’était là le présupposé de l’objection que je faisais à l’explication par des facteurs économiques de ce qui se passe dans le journalisme. Par exemple, on ne peut pas expliquer ce qui se fait à TF1 par le seul fait que cette chaîne est possédée par Bouygues. Il est évident qu’une explication qui ne prendrait pas en compte ce fait serait insuffisante mais celle qu’il qui ne prendrait en compte que ce fait ne serait pas moins insuffisante. Et elle le serait peut-être encore plus parce qu’elle aurait l’air d’être suffisante. Il y a une forme de matérialisme court, associé à la tradition marxiste, qui n’explique rien, qui dénonce sans éclairer ».

Cette critique justifiée du « matérialisme court » est sans doute insuffisante pour les tenants de l’idéalisme blette qui, reprenant les sujets de dissertation de philosophie pour classes de terminale, se bornent à chantonner : « déterminisme ou liberté ? » Il est vrai que Dominique Wolton n’est pas l’auteur de cette interrogation fulgurante, mais il la reprend à son compte quand il tente de nous dire pourquoi l’explication économique est insuffisante :

« En premier lieu, parce que l’information et la communication ne sont pas des marchandises comme les autres ». Oui ...Bon... Et alors ? En quoi les particularités de ces marchandises rendent-elles insuffisante l’explication économique ? On n’en saura pas plus, puisque l’on est déjà passé au second argument :

« En second lieu, parce que la conception de Pierre Bourdieu dénie aux acteurs leur capacité critique. ». Cette affirmation sans fondement ne serait qu’une baliverne sans conséquence si elle ne permettait à Dominique Wolton de se poser opportunément en défenseur du public (et des journalistes) que Bourdieu aurait tenté de faire passer pour des crétins.

Moulin à vent n°2 : Pierre Bourdieu réduit tout à la domination et à l’aliénation

Wolton nous livre alors son credo : « Je crois personnellement à l’existence de la domination économique et sociale, mais pas au concept d’aliénation.  »

Croire « personnellement » à une domination économique et sociale est là sans doute une prise de position plutôt originale, voire audacieuse. Et ne pas « croire » à un concept est une assez bonne idée. Surtout quand ce concept, fort usagé, est, en effet, fort discutable. Wolton, imprudent, se sent obligé pourtant de nous donner sa définition très personnelle du concept en question : « [...] parler d’aliénation pour un groupe social ou un individu suppose que l’individu a perdu sa liberté de conscience (sic) et surtout que le sociologue ou le chercheur à les moyens de se placer en position de surplomb et d’analyser cette situation ».

Mais qu’importe, au fond, que Dominique Wolton réduise à cette bouillie un concept qui a mobilisé pendant longtemps la réflexion de nombre de philosophes et non des moindres : il suffit de constater que Pierre Bourdieu n’a jamais, dans toute son œuvre, fait usage du « concept d’aliénation », toute sa sociologie tournant même le dos à tout ce que ce concept présupposait. On devine alors que si Dominique Wolton croit pouvoir, sans hésitation, se situer « en position de surplomb » à l’égard de la sociologie de Pierre Bourdieu, c’est seulement du haut de son ignorance.

Mais revenons aux médias...
« Dans le champ de la communication, écrit encore Wolton, l’affirmation de l’aliénation et de la domination [...] est une des pierres de touche de la construction théorique de Pierre Bourdieu. » Cette affirmation nous conduit tout droit à l’assaut contre le moulin à vent n°3. : « La vieille thèse de la passivité du récepteur, reprise implicitement par Pierre Bourdieu (...) »

Moulin à vent n°3 : Pierre Bourdieu souscrit à la thèse du récepteur passif.

Le même moulin vu sous un autre angle :
« La conception de Pierre Bourdieu est réductionniste (...) Elle porte à croire que le récepteur reçoit en totalité et sans modification le message de l’émetteur et qu’il n’y a pas de décalage entre l’intention de l’émetteur et la réception ».

La critique d’une conception en fonction de « ce qu’elle porte à croire » ou de ce qu’elle « reprend implicitement » est un exercice périlleux. Qu’importe alors si Pierre Bourdieu dit l’inverse de la thèse qu’il lui prête. Il suffit de faire des moulinets avec sa lance.

Pour fanfaronner comme le fait Dominique Wolton, il faut non seulement tout ignorer de la conception dite « dispositionnelle » de l’action, si fondamentale dans la sociologie de Bourdieu, mais, plus simplement, avoir oublié que Pierre Bourdieu a publié, dès 1963, dans Les Temps modernes, un article célèbre intitulé « Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues » dans lequel, déjà, il critiquait les essayistes qui oubliaient qu’il existe une réception différentielle des mass médias, qu’il a consacré dans L’Amour de l’art en 1966 tout un chapitre consacré aux lois de la diffusion culturelle, qu’il a publié en 1970, dans sa collection « Le sens commun » aux éditions de Minuit, le livre, fondateur des culturals studies, de Richard Hoggart sous le titre La Culture du pauvre dans lequel celui-ci analyse les inflexions que la culture populaire fait subir à la culture dominante quand elle atteint les dominés. Etc., etc. On se bornera à une seule citation tirée de L’Amour de l’art (p.148) : « L’action de la radio et de la télévision ne s’exerce pas de façon systématique et homogène. (...) La réceptivité à l’information varie considérablement selon le type d’information reçue et selon les caractéristiques sociales et culturelles des sujets qui la reçoivent. »

Moulin à vent n°4 : Pierre Bourdieu était populiste

Cela commence, mezza voce, par cette affirmation en marge de la question des médias : « (...) un grand nombre d’autres chercheurs se sont intéressés à l’exclusion et à la domination, mais en gardant une distance critique à l’égard de leur objet d’étude, et en ne voyant pas forcément dans les exclus ’le sel de la terre ».

Et cela donne, plus loin, à pleine voix : « (...) la critique de Pierre Bourdieu avait un ton explicitement populiste selon lequel la télévision notamment ne s’occupe que des élites et pas de la misère du monde. »

On vous épargne l’examen woltonien de la critique imbécile généreusement prêtée à Pierre Bourdieu. Et tout le reste ... car tout le reste est à l’avenant.

Dans la nuée de poussière soulevée par cette furieuse bataille contre les moulins à vent, on aperçoit la silhouette d’un équidé. Question : s’agit-il de Rossinante ou de l’âne de Sancho Pança ?

 
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Notes

[1De manière autrement plus rigoureuse que le livre de Wolton qui porte ce titre.

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