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« Voter blanc c’est voter brun » : cabale contre l’abstention et le vote blanc

par Mathias Reymond,

Comme un air de déjà-vu. Au lendemain du 21 avril 2002, les médias étaient unanimes : il fallait faire barrage à l’extrême droite et voter pour Jacques Chirac, toute autre option étant inconcevable. En 2017 : il fallait voter Emmanuel Macron pour faire barrage à Marine Le Pen, toute autre option étant inconcevable (bis). Et cette année, encore une fois, les prescripteurs sortent l’artillerie lourde : il faut voter Macron, toute autre option étant inconcevable (ter). Ainsi vont les dissonances médiatiques : grandes banalisatrices de l’extrême droite en temps normal, les chefferies éditoriales se réveillent tous les cinq ans pour appeler à « bien voter » et culpabiliser les abstentionnistes [1].

Mobilisation générale


« Dimanche, il n’existera qu’une seule manière de contribuer à éviter que la candidate d’un parti d’extrême droite, Marine Le Pen, accède au pouvoir : c’est de voter pour son adversaire, Emmanuel Macron […]. Ni le vote blanc ni l’abstention ne seront d’une quelconque utilité pour préserver notre pays de l’irrémédiable. » Avec ces quelques lignes, le 22 avril, soit l’avant-veille du second tour de l’élection présidentielle de 2022, le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio, appose un point final à deux semaines de propagande pour le vote Macron. La presse quotidienne et hebdomadaire (exception faite du Figaro et de Valeurs Actuelles) ainsi qu’une partie des médias audiovisuels ont, entre les deux tours de l’élection, fait campagne contre Marine Le Pen – feignant de ne découvrir qu’alors son programme et alors même qu’en parallèle, ces médias contribuent à la normalisation du RN –, contre l’abstention et le vote blanc ou nul, et donc pour le vote en faveur d’Emmanuel Macron.

Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (21 avril) assure qu’« il n’y a pas d’autre solution que Macron ». Le refrain est repris par Bernard-Henri Lévy dans le même numéro – dans un style beaucoup plus lyrique : « Il y a, en cet instant, une urgence, une seule : faire que la maison Macron, forte de nos voix, nous garde de sombrer dans l’étang noir des mauvaises passions françaises. » Pour Riss dans Charlie Hebdo (20 avril), « il faut aller voter. Pour qui ? Pour l’adversaire de Marine Le Pen. » Et d’expliquer que « c’est une conclusion logique, un phénomène mécanique, un théorème aussi implacable que celui d’Archimède. »

Par passion de lui-même, Raphaël Enthoven « plutôt-Le Pen-que-Mélenchon » déploie un éventail d’arguties auto-référencées pour dire qu’il ira « d’un cœur léger, le 24 avril 2022, à 8 h 01, déposer un bulletin Emmanuel Macron dans l’urne en [se] disant : "Plutôt un monde perfectible qu’un cauchemar de cinq ans". » (Franc-Tireur, 20 avril) Moins enthousiaste, Caroline Fourest affirme, la semaine précédente dans le même journal, que « si nous n’allons pas voter contre Marine Le Pen au second tour en raison de cette lassitude [faire barrage], c’est la corde qui nous pend au nez. » Jean-François Kahn et Jacques Julliard dans Marianne (21 avril) reprennent le slogan martelé dans l’essentiel de la presse : « L’impossible ni-ni » puisque « Le Pen ou Macron sera élu président de la République […], l’abstention et le vote blanc constituent une dérobade. » Puis ils assènent : « Ces évidences nous conduirons donc, sans faux-fuyants, à voter pour Emmanuel Macron le 24 avril. »

Et tandis que toute une partie des médias redécouvre que le RN est une formation d’extrême droite, tentant de « (re)diaboliser » celle qu’ils ont contribué à « dé-diaboliser » durant deux décennies [2], certains semblent presque se faire un jeu de donner le bâton pour se faire battre : L’Obs, par exemple, qui tweete que si Marine Le Pen est élue, celle-ci « pourrait devenir la commandante en chef de la force de frappe française, et déclencher l’équivalent de 48 000 Hiroshima. »

On l’a compris, la presse est unanime (ou presque), et appelle à voter Macron. Au-delà du léger problème de pluralisme que pose ce consensus médiatique, cette injonction à « bien voter » et à faire « bien voter » rappelle que les médias jouent – ou tentent de jouer, comme souvent, un rôle de prescripteur. S’il est peu probable que ces multiples appels aient influencé le scrutin du second tour, ils informent plus sur ceux qui les lancent que sur leur contenu (très souvent interchangeable).



Et durant cette période – c’est une vieille musique – les résistants se mobilisent et les pétitions pleuvent comme jamais. Le Monde a publié pas moins de quatre pétitions appelant à voter pour Emmanuel Macron : le 14 avril, une quinzaine d’intellectuels de gauche affirment qu’ils voteront « pour Emmanuel Macron au second tour », en l’invitant toutefois à revoir son programme ; le 15 avril, plus de 400 personnalités de la culture assurent qu’ils « voteron[t] sans aucune hésitation pour Emmanuel Macron le 24 avril. Sans illusions, sans hésitation et sans trembler » ; le 18 avril, c’est au tour de 70 universitaires et chercheurs d’appeler à voter « contre Marine Le Pen, et donc - c’est le principe d’un second tour d’élection présidentielle – pour Emmanuel Macron » ; enfin, le 20 avril, 90 élus socialistes clament qu’ils vont voter Emmanuel Macron, et que pour eux, « s’abstenir, mettre un bulletin blanc ou nul, c’est refuser de choisir la République. »

Dans Libération, la frénésie pétitionnaire est encore plus spectaculaire puisqu’au moins huit textes (et de nombreuses tribunes, du philosophe Marc Crépon au comédien Denis Podalydès) sont diffusés.

Ce n’est pas tout. Le 12 avril sur le site de France Info et dans les colonnes du Parisien, c’est une cinquantaine de sportifs qui appellent à « faire barrage à l’extrême droite » en votant pour Emmanuel Macron au deuxième tour. Du côté de L’Obs, on met en avant l’appel à voter Emmanuel Macron du « monde associatif » (en réalité 28 associations), quitte à parler pour toutes les autres, tandis que dans une autre tribune, 86 membres du Conseil économique, social et environnemental sortent de leur réserve « pour appeler à voter Macron ».

Et même des titres qui n’ont pourtant pas pour habitude de suivre le reste des médias dans leurs accès d’unanimisme participent aussi au mouvement : dans L’Humanité du 18 avril, plusieurs associations appellent à utiliser « le seul bulletin de vote à notre disposition, celui de Macron. » ; tandis que dans Politis (19 avril), un autre collectif d’intellectuels considère « que la position abstentionniste de gauche est très dangereuse et qu’il faudra impérativement voter contre Le Pen. » Arguant donc que « contre le fascisme, il faut utiliser le bulletin de vote Macron le 24 avril. »

S’il ne s’agit pas ici bien sûr de remettre en cause la légitimité de ces textes – dont les argumentaires varient, parfois très largement – force est de constater qu’ils forment un raz-de-marée écrasant les voix abstentionnistes ou partisanes du vote blanc ou nul. Un débat mis à mal, simplificateur et laissant peu de place médiatique aux argumentaires qu’ont par exemple pu développer Philippe Poutou ou Jean-Luc Mélenchon quant à leur consigne de vote – souvent décriée : « Pas une voix pour Marine Le Pen ».


Culpabilisation générale


L’abstention et le vote blanc, comme souvent, furent immédiatement frappés du sceau de l’infamie. Sur France Inter, Sophia Aram, qui n’a pas pour habitude de prendre son auditoire à contre-pied, enfonce une porte déjà bien ouverte en assimilant l’abstention à une sorte « d’expérimentation morbide » et en traitant de « crétins » ceux qui manifestent « contre le second tour au son de "Ni Le Pen, Ni Macron." » (18 avril) Pour Luc le Vaillant de Libération, « voter blanc, c’est voter brun », en affirmant « les choses sont claires : toute autre solution que le bulletin Macron mène à Le Pen » et en remettant une couche : « S’abstenir, comme déposer dans l’urne un bulletin nul ou blanc, signifie confier l’avenir du pays à la tenancière d’un parti xénophobe et autoritaire. » Mais pourquoi le vote blanc ou nul conduirait nécessairement à Le Pen ? Et pourquoi pas à Macron ? En réalité, à aucun des deux : voter blanc, c’est voter blanc.

Dans le prolongement de son éditorial déjà cité plus haut, Riss de Charlie Hebdo s’emporte contre ceux qui, à gauche, « manifestent une telle haine contre ce dernier [Macron] qu’ils finissent par ne plus en exprimer aucune contre son adversaire d’extrême droite. » « Chez eux, ajoute-t-il, Macron a pris la place de Jean-Marie Le Pen, et l’anti­macronisme a remplacé l’antilepénisme. » Chez eux ? C’est-à-dire qui ? Et que représentent-ils ? Puis il conclut : « Il n’est pas question de leur faire la morale car, lorsqu’on a en face de soi des esprits qui raisonnent ainsi, il est inutile de gaspiller son énergie à convaincre les murs de briques qu’ils ont dans la tête. » D’où, probablement, le choix de l’insulte et de la caricature…

Pour Alain Mabanckou dans L’Obs (21 avril), le vote blanc serait encore « un caprice de ceux qui ne savent plus que faire de leur pouvoir de citoyen. Un peu comme si ces électeurs étaient gavés et jouaient avec leur nourriture pendant qu’ailleurs des gens meurent de faim. » La misère a bon dos. Les Ukrainiens aussi… Dans Franc-Tireur, Raphaël Enthoven martèle que « ne pas user de son droit de vote quand tant d’autres n’y ont pas accès, et quand des Ukrainiens meurent pour sauver le leur, ce n’est pas agir en homme libre, mais en égoïste. » (6 avril)

En grande forme, les duettistes Kahn et Julliard claironnent dans Marianne : « Que penser de ces Ponce Pilate qui, confrontés à une alternative quasi existentielle, se font une vertu de s’en laver les mains… » Et dans ce texte à charge contre les abstentionnistes ou partisans du vote blanc ou nul, ils extrapolent en mettant tout le monde dans le même panier, et en prêtant aux électeurs une intention unilatérale :

Tout le monde sait que le prétendu non-choix, le ni-ni, la désertion affichée des urnes, le vote blanc – qui est, en vérité, un vote vraiment nul – dissimulent presque toujours un choix qui refuse de s’avouer. Fût-ce de se l’avouer à soi-même. Le narcissisme de la belle âme, qui sévit notamment dans certains milieux intellectuels, est, à cet égard, détestable : on ne vote pas pour sauver son âme ! […] Les objecteurs de conscience de cette espèce sont tout simplement des gens qui refusent d’éliminer Marine Le Pen.


Grand promoteur de la rhétorique et des obsessions de l’extrême droite, Franz-Olivier Giesbert, dans Le Point du 21 avril, fustige La France insoumise, qui « en refusant de choisir entre la peste et le choléra […] renvoie dos à dos Mme Le Pen avec "sa haine raciste et antimusulmane" d’un côté et, de l’autre, M. Macron, "qui a détruit notre pays depuis cinq ans". » Giesbert prétend – sur la base de sondages bancals – qu’une « partie non négligeable des électeurs de M. Mélenchon sera tentée de mettre dans l’urne un bulletin pour Marine Le Pen. » Et selon lui, les jeunes qui manifestent contre le second tour sont des « nihilistes juvéniles à front bas. » Dans le même hebdomadaire, Étienne Gernelle, qui a laissé la nuance dans le tiroir de son bureau, s’adresse à ses lecteurs dans un éditorial enflammé et titré : « Le lepéno-mélenchonisme, stade suprême du cynisme ». S’amusant à faire des parallèles entre les deux candidats arrivés deuxième et troisième lors du premier tour de l’élection présidentielle, Gernelle note que « Mélenchon et Le Pen [sont] jumeaux de la ruine sur le plan économique ». Enfin, toujours dans le même magazine, Bernard-Henri Lévy prescrit : « Sera-t-il encore temps, quand ce Bloc-notes paraîtra, de convaincre […] les Insoumis qu’il ne suffit pas de dire et répéter, comme un disque rayé, "pas une voix pour Marine Le Pen" si c’est pour, en s’abstenant, la lui donner, cette voix, en douce ? »

Et à ce sujet, « si tout le monde s’abstient, que se passe-t-il ? » s’interroge Denis Sieffert dans Politis – reprenant ainsi à son compte la petite musique entonnée en 2017 par Léa Salamé : « Si tout le monde s’abstient ou vote blanc, qui gagne ? » [3] Une question virtuose dénuée de sens politique, puisque jamais « tout le monde » ne s’abstiendra.


***


En 2017, dans un article revenant sur la période de l’entre-deux-tours, nous écrivions déjà :

Alignement éditorial général en faveur du vote Macron, culpabilisation unanime des abstentionnistes et acharnement démesuré contre Jean-Luc Mélenchon : voilà l’unique et simpliste mélodie qui fut jouée pendant deux semaines dans toutes les « grandes » rédactions de France par des éditocrates de tout poil et de tout grade. Face à la candidate du Front national, le choix de l’abstention ou du vote blanc, comme la décision de Jean-Luc Mélenchon de ne donner d’autre consigne de vote que celle de ne pas offrir une seule voix à Marine Le Pen étaient évidemment discutables. Mais de discussion il n’y eut point, les grandes consciences médiatiques préférant au débat démocratique qu’ils chérissent tant – et qu’ils piétinent si allègrement –, asséner à tour de bras des leçons de bienséance républicaine, de morale civique et de tactique électorale aux électeurs déviants. Un journalisme de prescription des choix électoraux légitimes et d’écrasement des opinions dissidentes.


Des mots qui, malheureusement, n’ont pas pris une ride.


Mathias Reymond

 
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Notes

[3France Inter, 3 mai 2017.

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