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Gilets jaunes : il y a un an, Ruth Elkrief paniquait

par Pauline Perrenot,

Personne n’exprime mieux le rôle social et politique actif que jouent les éditocrates en temps de conflit social que… les éditocrates eux-mêmes. Le 4 novembre 2019, Ruth Elkrief commente un documentaire de BFM-TV intitulé « Macron – Gilets jaunes : l’histoire secrète ». Un débat télé qui, au-delà de faire la part belle au « journalisme de couloirs », va donner lieu à un retour d’expérience de la part de la présentatrice-phare de BFM-TV. Où il est question de l’émission « Sortir de la crise » diffusée le 5 décembre 2018, et de la panique qui a gagné Ruth Elkrief lorsque des gilets jaunes lui ont fait part d’une intention à laquelle elle ne s’attendait pas…



Gardiens de l’ordre : ce rôle social et politique, plus ou moins assumé par les éditocrates les plus en vue, n’a sans doute jamais été mieux exprimé que par Ruth Elkrief, près d’un an après le début du mouvement des gilets jaunes. Une confession au cours de laquelle la présentatrice se laisse aller au mépris de classe qui lui sied tout particulièrement : ainsi les gilets jaunes sont-ils tolérés quand ils disent leurs souffrances. Mais dès l’instant où ils revendiquent, voire pire, posent – même brièvement – la question du pouvoir, l’appareil médiatique « montre ses dents… et mord cruellement ». Les mots de Michel Naudy n’ont pas pris une ride, ce dernier évoquant le rôle des grands médias face aux classes populaires, et plus précisément face à celles et ceux qui se révoltent.

Dès le mois de décembre, nous commentions la bienveillance initiale de certains éditorialistes, qui trahissait déjà le mépris d’un mouvement dont ils pensaient pouvoir s’approprier la portée politique, en y projetant leurs intérêts de classe, et leurs fantasmes. Compassion qui ne fut évidemment que de courte durée [1].

Jean Daniel, fondateur de L’Obs, dans lequel il commet toujours quelques éditoriaux, pouvait ainsi s’émouvoir le 6 décembre de certains « récits de vie » de gilets jaunes, tel un bon patron de presse bourgeois en mal de frisson littéraire :

En tout cas, la grande surprise, c’est la quasi-unanimité avec laquelle la majorité populaire épouse le mouvement jeune, libre, impatient et raisonneur qui s’est manifesté. Ce n’est pas du Zola, mais pas tellement au-dessous. Il m’arrive souvent, en entendant le récit de certaines victimes de la situation actuelle, d’avoir honte de la vie qui est la mienne. C’est une période difficile, parce que, avec les premières réussites de Macron, nous étions dans l’émerveillement d’être français.

Quelques mois plus tard, celui qui venait de découvrir la pauvreté grâce aux journaux était un tantinet échaudé. Alors qu’Alain Finkielkraut était visé par une insulte antisémite de la part d’un gilet jaune, son verdict était sans appel : « Ils préfèrent la haine à la révolution » (18 février). Et la demi-mesure ne fut pas au rendez-vous :

À la faveur du mouvement des « gilets jaunes », nous assistons au retour de l’infamie. […] L’insupportable malédiction est de retour : les Français ont tenu à rappeler qu’ils étaient les plus antisémites et peut-être les plus racistes en Europe. C’est épouvantable.

Un basculement exemplaire, auquel ne rêvait sans doute pas l’écrivain Édouard Louis, quand il écrivait le 4 décembre :

Pour les dominants, les classes populaires représentent la classe-objet par excellence, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu ; objet manipulable du discours : de bons pauvres authentiques un jour, des racistes et des homophobes le lendemain. Dans les deux cas, la volonté sous-jacente est la même : empêcher l’émergence d’une parole des classes populaires, sur les classes populaires. Tant pis s’il faut se contredire du jour au lendemain, pourvu qu’ils se taisent.

Et de fait, si des gilets jaunes ont fait effraction sur les plateaux médiatiques (en particulier au début), les rappels à l’ordre, les injonctions à condamner les violences, le pilonnage de certaines de leurs revendications ont rapidement cadencé (et cadenassé) le débat, constituant, à la chaîne, les mécanismes par lesquels la plupart des éditocrates se sont échinés à décrédibiliser la parole des manifestants, et leur mouvement. Le tout justifié par un esprit de bonne camaraderie, que synthétisait le 6 décembre l’éternel phare de la pensée, Bernard-Henri Lévy :

Que Macron parle ou pas, que l’on soit d’accord avec lui ou non, qu’on soit pour ses réformes ou contre, n’a, à cet instant, aucune importance. Face à la montée en puissance des fachos, des factieux et des ennemis de la République, une seule option digne : Soutien au Président Macron.

À sa suite le même jour, un économiste médiatique se positionnait à l’identique, honorant la place de choix que lui avait réservée le film « Les Nouveaux chiens de garde » en 2012 :

Élie Cohen : Les journalistes doivent se rappeler qu’ils ne sont pas de simples observateurs mais qu’ils font partie des élites dont le rôle est aussi de préserver le pays du chaos [2].

Et l’on peut dire, sans trop craindre l’approximation, que le message a été reçu cinq sur cinq, et continue de l’être.

Reste que, pour finir, ces derniers positionnements ont au moins le mérite d’être assumés. Au bout d’un an, d’autres éditorialistes plus timides arrivent encore à plaider l’« incompréhension », voire la fatalité. Selon Thomas Legrand, « avec les réseaux sociaux et la fin des grands récits collectifs, il devient impossible, de faire coïncider vérités individuelles et collectives ». Et Thomas Legrand en sait quelque chose, lui qui n’a pu s’abstenir d’alimenter un climat médiatique délétère à coups d’invectives et d’injures parfaitement pondérées. La fragmentation du mouvement des gilets jaunes serait en outre telle qu’elle aurait rendu le reportage et l’enquête quasi impossibles, puisque, comme le décrète l’éditorialiste, « le traitement d’actualité immédiate ne scrute que les manifestations de la colère » [3].

Un phénomène « inéluctable » en effet, pour quiconque s’attache à ne jamais remettre en cause le fonctionnement du système médiatique… Ainsi de Thomas Legrand, qui semble tristement condamné : en janvier 2019, son édito s’intitulait « Le gouffre d’incompréhension entre journalistes et Gilets jaunes », et près d’un an plus tard, l’éditorialiste est visiblement bloqué :



Pauline Perrenot, avec Kilian Sturm pour le montage

 
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Notes

[1Lire (ou relire !) à ce sujet tous les articles que nous avons publiés sur le traitement médiatique des gilets jaunes dans la rubrique associée.

[2Les deux citations sont extraites, pour la première, du compte Twitter de BHL et pour la seconde, de l’article « La double régression » (Élie Cohen et Gérard Grunberg), cité par Serge Halimi.

[3Un bel hommage, au passage, à tout le travail d’enquête et de reportage réalisé notamment par les médias indépendants sur le sujet.

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