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Hanouna, « TPMP » et les médias

par Maxime Friot, Pauline Perrenot,

Le 1er février, Cyril Hanouna et ses acolytes ont passé vingt minutes à démolir la chercheuse du CNRS Claire Sécail, autrice d’une étude sur le traitement de la campagne présidentielle dans l’émission « Touche pas à mon poste » sur C8. [1]

En octobre 2021, Claire Sécail démontrait que « TPMP » faisait le jeu d’Éric Zemmour. Le 26 janvier, ses résultats intermédiaires allaient dans le même sens : « L’émission a très largement favorisé les candidats d’extrême droite et en particulier Éric Zemmour ». Ainsi, 53% du temps d’antenne consacré aux contenus politiques (qui représentent quant à eux 17% du temps d’antenne total de l’émission) a été occupé, entre septembre et décembre, par l’extrême droite ; 45% pour le seul Zemmour. « Le traitement du cas Zemmour est aussi spectaculaire sur le plan qualitatif ». C’est que l’effet cadrage joue à plein : tantôt victime (« Éric Zemmour est celui que l’on censure, que l’on cherche à blesser, à faire taire, etc. »), tantôt conquérant (sondages favorables), Zemmour occupe une place centrale… Et ce d’autant que le dispositif dépolitise à souhait : 1/ Cyril Hanouna ne dit pas de ses invités qu’ils sont d’extrême droite ; 2/ « L’enjeu du débat [est ramené] non pas aux idées politiques mais aux qualités relationnelles des personnes » ; 3/ Les antagonismes sont traités sur un registre émotionnel plutôt que par des « arguments de fond du contradictoire ». En outre, il ressort de l’étude que l’émission a « installé une vision bipolarisée de la compétition électorale entre Éric Zemmour et Emmanuel Macron. Les autres candidats issus des formations partisanes de droite (LR), de gauche (PS, PCF…) et écologistes ont été invisibilisés quantitativement et parfois disqualifiées qualitativement ».

La surmédiatisation d’Éric Zemmour reste toutefois le point qui a cristallisé l’attention médiatique. Le 1er février, Claire Sécail est l’invitée de « L’Instant M » sur France Inter et L’Humanité lui ouvre ses colonnes dans une interview annoncée dès la Une, Cyril Hanouna en gros plan : « Le bouffon au service de l’extrême droite ». Le « bouffon » en question en a eu vent… Le soir même, sur C8 :

Cyril Hanouna : Les chéris, on va tout de suite passer au doss’ du jour. On va parler de cette étude réalisée par Claire Sécail. Claire Sécail, c’est une chercheuse au CNRS qui fait beaucoup parler. Alors moi, je savais pas du tout que les chercheurs au CNRS, ils pouvaient faire des recherches sur la télévision. En fait, je croyais qu’ils cherchaient des vaccins des trucs comme ça, mais non, il y en a qui cherchent pour la télévision. C’est-à-dire je rappelle que le CNRS, c’est nous qui le payons, c’est un truc de l’État, donc il faut dire que j’ai beaucoup payé le CNRS pour qu’ils fassent une étude, voilà… [Rires].


La traditionnelle machine à réhabiliter l’image de marque Hanouna est lancée, et avec elle, le ton de l’émission. Dans le rôle du faux naïf acclamé par sa cour, l’animateur (millionnaire) active d’emblée le clivage du « eux » contre « nous » avec, dans sa besace, l’usage réactionnaire de l’outil « impôt », mobilisé ici comme un prélèvement extorqué au « peuple » dans le but d’entretenir une « élite » intellectuelle méprisante, déconnectée et inutile. En quelques mots, avec l’air de ne pas y toucher, le décor est planté et les affects, excités. Cyril Hanouna a bien essayé de contester les comptages de Claire Sécail – « ses chiffres ils sont pas bons » ; « des chiffres qui sont un peu faux, un peu biaisés », « des chiffres qui sont n’importe quoi ». En réalité, un fact-checking sans queue ni tête, qui n’a pour but que de proposer un discours alternatif… et surtout performatif. Lorsque Claire Sécail compte les temps d’antenne politique consacrés à chaque courant dans l’émission « TPMP », de septembre à décembre, Hanouna lui répond en donnant les temps de parole des candidats et de leurs soutiens, sur la chaîne entière, et pour janvier uniquement [2].

À défaut de pouvoir rivaliser sur le fond, l’animateur et les chroniqueurs vont tenter de décrédibiliser la chercheuse. Une disqualification de sa personne, de son travail et par capillarité, de l’institution à laquelle elle est rattachée (le CNRS), à laquelle vont se livrer chroniqueurs et invités en instruisant un triple procès : un premier en « lâcheté », un deuxième en « militantisme », et un dernier en « déconnexion », mention « complotisme » (voir l’annexe pour les détails).

Les conclusions des travaux de Claire Sécail n’ont été sérieusement exposées nulle part dans l’émission. En ouverture, Hanouna faisait seulement son cirque : « Il y a deux choses qui ressortent de l’enquête. Alors d’abord, elle dit qu’on est pro Zemmour. Après elle dit “non”, on est pro Macron. Et après, on est pro rien. On est pro teubés. » Tellement pratique de taxer de mépris une étude qui en est pourtant dépourvue…

Reste que l’incompréhension, qu’elle soit feinte ou réelle, repose sur la nature du travail de Claire Sécail. Car ce sont bien les commentateurs qui, en dernière instance, en « idéologisent » les résultats comme la démarche. Dire qu’Hanouna et ses émissions sont des « marchepieds » pour l’extrême droite ne revient pas à dire « Hanouna et tous ses chroniqueurs votent Zemmour ». Mais bien à montrer comment le dispositif de l’émission et l’économie générale de la chaîne, servent structurellement sa communication, ses thèmes de prédilection, et ceux de l’extrême droite en général. Et en conséquence, comment ces mêmes dispositifs affaiblissent la gauche – dont l’agenda est quasi systématiquement hors champ – comme ses représentants, invités la plupart du temps en guise de cautions pour répondre à d’autres programmes et actualités que les leurs [3]. Et évidemment, ça change tout…

On ne s’étonnera pas, toutefois, que ce triple procès soit en tous points semblable à celui qu’instruisent les journalistes et médias dits « légitimes » en d’autres circonstances, et vis-à-vis d’autres chercheurs ou journalistes « intrus ». Et pour cause, tant la « télé Hanouna », aussi spécifique soit-elle par certains aspects, reste le pur produit des dominants, très fortement ancrée dans le petit monde… des médias dominants.


À la recherche de la légitimité journalistique


Aussi conspuée fut-elle, l’étude de la chercheuse n’en fut pas moins « distinguée » dans « TPMP ». Au-delà du dézingage grossier d’un travail de recherche, Hanouna et sa bande en viennent ainsi à discuter d’eux-mêmes, de leurs pratiques et in fine, de leur place dans le champ journalistique. Un matériau qui pose une question supplémentaire : de quoi « TPMP » est-il le nom ?

Soufflant le chaud et le froid, les chroniqueurs cherchent dès le début à légitimer l’émission. « Qu’on fasse une étude comme ça, pour moi, c’est assez flatteur, je voulais le dire à Claire Sécail, donc merci à elle de nous regarder pendant 200 heures » lance Hanouna, torse bombé : « Pour moi c’est le graal hein, c’est génial ! » Et Géraldine Maillet d’insister :

Géraldine Maillet : D’abord, je trouve que c’est gratifiant et valorisant qu’il y ait une chercheuse du CNRS qui vous regarde comme objet télévisuel, comme phénomène de société.

Cyril Hanouna : Ouais. C’est incroyable. Je suis comme un fou, je suis comme un fou !


L’enjeu se concentre ensuite plus spécifiquement sur l’émission « Face à Baba », au cours de laquelle Cyril Hanouna reçoit des candidats à la présidentielle de 2022. Levier économique (via les audiences et les recettes publicitaires) autant que d’influence politique, cette émission inédite (qui n’existait pas en 2017) aborde un sujet « noble » – la politique, et le suffrage démocratique le plus important symboliquement – sur une chaîne « profane », comme l’est son présentateur. Des critères de distinction du champ journalistique que les professionnels forgent par et sur eux-mêmes. En défendant mordicus l’émission, les chroniqueurs de « TPMP » ne font donc rien d’autre que prendre part à cette bataille (perpétuelle) de légitimité vis-à-vis de leurs concurrents, tout en prétendant rebattre les cartes dans le champ journalistique : tant du point de vue de la définition des émissions « légitimes/illégitimes » que du point de vue du pluralisme dans les médias, ou encore de celui des pratiques journalistiques : les manières de « faire le journalisme politique » et les manières de « faire l’agenda ».

Écoutons par exemple Benjamin Castaldi parler de l’étude, mais surtout des médias (comme France Inter) qui la relaient : « La vérité en fait, c’est quoi ? C’est que vous mangez dans leur gamelle, ils supportent pas ça, c’est tout. La vérité, c’est que c’était une chasse gardée : la politique, c’est quelque chose de sérieux, c’est entre des gens qui sont soi-disant cultivés, qui ont les moyens. » Tout n’est pas faux… mais le bât blesse quand les chroniqueurs se montrent aussi aveugles que les médias qu’ils dénoncent, en affirmant par exemple, à l’instar de Gilles Verdez, que « TPMP » « dérange » du fait d’avoir « réussi à rénover les émissions politiques poussiéreuses ». Mais justement… en quoi ?

Exemple avec l’un des arguments que la galaxie Hanouna mobilise traditionnellement pour se distinguer du reste du paysage médiatique, en particulier de son agenda et du spectre des invités à l’antenne : « nous », à l’inverse d’« eux », on invite tout le monde ; chez « nous », à l’inverse de chez « eux », on peut tout entendre. Vraiment ? C’est à cet endroit précis que le (bon) cas des Gilets jaunes revient sur la scène :

Philippe Moreau-Chevrolet : Vous êtes le seul à avoir invité les Gilets jaunes en plateau en télé au début, parce que vous essayez de voir ce qui se passe en fait dans les tendances de la société.

Et c’est en partie vrai. Mais notre conclusion est différente… et la différence est de taille ! Si plus rapidement qu’ailleurs, les émissions d’Hanouna ont en effet fait une place à des Gilets jaunes, elles ont tout aussi rapidement, et comme ailleurs cette fois-ci, « tempéré [leurs] revendications et [leurs] actions ». C’est-à-dire imposé le périmètre « acceptable » de ce qu’ils réclamaient selon les arbitrages journalistiques classiques : « réaliste/pas réaliste », « faisable/pas faisable », « bien/pas bien ». Elles ont, en d’autres termes, joué leur rôle de maintien de l’ordre. Exactement… comme ailleurs.

Ainsi le clivage « eux »/« nous » sert-il moins à faire valoir une différence de traitement médiatique de la politique qu’à renforcer la « communauté Hanouna » : « On veut nous atteindre » (Gilles Verdez). Et parce qu’il n’est que ça, le clivage opère une dépolitisation très politique : au bout du compte, Gilles Verdez reproduit des mythologies journalistiques (qui ne valent pas plus chez lui qu’ailleurs sur le PAF) et surtout, masque le fait que « TPMP » ne dérange en rien l’ordre social. Bien au contraire.


« TPMP » et les « préoccupations des Français »


Et pour cause. La distinction « eux »/« nous » – d’autant plus floue qu’elle reste souvent indéfinie – sur laquelle s’appuient les chroniqueurs, réactive en permanence des clivages préexistants, souvent réactionnaires, toujours venus des dominants. À de nombreuses reprises au cours de l’émission, il est par exemple question des médias de la « bien-pensance » contre la « télé Hanouna », qui incarnerait le « réel » et refléterait les « vraies préoccupations des Français ». Exemple avec Géraldine Maillet :

Géraldine Maillet : Là où je trouve qu’y a un vrai problème, c’est que [Claire Sécail] aille effectivement du côté de la bien-pensance tout de suite. France Inter, là où ça parle toujours que dans un sens. Elle devrait venir, elle devrait se confronter au réel. Elle devrait venir ici nous expliquer pourquoi son étude conclut ça, parce que ça serait vraiment intéressant, il y aurait un vrai débat d’idées. Et moi là où je pense qu’elle a tort aussi, c’est que quand on voit les préoccupations des Français aujourd’hui, en 1, il y a le pouvoir d’achat, c’est 40% […]. En 2, c’est l’immigration, et en 3, c’est la sécurité. Et si on cumule la sécurité et l’immigration, on peut le déplorer, on peut trouver que c’est catastrophique, mais il se trouve que c’est en 1 en fait : ça fait 45%. C’est la préoccupation des Français. Et peut-être que les Français, ça lui plaît pas, mais c’est la préoccupation des Français.

Cyril Hanouna : C’est ça.

Géraldine Maillet : Donc en fait il y a un vrai problème. [Nous], on parle des préoccupations des Français.


Prenons juste un instant pour souligner l’inanité (et les lourds sous-entendus) de l’addition opérée par la chroniqueuse. D’abord, parce que selon les études – et outre leurs biais habituels ! –, les résultats peuvent varier : le sondage Ipsos Sopra-Steria de janvier 2022 conclut par exemple que la crise sociale, soit « la stagnation du pouvoir d’achat, la hausse des inégalités, le manque de mobilité sociale », arrive en tête des préoccupations de la population à 42%, devant la crise environnementale (33%) et plus loin encore devant la « crise identitaire » (25%), « qui englobe plusieurs sujets comme les difficultés liées à l’intégration des personnes étrangères, la hausse de l’immigration ou bien la perte des valeurs traditionnelles. » Ensuite, parce qu’assembler « immigration » et « sécurité » présuppose un alliage des deux phénomènes qui, pour aussi courant qu’il soit dans le sens commun journalistique, reste tout à fait problématique. Enfin, même si elle ne mentionne pas la provenance de ses chiffres, on comprend que la chroniqueuse additionne des pourcentages… non cumulables. Par exemple si l’on prend le sondage mentionné plus haut, les sondés devaient choisir 3 « enjeux » : cela n’a donc aucun sens de les ajouter les uns aux autres.

Bref, on le voit : la « télé Hanouna » n’est ni plus ni moins qu’ailleurs le reflet « du réel » ou « des préoccupations des Français »… que les constructions qu’elle en opère. Et force est de constater qu’en la matière (polariser un agenda autour de l’immigration ou des questions dites « sécuritaires »), elle ne se distingue pas vraiment des galaxies médiatiques voisines… Ce qui n’empêche pas au mot d’ordre d’être brandi jusqu’à plus soif dans la suite de l’émission, dont l’un des enjeux – en plus de « se légitimer » dans le champ journalistique – reste de justifier les raisons pour lesquelles Zemmour a été surmédiatisé. Et le glissement progressif de l’argumentation est éloquent.

Rien de plus naturel, nous dit-on d’abord : l’objet de « TPMP » est de parler des médias. Le fait que Zemmour y ait été omniprésent (en sa présence ou en son absence) justifie par conséquent son omniprésence dans « TPMP ».

Guillaume Genton : La plupart du temps, quand on parle d’Éric Zemmour, c’est à travers un prisme médiatique et pas politique : on parle de lui parce qu’il occupe l’espace médiatique, on parle de lui parce qu’on débriefe les émissions dans lesquelles il était. À un moment il était interdit d’être chroniqueur dans les médias, donc on en débriefe aussi en tant qu’émission média.

Sauf que, sauf erreur de notre part, « TPMP » n’est pas encore Acrimed ! C’est-à-dire que les séquences consacrées à Zemmour en viennent toujours à discuter de ce que dit, ce que fait, ou ce que d’autres disent de Zemmour : l’émission ne critique pas le fonctionnement du système médiatique dans le but d’expliquer la surexposition de Zemmour, elle en reproduit un à un les ressorts avec la même recette, pour la même soupe à l’arrivée. Ou dit autrement :

Matthieu Delormeau : Nous, on traite l’événement à chaque fois. Il se trouve que l’événement, c’est Zemmour, on fait Zemmour. Si demain Jadot crée un buzz ou qu’il y a un événement ou qu’il y a quelque chose, on invitera Jadot ! […] Nous on est là pour ceux qui veulent hein !

« L’événement »… Mais construit et décrété par qui ? Alors que le huis-clos se resserre, on entrevoit davantage de sincérité en écoutant Hanouna revendiquer un argument plus sonnant et trébuchant : « Éric Zemmour, on va pas se mentir, c’est toujours un carton d’audience […]. Nous, forcément, on parle d’Éric Zemmour, pourquoi ? Parce qu’Éric Zemmour, on va pas se mentir, c’est lui qui aujourd’hui fait le plus parler de lui. » Comme partout ailleurs là encore, le serpent se mord la queue.

Mais le stade ultime est atteint lorsqu’il n’est plus question des médias mais « du réel », comme si le second était soluble dans les premiers :

Philippe Moreau-Chevrolet : Moi je suis sur les plateaux en permanence pour parler politique et je suis de plus en plus entouré de gens qui sont des partisans d’Éric Zemmour. Donc il se passe un truc, il y a une dynamique électorale, une dynamique politique, et ce n’est pas vous qui l’avez créée cette dynamique. Par contre, vous avez été branchés dessus avant les autres parce que vous allez chercher sur les réseaux ce que les autres ne trouvent pas.

Et l’expert Florian Silnicki de confondre à son tour « les préoccupations de la population » avec l’agenda des médias dominants ou « des » réseaux sociaux :

La plus grande incompréhension, c’est au fond que vous êtes le reflet des tendances de la société française et que lorsqu’on est le reflet des inquiétudes et des préoccupations des Français, ou des réseaux sociaux, il y a une surreprésentation des deux grands partis que sont La France insoumise et l’extrême droite de manière générale.

Et la boucle est bouclée : à l’instar de la plupart des chefferies médiatiques, la communauté Hanouna n’opère pas le début du commencement d’une réflexion autour de la médiatisation de Zemmour. Comme partout ailleurs, les choix éditoriaux sont naturalisés. En ce sens, la conclusion d’Hanouna aurait pu servir d’introduction : « Je vais vous dire, on continuera à faire la même émission hein, bien entendu. On va pas se laisser emmerder par des études et des trucs comme ça. » On n’en attendait pas moins…


Une télé « populaire » ?


La « télé Hanouna » – comme la communauté de chroniqueurs dont il s’entoure – ont historiquement construit et entretenu l’image d’une programmation « populaire », en opposition aux têtes d’affiches et programmations d’autres chaînes, taxées au choix d’être « élitistes » ou « bien-pensantes ». Vieille lune de la galaxie réactionnaire dans la droite lignée d’Ardisson, encore largement cautionnée ou adoptée par la gauche, ce type de clivage est toujours dégainé par des personnalités occupant des positions privilégiées et de pouvoir dans le champ journalistique. Si absolument tout, dans leur quotidien, les éloigne symboliquement et matériellement des classes populaires – en dehors du fait de passer sa vie sur un plateau de télé, il n’est pas inutile pour s’en convaincre d’aller faire un tour du côté des salaires des chroniqueurs d’Hanouna… [4] – ils passent le plus clair de leur temps à s’en revendiquer ; à les essentialiser et à faire comme si « leurs mondes » se confondaient.

Éternels faire-valoir, les classes populaires ont (toujours) bon dos : hier comme aujourd’hui, des médias par et pour elles – s’appuyant sur ceux qui existent déjà et en dehors des businessmen qui s’en revendiquent dans les canaux dominants – restent à construire. Car avaliser le clivage « Hanouna » versus « autres médias dominants », c’est en définitive assister au spectacle d’une lutte entre des bourgeois… et d’autres bourgeois brandissant « le peuple » en étendard, et en bouclier.

Hanouna a beau être symboliquement « dominé » dans le champ journalistique – quoique de moins en moins… – il n’en reste pas moins quelqu’un qui s’adresse aussi aux confrères qui occupent des positions similaires à la sienne, et dont il revendique, au bout du compte, la reconnaissance symbolique : lui aussi est un journaliste qui invite des candidats, lui aussi connaît des élus, lui aussi fait venir des membres du gouvernement sur son plateau, allant jusqu’à animer des émissions avec eux [5], lui aussi pèse sur le champ politique, lui aussi peut écrire un livre avec Christophe Barbier ou passer sur France 2, lui aussi peut échanger avec Léa Salamé et Laurent Guimier au téléphone, et même être félicité par la première [6] ! Et en ce sens, lui aussi perpétue le huis-clos médiatique… et sa domination symbolique. Car en dernière instance, Hanouna traite des sujets dont les autres parlent, définit les frontières de « l’acceptable » et les limites de ce dont on peut parler, répartit la parole peut-être plus qu’ailleurs, mais toujours de manière déséquilibrée et en offrant surtout un mégaphone à l’extrême droite et à des groupuscules néonazis.

Ainsi, si des différences tout à fait notables persistent entre la « télé Hanouna » et le reste de l’audiovisuel – la première portant les travers du second à leur paroxysme –, l’agenda converge avec celui des autres médias, et les pratiques se rejoignent. Chez Hanouna, on blablate… comme sur les chaînes d’info ou sur le plateau de « C dans l’air ». Chez Hanouna, on « décrypte la communication politique »… comme une partie des émissions politiques de France Inter ou dans « Quotidien » sur TMC. Chez Hanouna, on fabrique et on commente des sondages jour après jour au pied levé… comme dans la quasi-totalité des journaux d’information. Chez Hanouna… comme à France Bleu (et ailleurs), les petites mains témoignent d’humiliations, de pressions et de conditions de travail exécrables. Bref, chez Hanouna – comme (mais plus qu’) ailleurs –, les médias dominants restent au service des dominants, l’information est une marchandise, et les soutiers trinquent à mesure que s’embourgeoisent les hauts-gradés. C’est précisément « ça » qu’il est temps de mettre à terre.


***


Il aurait été intéressant d’étudier la réception de l’étude de Claire Sécail dans le reste des médias dominants. Sur ce point, nous n’aurions pas versé dans l’arrogant « complot » qu’avait prédit Hanouna : « Je l’avais dit aux chroniqueurs : “Vous savez quoi ? Ça marche trop bien, on est montés trop haut et forcément, vous allez voir, on va essayer de nous trouver un truc.” Alors ils ont pas su quoi trouver, parce qu’y a pas grand-chose à trouver, mais ils ont eu un os à ronger, donc là, ils vont le ronger pendant 15 jours, je sais qu’il y a même un truc ce soir encore sur France 5 ! Ils le font tous là, ça y est. » Mais nous aurions sûrement souligné notre surprise à voir des études de critique des médias subitement percer le plafond de verre médiatique. Avant d’en conclure que ce qu’il est possible d’entendre sur Hanouna n’est précisément possible que parce qu’il s’agit… d’Hanouna. Pour le reste des médias – tellement étrangers à la surmédiatisation de Zemmour ! – c’est une toute autre histoire…


Pauline Perrenot et Maxime Friot


Annexe : Le triple procès de Claire Sécail


Acte 1 : Elle aurait dû venir « débattre » sur le plateau.

Un classique. Refuser une invitation équivaut à un crime de lèse-majesté, exposant ici la concernée aux moqueries générales :

Cyril Hanouna : On lui a demandé de venir. Elle a refusé de venir ce soir, elle estime qu’elle ne peut pas venir dans l’émission car elle ne peut pas parler de l’objet qu’elle étudie. Elle compte venir au mois d’avril, quand elle [ne] nous étudiera plus. Parce qu’elle nous étudie jusqu’au mois d’avril. C’est-à-dire que là, elle est en train de nous regarder là. [Des chroniqueurs : Ah ! Coucou ! Coucou ! Bonsoir !] Ouais. Claire Sécail a regardé plus de 200 heures d’émission. « TPMP », « BTP », « Face à Baba », elle m’adore.

Matthieu Delormeau : C’est cool comme métier quand même. C’est cool.

C. H. : Beh franchement c’est un kiff, c’est clair. Viens, on échange !

Des chroniqueurs : Ouais !

C. H. : C’est quoi ce kiff ?! Donc toute la journée, elle est dans le darka, elle regarde. […]

M. D. : Être payée pour mater la télé.

C. H. : Et donc qu’est-ce qu’elle dit ? Euh… Elle dit qu’elle peut pas venir ici. Pourtant vous allez la voir, elle a fait beaucoup de médias pour parler de nous. [Ah !] Mais ici… elle a dit non. Pour l’instant non, parce qu’elle nous étudie.

M. D. : Elle peut pas venir dans ce qu’elle regarde.

C. H. : Voilà exactement.
M. D. : Ah d’accord. [Géraldine Maillet : Elle peut pas tout faire.]

C. H. : C’est-à-dire moi par exemple, j’adore « Slam ». Si on m’invite, je peux pas y aller.

M. D. : Parce que tu regardes.

C. H. : Ah c’est normal. C’est an-ta-go-niste. Antagoniste !

Il faut bien sûr entendre l’ironie des tons gouailleurs et les rires qui ponctuent l’intégralité de ce dialogue. Sans la moindre considération pour le travail de recherche, ses règles et son éthique, tout est balayé d’un revers de main au prix de comparaisons sans rapport avec le schmilblick, et avec un mépris sans borne. Plus intéressant reste le présupposé à l’œuvre dans cet échange : le plateau de Cyril Hanouna serait un espace de débat épuré selon l’idéal habermassien, où tout le monde serait à égalité, où toutes les dominations seraient suspendues. Ou comment neutraliser les rapports de forces, les inégalités et les violences symboliques qui s’y exercent pourtant en permanence…


Acte 2 : C’est une militante politique

Une accusation classique là encore, correspondant au sort traditionnellement réservé à la critique des médias (presque) partout ailleurs sur le PAF. Un journaliste déplaît ? « Militant ! » Une chercheuse déplaît ? « Militante ! » Agitée telle un épouvantail, l’étiquette se suffit à elle-même, agissant comme arme de disqualification. « Elle est politisée » lancera ainsi Matthieu Delormeau. « Elle est pas neutre ! Elle est idéologue plutôt » répondra Géraldine Maillet en écho. Mais parmi les chroniqueurs du jour, c’est Florian Silnicki qui incarnera le mieux cette entreprise de démolition :

Florian Silnicki : Elle utilise sa casquette de chercheuse du CNRS pour dévoiler ou pour donner la leçon à un certain nombre d’animateurs télévisés sur ces mêmes plateaux. Il faut dire que c’est d’abord une militante politique. Elle est plus militante politique que chercheuse. D’ailleurs, il suffit de taper son nom sur Internet pour voir qu’elle a publié des tribunes d’une violence absolue, notamment contre Nicolas Sarkozy. Et je crois qu’il faudrait par transparence dire quels sont ses propres engagements…

Cyril Hanouna : C’est ça [Bien sûr !]

F. S. : Pour qu’on comprenne mieux quelles sont les conclusions de l’étude.

Le mythe de la « neutralité » est tenace – et ce bien au-delà du plateau de Cyril Hanouna : en quoi avoir signé une tribune contre le « populisme pénal » en 2011 invaliderait-il une recherche sur les médias ? Ou en « idéologiserait-il » le contenu ? On ne saura point. Mais surtout, charité bien ordonnée devrait commencer par soi-même : Florian Silnicki en appelle à la transparence ? Étonnant que lui-même soit dès lors présenté, tout au long de l’émission, comme simple « communicant », mais jamais (à ce jour en tout cas) comme ancien cadre de l’UMP et ancien collaborateur parlementaire des députés Franck Riester (UMP) et Guy Geoffroy (UMP). Vous avez dit escroquerie ?


Acte 3 : Elle est « à côté de la plaque »

Florian Silnicki – toujours lui ! – instruit le troisième procès en incompétence. Et c’est un festival :

Florian Silnicki : C’est quelqu’un qui a une analyse de la télévision qui ne correspond pas aux attentes des Français. Elle a publié une série d’études qui sont toutes à côté de la plaque sur les attentes des Français. Elle a été l’une des premières à expliquer que par exemple, les émissions sur les faits divers et la criminalité à la télévision étaient trop présentes. Or, elles répondent parfaitement à un besoin d’audience.

L’étude de la fait-diversion de l’actualité et plus particulièrement, des émissions et magazines « crimes et faits divers » est largement antérieure, tant en science politique qu’en sociologie des médias. Par ailleurs, en prenant appui sur les « attentes des Français » en la matière, le communicant recourt à un raisonnement « inversé » tout à fait classique dans le milieu médiatique : se défausser de ce qui relève de choix éditoriaux (politiques et économiques) parmi les dirigeants de médias sur les « attentes » et les « besoins » du public, pour partie largement fantasmés. Truffée d’erreurs et de biais, cette sentence se dispense en outre de toute référence précise quant aux travaux incriminés. Nul besoin d’argumenter, suffisent les effets de manche.

Le communicant poursuit en accusant la chercheuse de « tomber dans le complotisme […] en portant des accusations contre le groupe Bolloré et des ingérences [qui] au fond, n’existent pas. » Bilan ? « C’est salir l’image du CNRS et c’est dommage pour l’institution. » Cyril Hanouna, qui ne connaissait pas bien le CNRS au début de l’émission mais devient subitement garant symbolique de l’institution, acquiesce : « Je trouve qu’elle salit l’image du CNRS moi aussi. Je vous jure que c’est vrai. […] Moi j’ai une image du CNRS, c’est des chercheurs, c’est des gens sérieux et on voit elle, qui vient parler de n’importe quoi, qui donne des chiffres qui sont n’importe quoi. » Grotesque, cette séquence n’en est pas moins dramatique du point de vue de l’information, et au-delà, vis-à-vis de la recherche scientifique. Une bouillie qui se poursuivra tout au long de l’émission, où la tête de la chercheuse sera par tous auscultée, taxée tantôt d’avoir « peur que Zemmour prenne le pouvoir », tantôt de « jalousie ». Misère…

 
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Notes

[1Cet article est tiré du Médiacritiques n°43.

[2Des résultats déjà présentés la veille, et qui donnent Jean-Luc Mélenchon en tête. Le 27 janvier, ce dernier était l’invité de « Face à Baba », pendant 3h20.

[3Un traquenard permanent, dont l’émission avec Jean-Luc Mélenchon (« Face à Baba », 27 janv.) aura donné un exemple exemplaire. Alors que Zemmour devait s’y exprimer en tant que « contradicteur » pendant 20 minutes, « l’interpellation » s’est changée en un « débat » de plus d’une heure…

[4« Les chiffres qui circulent dans les médias évoquent une fourchette entre 400 et 1 500 euros par émission, en fonction de l’ancienneté et de la notoriété des membres de l’équipe. » (Le Point, 19 janv.)

[5Le 25 janvier 2019, dans le cadre du « grand débat » autour du mouvement des Gilets jaunes, Cyril Hanouna co-animait l’émission « Balance ton post ! » avec… Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes.

[6Au beau milieu de l’émission, on entendra ainsi l’animateur plastronner : « Alors Léa Salamé, elle m’a même félicité pour l’émission donc je peux vous dire que les journalistes du service public, en tout cas de France 2, ils sont toujours hyper cool avec moi. Même Laurent Guimier [le directeur de l’information de France Télévisions, NDLR] que j’ai souvent au téléphone… Voilà ils adorent l’émission. »

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