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Est-ce que France Inter se moque du monde ?

par Pauline Perrenot,

Réponse : oui... et plutôt trois fois qu’une !

Car au « Téléphone Sonne » du 10 avril, consacré à la récession économique, ce n’est pas un, pas deux, mais trois « experts » béats du marché (sur trois invités) qui ont été conviés à discuter avec le journaliste Pierre Weill [1] !

Ça fait une.

Et le service public a dégoté pour l’occasion la crème de la crème : les « économistes » ultra-libéraux Nicolas Bouzou et Philippe Dessertine, bien connus d’Acrimed [2], et en bonne place dans notre déclaration « Au nom du pluralisme : taisez-vous ! » Le dernier, Francis Palombi, est président de la Confédération des commerçants de France. Mais pas que… Il est également le référent de La République en marche dans le département de la Lozère ! Une orientation chevillée au corps puisqu’il fut candidat LREM, à deux reprises… et doublement déçu (aux législatives de juin 2017 en Lozère d’abord, puis à Paris trois ans plus tard, investi sur la liste au destin tragique de... Benjamin Griveaux [3]).

Est-il utile de préciser que le journaliste Pierre Weill « oublie » de mentionner ces casquettes partisanes ?

Ça fait deux.

L’émission en question est intitulée « Récession historique, production à l’arrêt : l’économie française face au coronavirus ». Si nous épargnons à nos lecteurs la litanie habituelle, nous avons toutefois choisi d’isoler un court extrait. Son intérêt ? Montrer comment les intervenants peuvent en toute liberté s’arranger avec la réalité, sans l’ombre d’une réaction de la part de Pierre Weill, journaliste pugnace s’il en est.

Alors qu’un auditeur pointe en effet la question des dividendes des actionnaires de grandes entreprises, Philippe Dessertine tient à nous rassurer [4] :

Alors d’abord, lorsque le gouvernement aujourd’hui en France, mais comme ailleurs, dit « on va renflouer des entreprises », la contrepartie immédiate qui est exigée, c’est qu’il n’y ait pas de dividendes. Et aujourd’hui on a énormément d’entreprises, de grandes entreprises, même celles qui ne font pas appel aux deniers publics, ou qui n’en auront pas besoin, qui disent : « On ne versera pas de dividendes ».

Problème : il existe bien des « grandes entreprises » qui bénéficient des « deniers publics » (au moyen des dispositifs de chômage partiel notamment) et qui font le choix de verser des dividendes... puisque rien ne semble les en empêcher [5]. Ainsi, par exemple, et pour reprendre le titre d’une enquête des journalistes Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, parue sur le site « Les Jours » quatre jours plus tôt, « chez Bolloré, c’est chômage et dessert pour les actionnaires » (6/04). Une enquête qui nous intéresse au premier chef – puisqu’il s’agit du secteur des médias – dont l’introduction donne le ton : « Contre l’avis du gouvernement, Vivendi va verser des dividendes alors que Canal+, sa filiale, recourt au chômage partiel. » Et les journalistes de poursuivre :

Dans la convocation (rédigée après le début de l’épidémie) envoyée pour l’assemblée générale qui se tiendra le lundi 20 avril (« hors la présence physique de ses actionnaires ou des autres personnes ayant le droit d’y assister », du fait du coronavirus), Vivendi et, en l’espèce, le président du conseil de surveillance Yannick Bolloré et le président du directoire Arnaud de Puyfontaine, l’écrivent en toutes lettres : « Cette année, le directoire vous propose le versement d’un dividende de 0,60 euro par action au titre de 2019, en progression de 20 %, représentant une distribution globale de 697 millions d’euros. » […] Vivendi, groupe en pleine forme financière (les dividendes passent d’ailleurs de 568 millions d’euros en 2019 à 697 millions cette année), va faire payer une partie de ses salaires par l’État tout en rémunérant ses actionnaires et en pratiquant le rachat d’actions.

Mais les « experts » de France Inter, réunis autour de Pierre Weill pour le grand raout du pluralisme, nous informeront sans doute du contraire…

Ça fait trois. Et trois de trop.


Pauline Perrenot


Annexe : la question de Laurent (Frontignan), suivie de « La cantilène de l’actionnaire », interprétée en do mineur par Philippe Dessertine


- Laurent : J’ai entendu que l’État annonce qu’il va voler au secours de grosses sociétés comme Renault, Airbus, lesquelles ont versé, me semble-t-il dans les années précédentes, des dividendes conséquents voire indécents à leurs actionnaires. Alors ma question est la suivante : n’est-ce pas le rôle des actionnaires de renflouer le capital d’une société en cas de besoin ou ne sont-ils là que pour empocher des dividendes ? Et n’y a-t-il pas là, une fois encore, je pense à la crise de 2008 notamment, un mécanisme de mutualisation des pertes alors que les profits, eux, demeurent toujours privatisés ?

- Philippe Dessertine : Alors d’abord, lorsque le gouvernement aujourd’hui en France, mais comme ailleurs, dit « on va renflouer des entreprises », la contrepartie immédiate qui est exigée, c’est qu’il n’y ait pas de dividendes. Et aujourd’hui on a énormément d’entreprises, de grandes entreprises, même celles qui ne font pas appel aux deniers publics, ou qui n’en auront pas besoin, qui disent : « On ne versera pas de dividendes ». Notez que les dividendes proviennent du fait que vous avez du bénéfice, donc là de toute façon, on va être dans une longue période sans bénéfices. Peut-être juste une remarque quand même : le rôle de l’actionnaire, enfin ce qu’apporte l’actionnaire. Soit vous avez l’actionnaire, soit vous avez le prêteur. L’actionnaire, il est là pour prendre les pertes. Et là, ce qu’on voit actuellement sur les grandes entreprises comme Renault ou Air France, c’est que les actionnaires en réalité peuvent voir leurs fortunes investies complètement, mangées par les pertes, et l’entreprise en quelque sorte est en faillite. S’il n’y a plus d’actionnaire, l’entreprise est en faillite. Donc l’État renfloue dans ce cas-là. Mais répétons-le évidemment, lorsqu’il va renflouer, il n’y aura pas de dividendes, il n’y aura pas de rémunération. Les dividendes, c’est la contrepartie en effet, du fait que l’actionnaire, normalement, c’est lui qui prend la perte. Quand vous avez une perte gigantesque, là l’actionnaire peut disparaître et l’entreprise avec lui.

 
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Notes

[1Et, accessoirement, avec les auditeurs.

[2Nous relevions, il y a quelques jours, les dernières saillies du visionnaire Nicolas Bouzou. Quant à Philippe Dessertine, on le retrouvera en flânant (entre autres) dans la rubrique consacrée aux « exercices de pédagogie économique ».

[3Comme nous l’apprenait Le Monde le 24 octobre 2019.

[4Son intervention, comme la question de l’auditeur qui la précède, sont reproduites in extenso en annexe.

[5De toute évidence, Philippe Dessertine se focalise sur la question du « renflouement » tout en « oubliant » un morceau de l’histoire. Pour citer Novethic, « le média expert de l’économie responsable » (une fois n’est pas coutume), « vendredi [27 mars], Bruno Le Maire a franchi un pas en conditionnant l’octroi des aides publiques (prêts garantis, délai pour les charges sociales et fiscales, etc.) au non-versement de dividendes. Lundi [30 mars], sans étendre la mesure tout à fait au chômage partiel, il en fait néanmoins une recommandation. » Le ministre a en effet « invit[é] toutes les entreprises qui bénéficient du chômage partiel soit à faire preuve de modération, soit – mieux – à donner l’exemple, à ne pas verser de dividendes. » Ce qui, dans ce cas précis, n’est pas la même chose qu’ « exiger » : aux dernières nouvelles, cet « appel » ne s’accompagne d’aucune mesure contraignante formelle de la part de l’État, et donc à proprement parler d’aucune « contrepartie ». On apprend d’ailleurs dans le magazine Capital que « l’Afep, organisation patronale qui rassemble les 110 plus grandes entreprises privées françaises, a […] [invité] les entreprises ayant recours au chômage partiel à réduire les [dividendes] de 20%. » Aucune contrainte d’aucune sorte, donc.

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