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Au Royaume-Uni aussi, l’hyperconcentration médiatique a de l’avenir

par Thibault Roques,

Un rapport récent effectué par l’association Media Reform Coalition dresse un état des lieux du champ médiatique britannique en s’intéressant plus particulièrement aux propriétaires des médias au Royaume-Uni. On se reportera avec profit à l’ensemble de l’étude et aux nombreuses données chiffrées qu’elle contient sur les médias outre-Manche.

Nous en proposons ici une synthèse en français qui donne un aperçu de cet univers médiatique où l’hyperconcentration règne à tous les niveaux (presse nationale ou locale, papier ou numérique, radio ou télévision). Causes et/ ou conséquences prévisibles, là-bas comme ailleurs : la recherche de la rentabilité à tout prix, l’unanimisme éditorial et le pluralisme anémié font rage.

Introduction

Le rapport souligne en préambule combien il est difficile de parler de médias « libres » lorsque les chaînes de télévision nationales, les agences de presse, les stations de radio, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux sont détenus par une poignée de grands groupes industriels. En effet, que peut bien signifier l’expression « médias indépendants » quand la plupart des grands (et des moins grands) médias sont contrôlés par des individus et des conseils d’administration étroitement liés à des intérêts privés ?

Quelques chiffres éloquents valent parfois mieux que de grands discours : à elles seules, trois entreprises ont ainsi la mainmise sur 71% de la presse papier nationale – secteur en perte de vitesse mais qui reste toutefois la référence à partir de laquelle est organisé le champ médiatique. Si l’on ajoute les journaux en ligne, cinq entreprises contrôlent alors 80% du marché. En ce qui concerne la presse locale, six grands groupes concentrent 80% de l’ensemble des titres, la cinquantaine d’autres éditeurs se partageant les 20% restants.

Au Royaume-Uni, nous dit-on, c’est Sky qui se taille la part du lion : l’empire du magnat Rupert Murdoch est de loin le plus gros diffuseur et s’est largement imposé dans le paysage de la télévision payante. ITV (censée concurrencer la BBC à sa naissance dans les années 1950, « Independent Television », bouquet de chaînes commerciales, n’a plus d’indépendant que le nom) est devenue une affaire florissante, de plus en plus soucieuse des annonceurs et de moins en moins du téléspectateur et du service public qu’elle était supposée assurer. Quant à Channel 5, elle est d’ores et déjà la propriété du géant états-unien Viacom International, tandis que circulent d’insistantes rumeurs selon lesquelles le gouvernement s’apprête à céder Channel 4 au plus offrant.

Dans ce contexte, les auteurs du rapport se demandent si Internet pourrait constituer une planche de salut. Force est de constater qu’au Royaume-Uni comme ailleurs, c’est Google qui domine outrageusement tandis que les applications les plus populaires telles que Instagram ou Whatsapp sont détenues par Facebook, lui-même réseau social de loin le plus en vue.

Certes la BBC reste bien présente, en ligne et en audience, mais son budget a été réduit drastiquement et son indépendance fragilisée ces dernières années.

Selon le rapport, le niveau de concentration atteint sur les marchés de l’information au Royaume-Uni est préoccupant et nécessite des remèdes aussi urgents qu’efficaces puisqu’il créé des conditions favorables à l’accumulation de pouvoir économique et politique par quelques individus ou organisations puissantes qui déforment le paysage médiatique à leur guise et à leur profit.

L’état des lieux qui suit vise à aider ceux qui ne se résignent pas à cet état de fait et qui aspirent à rétablir un peu de pluralisme dans le champ médiatique.


La presse nationale

Structurellement parlant, entre 2014 et 2015, rien n’a fondamentalement changé sur le marché de la presse papier britannique. Bien que tous les titres aient vu leur tirage décroître (le tirage de la presse nationale dans son ensemble a baissé de 6,6% en moyenne), il existe des variations notables d’un titre à l’autre. Cette absence de changement structurel souligne tout de même en creux qu’une forte concentration se perpétue dans la presse dominante de cet espace. Le tableau ci-dessous montre ainsi que les journaux britanniques nationaux, qui s’adressent potentiellement à une population de 63 millions d’habitants environ, sont possédés par huit entreprises seulement dont quatre – si l’on ne tient compte que du tirage – représentent plus de 80% des exemplaires vendus.


Tableau 1. Parts de marché hebdomadaires et tirages (quotidiens et parutions dominicales), par éditeur


Les auteurs du rapport notent que le nombre d’exemplaires papier vendus, bien qu’il constitue toujours la majeure partie des revenus des journaux au Royaume-Uni, est un indicateur de moins en moins fiable à mesure que la consultation en ligne augmente. Lorsque l’on combine les différents supports (papier et numérique), trois groupes de presse représentent alors à eux seuls plus de la moitié du lectorat total. Par conséquent, l’information est un secteur où, plus que jamais, la concentration règne.


La presse locale

L’association Media Reform Coalition souligne qu’il est difficile de fournir des chiffres exacts et exhaustifs sur la presse locale britannique compte tenu de sa variété et de sa dispersion. Les données fournies portent sur les 1123 journaux locaux ou régionaux recensés paraissant au moins une fois par semaine. Si l’on observe comment se répartissent ces très nombreux titres, on constate que la concentration dans la presse locale est comparable à celle visible dans la presse nationale : en effet, six entreprises seulement possèdent 80% des titres de la presse locale, soit quatre fois plus que l’ensemble des titres publiés par les 56 éditeurs restants.


Tableau 2. Répartition des titres de la presse locale par éditeur (données établies en juillet 2015)


Fort « logiquement », ces six entreprises accaparent près de 75% des revenus générés par la presse locale ; ainsi s’entretient le cercle vicieux de l’hyperconcentration médiatique.

Par ailleurs, on pourrait s’attendre à ce que la quantité considérable de journaux locaux permette, au quotidien, de couvrir au mieux l’ensemble du Royaume-Uni. 131 des 406 collectivités locales sont effectivement couvertes par « leur » journal local, apprend-on. Mais 275 (soit les deux tiers) ne le sont pas. Autrement dit, ce ne sont pas moins de 36 millions de Britanniques (57% de la population totale du royaume tout de même !) qui ne bénéficient pas d’un journal local. Et dans 85% des cas, c’est un monopole ou un duopole qui gère la presse locale digne de ce nom.


La télévision

Dans le domaine télévisuel, le rapport indique que le plus gros diffuseur est Sky qui a engrangé 7,6 milliards de livres de revenus en 2014 pour le plus grand bonheur de son propriétaire, Rupert Murdoch, loin devant la BBC et ses 5,1 milliards de livres annuelles (dont 3,7 milliards proviennent de la redevance). Fait notable selon les auteurs : alors que jusqu’ici, la plupart des diffuseurs étaient des entreprises publiques (BBC, Channel 4) ou des entreprises dont le siège était situé au Royaume-Uni, de grands groupes états-uniens prennent des parts croissantes dans la télévision britannique.


La radio

Il existe au Royaume-Uni huit stations nationales et 332 stations locales possédant une licence de diffusion. La BBC représente cinq des huit stations nationales et gère 43 stations locales. Elle continue donc d’occuper une place centrale en matière de radiodiffusion, attirant près de 54% des auditeurs sur ses ondes. Les audiences des radios commerciales, nous dit-on, sont néanmoins en légère hausse ces dernières années. Surtout, deux entreprises (Global Radio et Bauer Radio) possèdent presque 40% des stations autorisées à émettre tandis que cinq groupes (dont les deux susmentionnés) concentrent 168 stations, soit près de 60% du total.


Le numérique

Force est de constater qu’à travers le monde, les médias traditionnels sont de plus en plus concurrencés par des entreprises généralement basées aux États-Unis dont le cœur de métier est le numérique : Google, Facebook, Apple ou encore Amazon. Bien qu’elles ne fournissent pas de « contenus » à l’origine (même si des actions sont actuellement entreprises en ce sens), ces firmes ont tiré profit de l’accès qu’elles avaient à des données personnelles et au contrôle des plateformes numériques afin de dominer dans des secteurs clés (Google pour une recherche, Facebook pour les réseaux sociaux, etc.) Désormais, ces géants de la technologie sont bien souvent le canal par lequel les gens s’informent nous rappelle l’association Media Reform Coalition ; qu’on le veuille ou non, directement ou non, ils deviennent centraux dans les débats autour de la concentration et la pluralité dans les médias.

En 2014, pour le Royaume-Uni uniquement, Google a engrangé 3,5 milliards de livres de revenus, soit à peine moins que les revenus de la BBC générés par la redevance cette même année. Reste que la place de Google sur le marché des médias britanniques est loin de refléter le poids de l’enseigne états-unienne puisqu’en 2014, ses revenus dans le monde avoisinaient les 42 milliards de livres, laissant loin derrière les plus grands groupes britanniques liés aux médias. La domination du moteur de recherche Google est sans partage au Royaume-Uni puisque plus de 95% des recherches depuis des appareils mobiles est effectuée via Google. Depuis les ordinateurs fixes, c’est à peine moins (près de 90%). De même, le marché des applications pour appareils mobiles témoigne d’un phénomène très fort de concentration, les géants commerciaux états-uniens précédemment évoqués envahissant le marché britannique.


Tableau 3. La concentration sur le marché des applications pour appareils mobiles au Royaume-Uni


Conclusion

Le niveau de concentration pointé dans ce rapport démontre qu’il est plus nécessaire que jamais de remettre en cause le pouvoir médiatique et l’influence qui en découle. Il faut notamment veiller à ce que les groupes qui règnent en maître sur les médias et qui ne sont pas astreints aux mêmes règles que le service public aient néanmoins des comptes à rendre au public.

Il est en effet grand temps qu’un vrai débat ait lieu sur l’impact de la concentration dans les médias sur la démocratie et la culture en général. L’association Media Reform Coalition estime, avec d’autres dont nous sommes, que la pluralité n’est pas un luxe à l’ère numérique mais devrait être le cœur d’un système médiatique où les intérêts privés devraient être mieux encadrés. Il faut des médias indépendants capables d’exercer un pouvoir, responsables devant leurs lecteurs et leur public en général plutôt que devant des actionnaires, des propriétaires ou des hommes de pouvoir.

Pour y parvenir, poursuivent les auteurs du rapport, sans doute faudrait-il commencer par fixer des règles et des seuils clairs en matière de concentration afin qu’aucun individu ou entité n’ait la possibilité de contrôler une organisation ayant un poids prépondérant dans l’univers médiatique. Des solutions devraient également être envisagées qui garantissent une autonomie éditoriale, notamment dans les grands groupes, afin que les propriétaires et les actionnaires ne puissent pas interférer dans la production de l’information.

Si l’on veut que les élections et les référendums aussi bien que les débats économiques et les interventions militaires ne soient pas l’objet d’une couverture médiatique presque systématiquement favorable aux plus puissants ou simplement au statu quo, alors il faut changer les règles du jeu en matière de propriété des médias, conclut le rapport. Si l’on veut permettre aux médias de représenter la population du Royaume-Uni dans toute sa diversité – en matière d’opinion, de composition, de communautés – alors il faut agir pour restreindre le pouvoir des grands médias.


Thibault Roques

 
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