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Le Pen et les médias, de Jean-Marie en 2002 à Marine en 2017

par Mathias Reymond,

Nous publions ci-dessous un extrait du livre « Au nom de la démocratie, votez bien ! » co-édité par Agone et Acrimed et en vente sur notre boutique. L’occasion de revenir sur l’évolution du rapport aux médias des Le Pen (et réciproquement).

Ce serait prêter trop de pouvoir aux médias que d’expliquer les résultats électoraux du Front National (et désormais du Rassemblement National) par leur rôle. Professeur à l’Institut français de presse, Arnaud Mercier rappelle par exemple que, « en 1986, au moment où le Front national obtint presque 10% des voix aux législatives et fait entrer 35 députés au Parlement grâce au scrutin proportionnel, le procès en « éfénisation » des médias cibla François Henri de Virieu producteur présentateur de l’Heure de Vérité, émission politique phare de l’époque. Il avait invité trois fois en 18 mois Jean-Marie Le Pen. Donc il aurait puissamment aidé le FN à entrer à l’Assemblée nationale. Peu importe qu’il a déjà eu 11% des voix aux Européennes de 1984, que ce vote exprime une radicalisation d’une partie de l’électorat de droite traditionnel très hostile aux socialistes au pouvoir depuis 1981, que le scrutin proportionnel donne par essence un poids électoral plus fort à ce parti, la médiatisation de son leader serait le facteur clé de son succès électoral. » [1]

Autrement dit, les médias ont certes un pouvoir de résonance, mais ils ne sont pas – de cette manière du moins – les agents électoraux du FN. La montée de l’extrême droite en France et ailleurs en Europe trouve ses racines profondes dans les crises successives du capitalisme et dans les désastres sociaux qu’elles causent. Et on ne peut nier la responsabilité des partis « de gouvernement » dans cette longue et progressive ascension. Par leur surdité ou par leur ignorance, par leur éloignement du peuple ou par leur enfermement, les élites ont fait le lit du FN.

Toutefois, cette évidence n’exempte pas totalement de leurs responsabilités les médias dominants et leurs tenanciers. Dans un article consacré à la relation délicate qu’entretiennent médias et FN, Henri Maler et Julien Salingue esquissent quelques explications [2].

Tout d’abord, la dépolitisation, en privilégiant le jeu plutôt que les enjeux politiques, sert les défenseurs du « poujadisme » : « Une telle focalisation sur les questions qui préoccupent le microcosme médiatico-politique, et non sur les problèmes dont les politiques sont censés s’occuper, accréditent une version politicienne de la politique, qui en détourne de larges fractions de la population (en particulier dans les classes populaires) et contribue à légitimer le discours « anti-système » du Front national. »

Ensuite, le traitement médiatique des « affaires » tel que nous le vivons à chaque séquence électorale (dernier exemple, la saga familiale de François Fillon lors de l’élection présidentielle de 2017) n’est pas pour rien dans la publicité faite au FN. Non pas que les révélations ne soient pas souhaitables, mais l’absence de mise en perspective de ces « affaires », en dehors de tout cadre institutionnel, alimente le slogan « tous pourris ».

Enfin – et surtout – la mise en scène, parfois outrancière, souvent caricaturale, de thèmes chers au FN, faite par les médias, rend stérile toute discussion ou analyse. La promotion de sujets comme l’insécurité ou l’immigration, en délimitant le périmètre des réponses apportées, légitiment les thèses du FN. La réalité n’est qu’effleurée et les médias exercent ainsi leur vrai pouvoir : celui de circonscrire le débat et de dicter l’agenda. L’agenda politique (conjointement avec le pouvoir politique), mais aussi l’agenda médiatique (avec son lot de « faits divers » pour mieux faire diversion et ses « buzz » à répétitions).

Entre 2002 et 2017, beaucoup de choses se sont passées. Tout d’abord le FN a remporté les élections européennes de 2014, et, dès 2016, la quasi-totalité des sondages l’annoncent au deuxième tour de l’élection présidentielle. Mais surtout, Marine Le Pen n’est pas Jean-Marie Le Pen.

Si la carrière médiatique de Jean-Marie Le Pen fut marquée par plusieurs propos sulfureux dont les médias firent grand écho, le rapport aux médias du Front National a profondément changé en 15 ans. Contrairement à sa fille, Jean-Marie Le Pen fut celui dont on pouvait se moquer mais qui ne faisait pas rire. Celui que l’on invitait sur un plateau, mais que l’on évitait dans les coulisses. Et pour illustrer cette évolution, il suffit de se replonger dans une soirée de septembre 1995.

Sur TF1, l’animateur Patrick Sébastien propose une émission d’un goût douteux, « Osons », dans laquelle un sketch fait polémique : grimé en Jean-Marie Le Pen, il chante « Casser du Noir » sur l’air du succès de Patrick Bruel « Casser la voix ». Ensuite, Jean-Marie Le Pen rit au court de l’émission devant la vidéo qu’Olivier de Kersauson visionne avec lui à son domicile. Le Parisien publie une page blanche pour appeler au boycott, Libération titre « TF1 a osé la télé nausée », les associations antiracistes attaquent l’animateur, la justice le condamne… Il était interdit de rire de Le Pen avec Le Pen.

Une vingtaine d’année plus tard la fille du leader frontiste est invitée partout [3]. Elle plaisante avec les saltimbanques et les journalistes. Sur Canal Plus par exemple, elle est accueillie par Yann Barthès dans une émission où l’on plaisante avec l’invité [4]. Entre deux publicités et trois reportages divertissants, Marine Le Pen s’amuse sur le plateau. Pourtant l’animateur a prévenu : « On va décrypter votre communication, des choses marrantes, ce qui n’est pas toujours évident au Front National, et puis des choses un peu moins marrantes. » [5] Confrontée à des séquences la raillant, elle se laisse aller à quelques éclats de rire, et même à des larmes de joie. Le public applaudit pendant que Yann Barthès « se marre ».

Sur Europe 1 aussi, dans une séquence célèbre (27 mars 2017), Marine Le Pen rit aux larmes pendant plus de dix minutes, en écoutant (et regardant) Nicolas Canteloup faire une série d’imitations. Les journalistes et l’humoriste qui entourent la candidate du FN se tordent de rire à ses côtés. Cette séquence cocasse et inattendue n’aurait pu se produire avec son père. Et se serait-elle produite que la presse et les commentateurs s’en seraient indignés en accusant Canteloup de servir la cause frontiste.

Marine Le Pen a réussi là où son père a échoué (ou plutôt « voulu échouer ») : rendre le Front National fréquentable avec l’aide des médias. On le voit, à travers ses exemples, de 2002 à 2017, la dédiabolisation – lente et progressive – fut une coproduction.


Mathias Reymond

 
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Notes

[3Pour un aperçu récent des apparitions télévisuelles de Marine Le Pen, voir notre article « Les chaînes télé déroulent le tapis rouge devant Marine Le Pen ».

[4« Le Petit Journal », 9 mars 2012.

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