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Israël/Palestine : match truqué sur le ring médiatique

par Jean Stern,

Avec leur autorisation (nous les en remercions), nous reproduisons ci-dessous un article de Jean Stern publié sur le site d’Orient XXI le 18 mai. (Acrimed)

Les événements actuels le montrent une fois de plus : entre le harcèlement d’une poignée de pro-israéliens survoltés et la frilosité des rédactions, il faut une volonté d’acier pour couvrir l’actualité en Israël-Palestine. La violence subie par Charles Enderlin depuis « l’affaire » Mohamed Al-Dura est passée par là.

Depuis que les provocations de l’extrême droite israélienne à Jérusalem-Est ont relancé les affrontements entre l’armée et le Hamas, on constate une fois de plus l’importance des regards indépendants sur place, c’est-à-dire souvent de correspondants d’agence de presse et de médias de la presse écrite. Leurs dépêches et leurs papiers démontent les mensonges du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, largement relayés sans nuance — tout particulièrement en France par une partie des médias audiovisuels — par les partisans d’Israël qui forment un vaste lobby politique et médiatique que nous décrivons depuis plusieurs semaines. Le match semble inégal, tant le rouleau compresseur de la propagande est massif. Il n’est pas pour autant perdu.

Trois journalistes ayant couvert Israël-Palestine, de trois rédactions, à trois périodes différentes racontent, en demandant le strict respect de leur anonymat, les coups de fil intempestifs, les menaces à peine voilées, le double jeu de leurs rédactions en chef. Le premier, appelons-le Étienne, a été le correspondant à Jérusalem d’un quotidien national, le second, Marc, d’un média audiovisuel et le troisième, Philippe, l’envoyé spécial régulier d’un hebdomadaire.

Comme la plupart des envoyés spéciaux et correspondants en Israël, ils saluent la fluidité du travail dans ce pays : la presse y est diverse, les sources nombreuses et ouvertes, les sujets variés. Seules les informations concernant « la sécurité nationale » sont soumises à un comité de censure militaire et parfois interdites de publication, principalement pour empêcher l’identification de soldats dans les médias audiovisuels. Mais cela concerne essentiellement une presse israélienne souvent pugnace et qui le reste, malgré les grandes manœuvres de Benyamin Nétanyahou et de ses amis milliardaires des médias pour la normaliser. La manipulation de l’armée israélienne visant à laisser croire, jeudi 13 mai, à une attaque terrestre sur Gaza est de ce point de vue une première, condamnée avec force par la presse internationale.

De nombreux correspondants du Monde, de Libération, ou d’autres rédactions ont publié à leur retour d’Israël des ouvrages souvent aussi passionnants que critiques sur la société israélienne [1]. Le problème est donc moins en Israël, « on y travaille bien, les gens ont l’habitude de la presse, on peut aller partout, tout est ouvert, [2] dit par exemple René Backmann longtemps au Nouvel Observateur et aujourd’hui à Mediapart. C’est en France qu’on nous emmerde » [3]. Pour être plus précis : on y emmerde les journalistes et on ignore les intellectuels critiques de la politique israélienne.

Citons un peu longuement ces trois journalistes.

Étienne, ancien correspondant de quotidien :

Première surprise quand je m’installe à Jérusalem. Un des rédacteurs en chef du journal vient me voir et me présente à l’un des vieux « amis » du Mossad. Ce dernier me met en relation avec un agent plus jeune du contre-espionnage israélien qui se fait appeler Paul, et qui est l’un des officiers responsables de la presse étrangère. Paul me refile régulièrement des documents sous chemise plastique que je n’utilise pas, soit parce que je ne peux pas les vérifier avec une deuxième source, soit parce que les informations qu’ils contiennent sont insignifiantes. Mais à plusieurs reprises, je retrouve ces « révélations » dans le journal, sous la signature dudit rédacteur en chef, qui vient en Israël sans m’en avertir. Il va même aller interviewer le premier ministre sans m’y associer, contrairement à l’usage qui veut que le correspondant soit toujours présent pour une interview dans le pays où il est stationné. Je suis prévenu par un coup de téléphone du rédacteur en chef : « Il ne veut voir que moi » et il me passe ensuite… l’officier du Mossad préposé aux journalistes étrangers, qui me dit : « Je suis désolé, c’est vrai, etc. » Et pour cause : ses éditos reflétaient la position israélienne de l’époque.

Quelques mois plus tard, je reçois une commande, inhabituelle, du service société : un papier sur les juifs français qui émigreraient en Israël à cause de la montée de l’antisémitisme en France. Une enquête rapide me montre que les choses sont bien différentes. Le nombre d’immigrants venus de France n’augmente pas à l’époque, et tous ceux que je rencontre disent qu’ils n’ont pas fait leur alya par peur, mais par sionisme, et que d’ailleurs, « le pays où les juifs sont vraiment en danger, c’est ici ». Un contact à l’Agence juive me fournit des statistiques récentes qui montrent le profil très militant des immigrants : plus de 90 % sont passés en France par des écoles ou des organismes juifs. Une grosse majorité confirme être venue pour des raisons idéologiques. Ce qui ne plaît pas à la journaliste du service société chargée de gérer mon papier, dont je ne savais pas qu’elle était proche de la droite israélienne. Le lendemain, je trouve dans le journal mon papier caviardé, amputé des chiffres dérangeants. La même journaliste publie en outre un article complaisant sur « la communauté juive française en colère contre la presse ».

Comme j’allais régulièrement en Cisjordanie et à Gaza, que je donnais la parole aux Palestiniens, le [Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)] a protesté auprès de ma direction. Mais le seul écho que j’en ai eu c’est par le président du CRIF lui-même. À la fin d’une conférence à laquelle il participait à Jérusalem, il me prend à part : « Votre directeur vous a appelé ? » Je lui demande à quel titre les communications à l’intérieur du journal pouvaient l’intéresser, et lui répond : « Mon directeur ne m’appelle jamais, il me fait totalement confiance », avant de le planter là. J’ai eu le fin mot de l’histoire un peu plus tard, lors d’un passage par Paris. Je rencontre le directeur de la rédaction qui m’explique : « J’ai été invité à un voyage en Israël par le CRIF, j’y suis allé pour avoir la paix, mais je n’ai pas voulu t’en parler pour ne pas te gêner ni t’influencer, et bien sûr, je n’ai rien écrit ». Quand ce directeur sera remplacé à l’occasion d’un changement d’actionnaire, je suis déjà rentré à Paris. Son successeur se vantera partout d’avoir refait du quotidien « un journal pro-Israël ».


Marc, correspondant d’un média audiovisuel :

Israël cherche depuis longtemps à normaliser son image à l’international, mais enfin le problème ce n’est pas tant Nétanyahou que ses relais en France. Quand on fait un reportage en Cisjordanie, ils se déchaînent sur les réseaux et sur leurs sites, nous accusent d’antisémitisme, de fake news, ce sont des délires complets. Le problème pour nous dans l’audiovisuel, c’est que contrairement à la presse écrite qui n’a pas de surveillance externe, nous sommes suivis par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Ses membres n’y connaissent rien, ils ne savent même pas comment on travaille, mais ils considèrent qu’on doit « veiller à un traitement équilibré du conflit » et peuvent nous adresser des « mises en garde » [4]. C’est une épée de Damoclès.

Ainsi Radio-France a été épinglé en juillet 2020 par le CSA à propos d’un reportage de France Inter sur la destruction d’une clinique mobile anti-Covid par l’armée israélienne dans les territoires occupés. La Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (Coordination of Government Activities in the Territories, Cogat), la branche de l’armée chargée de l’autorité dans les territoires avait démenti l’enquête sourcée de France Inter, mais elle raconte souvent des bêtises, une armée d’occupation n’est pas là pour la transparence. Le CSA avait été saisi par Meyer Habib, qui considère que France Inter est un repaire de « bobos » islamo-gauchistes. Évidemment, cela crée un climat, qu’il ne faut pas dramatiser non plus. Mais je fais attention, je dois y réfléchir à deux fois avant de proposer un sujet, je n’ai pas envie de me faire harceler en permanence, et ma rédaction en chef n’a pas envie de se prendre des vents du CSA.

Philippe, envoyé spécial d’un magazine :

Je suis allé souvent en Israël et en Palestine, même si ce n’était pas le cœur de mon travail. J’y suis allé pour la première fois, il y a plus de vingt ans, pour un voyage de découverte organisé par l’American Jewish Committee de Paris (AJC). Dans mon journal, je n’étais pas le premier ni le dernier à faire ce type de voyage, c’était entièrement organisé, tous frais payés. L’AJC invitait d’ailleurs toutes sortes de confrères, pas seulement des reporters des services étrangers, mais aussi des éditorialistes, des rédacteurs en chef, des « rubriquards ». Dans mon groupe il y avait un journaliste spécialisé dans les transports et une consœur qui couvrait la consommation et la vie quotidienne dans une rédaction télé. C’était bien rodé, vite fait, on a fait un tour en hélicoptère dans le Néguev, rencontré quelques députés et ministres, et même à l’époque un représentant du camp de la paix. Personne n’a rien écrit dans mon souvenir, d’ailleurs on ne nous demandait rien. Mais évidemment, être invité ne donne pas nécessairement envie de cracher dans la soupe.

Je n’ai d’abord jamais eu la moindre difficulté à passer mes papiers, même si l’un des rédacteurs en chef publiait des éditoriaux de plus en plus pro-israéliens, passablement contradictoires avec ce que j’écrivais… Sur un de mes articles, j’ai eu pas mal de courriers hostiles, et je sais que la rédaction en chef aussi, et sans doute des coups de fil d’« amis » influents du journal. Alors, petit à petit, sans que personne ne me dise rien, c’était de plus en plus difficile d’y aller. « Tu es sûr ? », « Ça n’intéresse plus vraiment les lecteurs », « C’est pas un peu cher ? » Bon, ça n’était pas valable pour les éditoriaux. L’opinion pro-israélienne était devenue débridée au journal, sans être contrebalancée par du reportage plus nuancé.

Guillaume Gendron a été correspondant de Libération en Israël-Palestine entre 2017 et 2020 et a écrit de nombreux papiers ces derniers jours dans son journal, dans la lignée de ce constat de départ publié par le quotidien le 16 décembre 2020, qui décrit la montée de l’extrême droite dans la société israélienne :

Aujourd’hui, Israël et la Palestine sont plus imbriqués que jamais, des réalités non pas parallèles, mais empilées, des destins comme menottés. Alors que les colons s’enracinent, donnant à la Cisjordanie des airs de Texas casher, un Trumpland bis où des cow-boys à kippa laineuse rejouent le mythe de la frontière avec pick-up et M16 face à des Indiens d’Arabie, le maçon de Jénine fait son beurre sur les chantiers de Tel-Aviv, par-delà le mur franchi avec ou sans permis. Pendant ce temps, la jeunesse palestinienne, génération khalas (« ça suffit ») privée de perspectives, ne rêve que de la mer.

Reçu quelques semaines plus tard par Dominique Vidal à l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo) [5] pour raconter une expérience professionnelle de trois ans, Gendron déplore, comme tous les journalistes français couvrant l’actualité à Tel-Aviv, Jérusalem et Ramallah, le harcèlement de quelques zélotes dévoués à la défense d’Israël… en France. « Il y a une façon très organisée de gérer l’outrage, il y a des gens qui font cela toute la journée sur les réseaux sociaux », disséquer les reportages des correspondants pour de la soi-disant désinformation. « Au début, je contre-argumentais, poursuit Guillaume Gendron, mais face à des personnes d’une telle mauvaise foi prêtes à déformer vos propos, il y a des moments où il ne faut pas entrer dans le débat parce qu’en fait ce n’est pas un débat ».

Entre « blancs » à l’antenne et mémoires fuyantes, le traitement médiatique de la relation France-Israël a beau être un « non-sujet », comme on me l’a rabâché de diverses manières ces derniers mois, il n’empêche que quelques vigies bien installées se chargent de régler le compte des journalistes qui ne font que leur devoir, c’est-à-dire informer : le journaliste Clément Weill-Raynal et son site InfoEquitable, l’avocat Gilles William Goldnagel qui écume les nombreux plateaux de la droite audiovisuelle, et l’inévitable député Meyer Habib, très souvent à la manœuvre pour harceler les journalistes, et qui est lui un habitué de I24News. Ils sont presque systématiquement relayés par le CRIF et différentes personnalités comme Alain Finkielkraut, Jacques Tarnero, Shmuel Trigano, et de nombreux internautes et sites franco-israéliens à l’audience confidentielle, comme JJS News, ainsi bien sûr que sur les réseaux sociaux.

Pour eux, contre toute raison et simple sens de l’observation, la diabolisation d’Israël est terrifiante dans la presse française. Ils réclament une information « équilibrée », comme si ce terme avait en sens. « Ils ont une idée fausse de l’information "équilibrée" qui pour eux doit être systématiquement favorable à Israël », explique un confrère en poste à Jérusalem. Plusieurs journalistes rappellent la célèbre formule attribuée à Jean-Luc Godard définissant l’objectivité à la télévision : « Cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour Hitler ». L’un d’eux m’assure que Meyer Habib l’a lourdement transformée, pour critiquer sa couverture de la Palestine, en « Cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour Israël ». Pourtant, ceux que Piotr Smolar, ancien correspondant du Monde à Jérusalem, qualifie de « fourmis haineuses » « finissent par provoquer l’omerta. Je l’ai entendu maintes fois de copains, ils ont de plus en plus de mal à bosser, on leur dit : “Tu crois que cela vaut la peine, la Palestine ? C’est fini, c’est foutu” », commente René Backmann.

« L’affaire » Mohamed Al-Dura est passée par là. Après son reportage sur la mort de cet enfant palestinien de 12 ans tué par des snipers israéliens à Gaza en 2000, Charles Enderlin, correspondant de France 2, a subi une longue guérilla publique et judiciaire. Le journaliste raconte en détail les accusations de mensonges dans Un enfant est mort (Don Quichotte, 2010) et dans ses récentes mémoires professionnelles, De notre correspondant à Jérusalem (Seuil, 2021). Il a fallu treize ans de procédures avant qu’Enderlin ne soit totalement blanchi par la justice française et son accusateur principal, Philippe Karsenty, débouté et condamné aux dépens.

Mais la blessure fut profonde et la rumeur persistante. Se faire traiter de manipulateur, de menteur, entendre « À mort Enderlin » lors de rencontres publiques fut terrible pour ce journaliste. Et si son employeur l’a soutenu tout au long de la procédure, ainsi que sa rédaction qui a presque unanimement signé une pétition initiée par le SNJ, « Charles a cependant rapidement été mis à l’écart et n’a pas eu la vie facile », raconte Dominique Pradalié, secrétaire générale du SNJ et l’une de ses ex-consœurs à France 2. « On ne lui prenait plus de reportages et Pujadas, alors présentateur du 20 heures, l’avait blacklisté », ajoute-t-elle.

Une autre pétition pour soutenir Enderlin, lancée par René Backmann, avait recueilli des centaines de signatures, dont de nombreuses plumes du Canard enchainé, du Nouvel Observateur, de l’AFP et des médias audiovisuels. Mais aucun patron de presse, à l’exception de Didier Pillet de La Provence et de Claude Perdriel (et son bras droit d’alors à L’Observateur Denis Olivennes) n’avait signé ce texte. « Les chefferies » des journaux, pour reprendre le mot de Dominique Pradalié, n’ont pas manifesté la moindre solidarité à l’égard de Charles Enderlin. Alors que le devoir d’informer était alors en jeu, sur la Palestine, mais pas seulement. Au contraire, Denis Jeambar, directeur de L’Express, fut l’un de ses principaux accusateurs, et des journaux comme Le Figaro ont repris à différentes reprises les arguments de Karsenty et de ses compères, comme Élisabeth Lévy de Causeur ou Luc Rosenzweig, décédé depuis. Sans parler de sites plus confidentiels, dont la masse de désinformation est presque impossible à tracer et qui persistent à dénoncer Enderlin. Signe des temps ? France 2 a mis plus de quinze jours en mai 2021 à y dépêcher un envoyé spécial...

De plus, d’autres procès enclenchés par les pro-Israéliens, notamment contre Edgar Morin, Danielle Sallenave et Samïr Naïr (acquittés par la Cour de cassation au nom de la liberté d’expression pour une tribune dans Le Monde en 2002) ou Daniel Mermet alors sur France Inter (lui aussi acquitté) ont certes fait chou blanc, mais ont fini par convaincre les rédactions en chef qu’il fallait mieux se tenir à l’écart. Tout le monde gagnait en justice contre les pro-israéliens, et pourtant, ironie amère, ils sortaient vainqueurs des polémiques pourries qu’ils initiaient. Ce n’était hélas pas beaucoup de bruit de rien.

Désormais donc, silence dans les rangs. On l’a déjà écrit ici, l’omerta s’est imposée, beaucoup d’informations ne passent tout simplement plus. Par exemple, où a-t-on lu en France, fin avril 2021, que des officines de « sécurité » israéliennes avaient abusé de l’identité de journalistes pour monter des opérations secrètes au profit de « clients » d’Abou Dhabi ? L’info du site américain The Daily Beast a largement été reprise aux États-Unis, au Royaume-Uni… et en Israël. Pas en France, où les médias audiovisuels semblent encore plus timorés sur Israël que la presse écrite, parce que leurs chefs sont plus frileux, ou davantage pro-israéliens. De fait, la plupart des voix critiques sont rarement présentes sur les plateaux. Rony Brauman, franco-israélien comme Charles Enderlin, témoigne comme bien d’autres qu’on ne « l’invite plus dans les médias, je suis persona non grata à part sur France 24. Une fois on m’a invité après un dossier de « Complément d’enquête » sur les juifs et Israël. J’ai été décommandé la veille, et remplacé par Bernard Henri Lévy. Il paraît que la boîte de production avait trouvé que j’étais un "mec à polémiques " »…

« Il est permis de critiquer Israël en France, on ne va pas en prison pour cela. Mais si on critique Israël on va avoir les amis d’Israël sur le dos, et ils sont nombreux, les soutiens d’Israël, explique un ambassadeur de France en retraite. Je ne dramatise pas, chacun est libre de penser ce qu’il veut, mais il y a dans notre pays des protections légales contre l’antisémitisme, donc on pourrait penser que le débat puisse être ouvert, ce qui n’est plus vraiment le cas ». « L’offensive politique pour faire passer l’antisionisme comme un nouvel antisémitisme a permis de marquer des points dans l’opinion, précise l’universitaire elle aussi franco-israélienne Frédérique Schillo. C’est un peu biaisé, mais le coup est réussi et c’est un double bénéfice pour Israël : pouvoir dire qu’aujourd’hui que l’antisémitisme se déguise de diverses façons et rabaisser le niveau de l’interdit sur la critique politique ».

La crainte d’être accusé d’antisémitisme paralyse de nombreux confrères, et l’adoption par différentes collectivités – depuis début 2021 les villes de Paris, Mulhouse, le conseil général des Alpes maritimes – de la définition de l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) assimilant la critique d’Israël à de l’antisémitisme ne facilite pas les choses, y compris dans les rédactions. Le spectre politique rallié à la défense béate d’Israël, de Manuel Valls à Gérard Darmanin, d’Anne Hidalgo à Emmanuel Macron, n’est pas sans influence dans la sphère des médias.

Quant à la défense de la Palestine et du droit des Palestiniens, « ce n’est pas un sujet très populaire, ajoute Bruno Joncour, député du Mouvement démocrate (Modem) de Saint-Brieuc. Donc, beaucoup ne veulent pas trop se mouiller, ce n’est ni très courageux ni très glorieux ». « Il y a encore en France un attachement profond à la cause palestinienne, il y a un mouvement de solidarité poussé par les associations, mais il n’y a aucune couverture médiatique, personne n’en dit un mot. Le couvercle est lourd. Une vraie chape de plomb », constate Jacques Fath, ancien responsable international du Parti communiste français (PCF). Les ravages du terrorisme islamiste ont joué un rôle majeur dans ce silence. Soutenir les Palestiniens revient désormais, martèlent les pro-israéliens, à soutenir le Hamas et donc le terrorisme. Fallacieux, l’argument a porté, et porte encore.

Les médias ne s’engagent plus. Depuis l’échec du processus d’Oslo, le sujet est devenu secondaire, et les menaces de harcèlement par les plus acharnés des pro-israéliens relayés par le CRIF conduisent les rédacteurs en chef à faire profil bas, et à l’imposer à leur rédaction. Autocensure ? Lâcheté ? Paresse ? Approbation ? « Un peu de tout cela », soupire Alain Gresh, directeur d’Orient XXI, qui suit la région depuis des décennies et qui, comme Brauman, a parfois été « désinvité » par des médias audiovisuels, avant de ne plus être convié du tout.

On pourrait, pour poursuivre la métaphore animalière des « fourmis haineuses », parler de leurs compères : les lézards paresseux et les taupes myopes. Ce sont surtout les nombreux chefs et sous-chefs que compte une profession assez hiérarchisée qui font savoir que l’opinion ne s’intéresse plus au sujet, ce qui est une manière d’éviter de l’aborder. Tout en ouvrant leurs colonnes et leurs antennes aux nombreux pro-israéliens. On peut donner raison à Frédéric Encel, notoire pro-israélien. Dans une conférence donnée à Strasbourg en 2013 et rendue publique par Pascal Boniface [6], il se fait plutôt coq triomphant quand il parle des médias et d’Israël : « Globalement la situation est… (j’allais dire sous contrôle) plutôt favorable. On retrouve vraiment des médias favorables à Israël, équilibrés, honnêtes, partout, absolument partout : c’est vrai sur le papier, c’est vrai à la radio, c’est vrai à la télévision ». Pour Rony Brauman, « Encel parlait objectivement d’un lobby existant objectivement. C’est assumé, revendiqué ». Frédéric Encel est d’ailleurs à l’époque au fait de sa gloire médiatique grâce à l’intérim de la chronique géopolitique l’été sur France Inter, qu’il doit à Philippe Val, un autre pro-israélien alors patron de la station.

« Les mêmes qui réclament aux journalistes une impossible "objectivité" sur Israël sont généralement les plus intolérants », a écrit Piotr Smolar, l’ancien correspondant du Monde, qui ne comptait plus les injures et la diffamation après certains de ses articles. C’est une situation très française, car les médias israéliens comme américains et britanniques sont beaucoup plus libres sur le ton comme sur le choix des sujets [7].

Même s’ils sont moins nombreux — TF1 a fermé son bureau à Jérusalem, le correspondant permanent de Libération a pour le moment été remplacé par des pigistes de qualité —, de nombreux confrères notamment pigistes sont présents à Tel-Aviv, Jérusalem et Ramallah et proposent une couverture exhaustive et variée de la situation sur place. Ils doivent jongler entre les lâchetés des chefs parisiens et les injectives numériques des lobbyistes alignés sur la droite israélienne, sans même parler de leur précarité économique. Leurs regards n’en sont que plus précieux, même si les supports qui leur font une place se font plus rares. Leur silence serait la plus amère des défaites. Ce n’est pas encore le cas.


Jean Stern


NB : Cet article est tiré de l’enquête de Jean Stern « France-Israël : Lobby or not Lobby ? » Une série en dix épisodes portant sur « les nombreux cercles d’influence favorables à Israël. Comment raconter les succès, les contrariétés et les déconvenues d’un discret lobby aux acteurs divers, qui en interrogent beaucoup sur sa forme et sa réalité même ? » À retrouver sur le site d’Orient XXI.

 
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Notes

[1Parmi les ouvrages d’anciens correspondants du Monde, Michel Bole Richard, Israël, le nouvel apartheid (Les liens qui libèrent, 2013), Piotr Smolar, Mauvais Juif (éditions de l’équateur, 2019) ou de Libération, Alexandra Schwartzbrod, Jérusalem (Tertium, 2008) Jean-Luc Allouche, Les jours redoutables. Israël-Palestine, la paix dans mille ans (Denoël, 2010). Sans oublier le grand récit de Charles Enderlin, De notre correspondant à Jérusalem, le journalisme comme identité (Le Seuil, 2021).

[2Sauf à Gaza, l’accès au territoire étant soumis à autorisation israélienne, qui est actuellement refusée aux journalistes. La destruction de l’immeuble abritant l’agence américaine AP et le réseau audiovisuel qatari Al Jazeera offre une preuve supplémentaire de la volonté israélienne de contrôler l’information sur le territoire.

[3Backmann a consacré un livre au mur de séparation (Un mur en Palestine, 2006, Fayard) et confirme avoir eu à cette occasion de nombreux échanges avec des sources militaires. Quand moi-même j’ai écrit Mirage gay à Tel-Aviv (Libertalia, 2017), j’ai eu des entretiens avec des responsables du ministère du tourisme, des élus de la mairie de Tel-Aviv, etc.

[4Le CSA est chargé de veiller à la « déontologie de l’information et des programmes » de l’audiovisuel selon l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) s’est toujours opposé à ce texte, car le CSA est une institution politique, dont les dirigeants sont nommés par les présidents de la République, du Sénat et de l’Assemblée nationale.

[6Les Intellectuels faussaires. Le triomphe médiatique des experts en mensonge, Gawsewitch,Paris, 2011.

[7Il ne s’agit pas non plus d’idéaliser la presse américaine. Certains titres, comme l’a montré le documentaire sur le lobby pro-israélien aux États-Unis, n’hésitent pas à publier des « reportages » clé en main gracieusement fournis et évidemment favorables à Israël.

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