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Formation des journalistes : quel bilan pour les dispositifs « d’égalité des chances » ?

par Bessma Sikouk, Soraya Boubaya,

Nous publions ci-dessous une enquête de Bessma Sikouk et Soraya Boubaya, étudiantes à l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille, sur les dispositifs d’égalité des chances pour l’entrée en école de journalisme [1].

Des révoltes urbaines en 2005 aux Gilets jaunes en 2018, les critiques à l’égard des médias sont nombreuses. Elles portent en particulier sur le manque de diversité au sein des rédactions. Ce constat a conduit à la mise en place de dispositifs d’égalité des chances aux concours d’entrée aux écoles de journalisme. Presque quinze ans après leur création, quel bilan tirer de ces initiatives ?

La confiance dans les médias est au plus bas en France. C’est du moins ce qui ressort de différentes études, comme celle du Reuters institute, selon laquelle seulement 24 % des Français font confiance à l’information. Le chiffre le plus bas en Europe, avec une chute de 11 points en un an depuis la crise des Gilets jaunes. Parmi les reproches formulés lors d’une « consultation citoyenne », lancée par des médias régionaux et nationaux de novembre 2019 à janvier 2020, on trouve le « manque de diversité » et le « parisianisme » des rédactions.

Autant de critiques qui ne datent pas d’hier. Pour y répondre, des journalistes ont mis en place, depuis une dizaine d’années, des initiatives visant à faciliter l’accès aux écoles de journalisme à des étudiants dont les profils étaient peu ou sous représentés. Avec pour objectif de contribuer à une plus grande diversité ( origine sociale, ethnique, handicap) au sein des rédactions. Dans cette enquête, nous revenons sur deux d’entre elles en particulier : l’association La Chance et la prépa Egalité des chances (EDC). L’occasion de revenir sur le fonctionnement de ces dispositifs, les réponses données aux difficultés rencontrées par les étudiants… ainsi que les limites de ces initiatives.


Deux dispositifs d’aide à la préparation des concours d’école de journalisme


La Chance et la prépa EDC sont deux dispositifs qui sélectionnent et soutiennent chaque année une centaine d’étudiants, sur critères sociaux (obligation d’être boursier) et de motivation, dans leur préparation aux concours d’entrée aux écoles de journalisme [2].

Le premier est créé en 2007. « C’est un petit groupe d’amis, anciens du CFJ, qui ont eu cette idée autour de Baya Bellanger. C’est tout simplement parti d’un constat que dans l’école qu’ils avaient faite et que dans les rédactions qu’ils étaient en train de découvrir, la diversité n’était pas très forte », raconte David Allais, qui en est le directeur actuel.

Deux ans plus tard, en 2009, la prépa Égalité des chances (EDC), créée par Nordine Nabili, alors directeur du Bondy Blog et Yves Renard, directeur adjoint de l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ Lille), est le second dispositif de la sorte à voir le jour. « C’est le fruit d’un long combat. La prépa EDC et le Bondy blog sont nés dans le contexte des émeutes en banlieues de 2005 qui ont accéléré les choses », rappelle de son côté Nordine Nabili. Des émeutes qui ont provoqué une prise de conscience au sein de la sphère médiatique.

Les étudiants sélectionnés bénéficient de moyens importants mis à leur disposition. Cours de français, d’anglais, de culture générale ou encore d’actualité. 350 journalistes bénévoles interviennent à La Chance, qui possède des antennes à Paris, Marseille, Toulouse, Strasbourg, Rennes et Grenoble. Au sein de la prépa EDC, les étudiants disposent d’une plateforme en ligne où ils sont régulièrement amenés à s’exercer aux épreuves types des concours. Tous les ans, les taux de réussite de la prépa EDC et de La Chance comptent parmi les meilleurs de toutes les classes préparatoires aux écoles de journalisme de France.

« Une fois que le problème financier a été réglé, les étudiants ont pu déployer leurs capacités », se réjouit Nordine Nabili. Les deux prépas prennent en charge également les frais de déplacement et d’inscription pour se rendre aux nombreux concours d’entrée organisés aux quatre coins de la France [3]. Selon de nombreux témoignages d’étudiants issus de milieux populaires, un tel soutien s’avère indispensable : leurs moyens financiers ne leur auraient pas permis de se présenter à ces concours. Ces dispositifs permettent également aux étudiants de tisser des liens entre eux, et d’ouvrir une fenêtre sur le monde journalistique à travers la visite de rédactions ou en étant suivis par des référents journalistes.

S’ils représentent incontestablement un soutien de choix aux candidats qui en bénéficient, ces dispositifs restent toutefois insuffisants.


La barrière de la sélection par les rédactions


Le premier écueil est que la question de la diversité des journalistes ne se pose pas seulement au niveau de la formation, mais également au niveau du recrutement par les rédactions. Et c’est en partie là que le bât blesse, comme le souligne David Allais, directeur de La Chance : « Si les médias venaient à changer leurs modes de recrutement et mettaient la pression aux écoles pour avoir des profils plus divers, les choses évolueraient considérablement. »

Et même lorsqu’ils le font, ils soumettent les écoles à des « injonctions paradoxales » comme l’explique Yves Renard, directeur adjoint de l’ESJ Lille. « Les rédacteurs en chef demandent des profils différents et quand on en propose, ils ont beau être différents, cela ne suffit pas : ils veulent aussi des jeunes immédiatement opérationnels, qui connaissent tous les codes et qui ont déjà un bagage culturel et professionnel très fort. Et cela avantage les jeunes plutôt favorisés. »

Ancien étudiant de la prépa EDC et aujourd’hui rédacteur en chef du Bondy Blog, Ilyes Ramdani estime de son côté, qu’en plus d’une discrimination à l’embauche il peut exister une discrimination à l’avancement. Un constat partagé par Nesrine Slaoui, pigiste télé : « J’ai l’impression qu’on [les journalistes issus de la diversité] a encore du mal à obtenir des postes en plateau ou de rédacteurs en chef. On est beaucoup dans la précarité. »

C’est d’ailleurs cette précarité « pas seulement indigne mais également discriminante » dont sont responsables les rédactions, que dénonce le bureau de La Chance dans une tribune parue le 16 janvier 2020 :

Qui a les moyens d’attendre 5, 10, 15 ans qu’une rédaction se décide enfin à lui faire une place ? Quelques acharnés et surtout des enfants de CSP+ qui peuvent compter sur le soutien financier de leur famille. Ce sont eux, d’ailleurs, qui représentent la grande majorité des nouvelles recrues au sein de notre profession.

D’un point de vue strictement économique, la question de la diversité n’est pas vitale pour les médias. Comme l’explique Nicolas Kaciaf, sociologue, les médias ont plutôt intérêt à cibler des catégories sociales susceptibles de souscrire des abonnements et d’attirer les annonceurs.

« Fort heureusement l’univers journalistique n’est pas régulé que par des impératifs d’audience », nuance-t-il. Il s’agit souvent pour les rédactions de trouver un équilibre entre des logiques déontologiques, professionnelles et économiques. Des éléments qui, parfois, se rejoignent. C’est précisément lors de crises, de controverses importantes ou de sentiments de déconnexion que les rédactions sont amenées à remettre en question leurs pratiques, rappelle le sociologue spécialiste des médias.

Pour faire en sorte de favoriser la diversité au sein des rédactions, Pierre Savary, directeur de l’ESJ Lille, émet la possibilité pour les médias de prendre davantage de risques dans leurs processus de recrutement en modifiant leurs critères de sélection.

Nordine Nabili alerte cependant sur les risques d’assignation qui peuvent en découler : « On n’a pas créé ces dispositifs pour former des journalistes qui ne parlent que des banlieues et des thématiques urbaines », insiste-t-il. « Il faut, poursuit-il, que chacun puisse avoir la possibilité de faire ce dont il a envie. »


« Une goutte d’eau »


Autre écueil important souligné par Ilyes Ramdani : les dispositifs d’égalité des chances sont certes utiles à l’échelle individuelle, mais ils restent trop parcellaires à l’échelle de la profession. « C’est une goutte d’eau, certes efficace, mais ça reste une goutte d’eau. » Les étudiants qui en sont bénéficiaires restent très minoritaires. Les classes préparatoires privées sont multiples, et beaucoup d’écoles disposent de partenariats avec des IEP (Instituts d’études politiques) ou des facultés, permettant aux étudiants bénéficiant de ces partenariats, sous conditions de notes, d’être admissibles à l’épreuve orale sans avoir à passer les écrits.

Le manque d’information constitue également un frein pour les étudiants qui pourraient bénéficier de ces dispositifs et qui n’en ont pas connaissance. « Sans qu’on ne fasse rien les élèves de la Sorbonne sont plus informés sur La Chance que ceux de Villetaneuse », indique David Allais.

Nassira El Moaddem, journaliste, ancienne rédactrice en cheffe du Bondy blog, recommande à cet égard de mettre en place « un partenariat entre les écoles et les universités pour avoir une visibilité sur leurs sites internet et former les personnels pour qu’ils soient outillés pour irriguer l’information dans tout le territoire. » La journaliste rappelle également l’importance des actions à mener au sein même des écoles. « Une fois que les étudiants ayant bénéficié de ces dispositifs arrivent en école, il y a toute une réflexion autour de leur bien être à avoir. » La violence de classe est une observation récurrente parmi des apprentis journalistes interrogés.

Pour Stéphanie Maurice, journaliste à Libération et intervenante à la prépa EDC depuis sa création, il faudrait généraliser ce type d’initiatives. « Que chaque école ait une filière de ce type-là (d’égalité des chances NDLR) me semblerait normal », affirme-t-elle.

Une préconisation qui se heurterait à un manque de moyens. Rachel Bertout, cheffe de projet de la prépa EDC, souligne le coût important que représente la prise en charge de chaque étudiant. « Il y a une grosse sélection, on reçoit 220 candidatures. Un étudiant coûte en moyenne 7 000 à 8 000 euros. On ne peut pas, avec les moyens mobilisés, accueillir plus de 20 étudiants », regrette-t-elle.



« Nous n’avons pas assez de personnel, de budget et de disponibilité pour mettre cela en place et faire en sorte que ce dispositif soit signifiant », explique quant à elle Pascale Colisson, en charge du Label diversité et de la mission Égalité des chances à l’Institut pratique du journalisme (IPJ).

Nordine Nabili, co-fondateur de la prépa EDC, déplore la dimension humanitaire et de bienfaisance accolée à ces dispositifs : « Le fait que cette prépa ne soit pas devenue un dispositif de service public pris en charge par l’État est un échec. Elle n’a pas réussi à dépasser le stade de charité chrétienne, pour devenir une réelle innovation. »

Sociologue de l’éducation, Annabelle Allouch partage ce constat : « Beaucoup de gens sont dans une lecture philanthropique et développent une rhétorique de charité chrétienne plutôt que d’égalité des chances. » En outre, selon la sociologue, ces dispositifs sont « individualisants » et non « massifiants ». Restreints en capacité d’accueil, ils ne peuvent accueillir que peu d’étudiants, impliquant une sélection par profil, ne permettant pas de les massifier, c’est-à-dire de les rendre accessibles au plus grand nombre. « On est pris dans la tension de l’approche par l’individu et la nécessité de les massifier », explique-t-elle.

L’entrée en école de journalisme nécessite l’obtention d’une troisième année de licence. Or, pour parvenir jusque-là, les enfants détenteurs d’un capital économique, culturel et social solide sont avantagés. Le système scolaire français, plutôt que de résorber les inégalités sociales, les reproduit. Des inégalités qui se creusent très tôt, dès le primaire et le collège.

C’est ce que dénonce David Guilbaud, haut fonctionnaire à la Cour des comptes, qui qualifie dans son livre, L’illusion méritocratique, de « chimère » la notion de mérite. Il s’agit en réalité, selon lui, « d’individus qui, armés différemment, participent à la même compétition. »



En découle un forme d’autocensure, de sentiment d’illégitimité voire simplement un manque d’informations qui font partie des caractéristiques principales des étudiants qui passent par ces dispositifs.

Stéphanie Maurice remarque, du haut de ses onze années d’expérience en tant qu’intervenante à la prépa EDC, que les étudiants souvent « n’ont pas confiance en eux. » Pour Amel, passée par La Chance et désormais étudiante à l’école de journalisme de Tours, cela vient du fait « qu’on ne nous a pas mis dans la tête qu’on pouvait exercer et aspirer à ce métier comme n’importe quel enfant de CSP +. » Un avis partagé par Kadiatou : « C’est limite des métiers inaccessibles pour nous. » D’où la nécessité d’agir en amont. « Il s’agit d’un problème qu’il faut solutionner en profondeur, sinon on fait de la cosmétique. Il faut agir bien avant », affirme Ilyes Ramdani.


***


Les dispositifs d’égalité des chances pour la préparation des concours d’écoles de journalisme sont incontestablement un soutien de premier choix pour celles et ceux qui ont la chance d’en bénéficier. Des étudiants qui n’auraient, autrement, pas les moyens (notamment financiers) d’accéder à une formation de journaliste. Mais ces initiatives ne sont pas en mesure de contrebalancer les contraintes structurelles qui pérennisent la sous-représentation de certaines catégories sociales dans les rédactions : inégalités scolaires, discriminations à l’embauche et au cours de la carrière professionnelle. Cela ne signifie pas que ces initiatives sont inutiles, bien au contraire ! Mais elles doivent s’inscrire dans une perspective plus large de transformation de l’écosystème journalistique, du système de formation comme du fonctionnement des rédactions, qui reste encore à dessiner. Au risque, sinon, de n’être que de simples pis-aller, un alibi au manque d’ouverture des écoles de journalisme.


Bessma Sikouk et Soraya Boubaya

 
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Notes

[1Cette enquête est publiée comme contribution extérieure, qui n’engage pas collectivement l’association Acrimed.

[2Le critère "obligation d’être boursier" est objectif. Il doit être associé à d’autres caractéristiques moins évidentes comme l’origine territoriale ou ethnique des étudiants, permettant une réelle diversité de profils. À ces critères s’ajoute celui des compétences académiques pour la prépa EDC.

[3La prépa EDC offre 1300 € à ses étudiants pour prendre en charge ces frais, en contrepartie de leur engagement à passer au moins six concours. La Chance, de son côté, prend en charge les frais de concours à hauteur de 500 €.

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