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Blanchir Zemmour : mode d’emploi médiatique

par Pauline Perrenot,

La banalisation d’Éric Zemmour a pris au mois de septembre un nouveau coup d’accélérateur. Nous le disions dans l’article précédent : cette séquence d’omniprésence médiatique – inégalée jusque-là – en est un symptôme en soi. Reste, désormais, à balayer les séries de commentaires journalistiques ayant accompagné ses interventions et les émissions dont il était l’objet.

D’un (non) candidat devenu banal…


« Vous vous voyez président Éric Zemmour ? », « Quand vous vous posez deux minutes, comme ça, vous vous imaginez à l’Élysée ? », « Mais donc vous êtes où là en ce moment ? À quel moment vous dites "je suis candidat à l’élection présidentielle" ? » Le 14 septembre dans la matinale de RTL, Alba Ventura tente désespérément d’arracher le scoop. Quête infructueuse. Mais d’autres prennent la relève. Jean-Jacques Bourdin le 15 septembre, pendant le premier tiers de l’interview sur BFM-TV et RMC : « Quand annoncerez-vous votre candidature, en novembre ? » ; « Votre candidature, vous m’avez dit novembre ? Vous ne savez pas ? » Puis Patrick Roger le lendemain : « Candidat officieux à la présidentielle hein, c’est plus un mystère ? […] Dans combien de temps vous allez vous déclarer officiellement alors ? Avant la fin de l’année probablement ? » (Sud Radio, 16/09), Ruth Elkrief sur LCI (27/09) : « C’est quand que vous prévoyez de vous déclarer ? Moi j’ai entendu le 15 octobre », ou encore Olivier Truchot, dans les « Grandes Gueules » (RMC, 4/10) : « Vous avez pris votre décision oui ou non ? » ; « Vous êtes porté par une vague ou […] sincèrement vous dites "je veux sauver la France et il faut que j’y aille quoi" ? »

Entretien après entretien, la fascination des journalistes pour Éric Zemmour bat son plein. Qu’il ne se soit pas déclaré candidat ne change rien à l’affaire, tout au contraire : les grands médias ne discutent pas de ce qui est, mais de ce qui pourrait être. Radicalement coupé de toute étude du fond des idées et des faits politiques, le journalisme politique dominant spécule. Disserte sur la place des personnalités dans la « course des petits chevaux » et sur leur « présidentiabilité » sondagière, se livre au commentaire composé de leur psychologie avant de « décrypter » leurs stratégies de communication et leurs prestations audiovisuelles.

C’est précisément avec cette grille de lecture, qui dépolitise et tue l’information, que les journalistes appréhendent Éric Zemmour. « [Selon Challenges], Éric Zemmour "fait désormais jeu égal avec Jean-Luc Mélenchon et se rapproche des candidats de la droite classique" ! Tel l’alchimiste qui tournait le plomb en or, jusqu’où ira Zemmour ? » frétille RFI (26/09). «  Le 11 septembre dernier, vous disiez à L’Express : "Politiquement, Éric Zemmour n’est rien". Aujourd’hui qu’il est donné entre 10 et 13 % vous dites toujours ce matin "politiquement Éric Zemmour n’est rien" ? » demande Léa Salamé à Christophe Castaner (France Inter, 30/09). « Si les sondages vous donnaient à égalité avec un candidat LR, quelle conclusion en tireriez-vous et qu’est-ce que vous souhaiteriez faire ? » interroge Ruth Elkrief (LCI, 27/09). « Est-ce qu’on peut imaginer qu’il arrive à siphonner, à faire redescendre Marine Le Pen à 5 % ? » réfléchit quant à elle Caroline Roux, qui poursuit : « La question c’est aussi : est-ce qu’il peut aussi aller chercher les abstentionnistes, ceux qui se sont détournés du vote et qui à un moment donné, y reviendraient pour un personnage qui aurait émergé avec des codes différents ? » (« C dans l’air », France 5, 24/09) Chez Marianne (5/10), sept mois à l’avance, on grille toutes les étapes en imposant un deuxième tour qui les exclut aux « électeurs de gauche », incités à « penser Zemmour », et à se positionner sur quelque chose qui n’existe pas.



Hâte que « l’enquête » paraisse… Mais c’est encore sur BFM-TV que l’on trouve le meilleur de cet exercice de style, ainsi que le gratin des commentateurs sportifs :

- Christophe Barbier : Maintenant, il faut pour [Éric Zemmour] continuer à gagner, et il faut conforter cet électorat, il faut le garder. Il ne pourra le garder que par des propositions, pas seulement par des indignations [sic]. Mais s’il y avait dans les semaines qui viennent un sondage qui montre un croisement entre les deux, alors là, l’idée que Marine Le Pen n’est plus du tout dans le coup, la thèse d’Éric Zemmour selon laquelle Marine Le Pen ne peut que perdre commencerait à prendre du crédit.

- Olivier Truchot : Et si Éric Zemmour continue de progresser, il peut se qualifier pour le deuxième tour ! Donc on serait sur un Macron-Zemmour, et Zemmour prendrait la place de Marine Le Pen alors que ça fait des mois voire plusieurs années qu’on nous dit que ça sera le match retour forcément !

- Alain Duhamel : Ce qui est sûr et ce qui est la caractéristique de cette campagne présidentielle là, c’est que rien n’est écrit mais le plus improbable se produit. On a Zemmour, qui était un journaliste, un polémiste, mais qui n’était que ça, qui maintenant est un personnage politique […]. (BFM-TV, 27/09)



En filigrane, la banalisation est totale. Émission après émission, les journalistes n’ont de cesse de gonfler la bulle spéculative, jusqu’à d’ores et déjà draper Éric Zemmour dans la peau d’un chef de parti, pour ne pas dire dans la fonction présidentielle : « De quoi vous rêvez en vous rasant le matin, de la renaissance d’un grand RPR ? […] Vous êtes plutôt un soliste, est-ce que vous avez les épaules pour être un chef de parti ? » sonde le curieux Patrick Roger ; « Donald Trump, vous voulez le rencontrer ? » s’enquiert Ruth Elkrief, avant de lui suggérer un phrasé plus « présidentiable », comme si le fond des idées ne posait pas du tout problème : « Après cette heure et demi de débat, […] est-ce que vous vous sentez prêt à avancer sur une candidature ? […] Est-ce que vous êtes prêt à cet exercice ou est-ce que vous risquez de perdre votre calme et d’avoir de temps en temps des expressions qui peuvent apparaître comme une perte de calme ? »


Tandis que sur Europe 1, on commente déjà ses déplacements à la manière (journalistiquement codifiée) de ceux d’un chef d’État :

Le déplacement prend des allures de rencontre diplomatique. [Viktor Orbàn et Éric Zemmour] échangeront en tête à tête dans le palais du Premier ministre hongrois […]. [Identité, souveraineté, frontières :] des valeurs qu’il souhaite imposer dans le débat public en France, tout comme le sujet de la démographie, question cruciale pour Éric Zemmour, qui aime à citer Auguste Comte : "La démographie c’est le destin" déclarait le philosophe du positivisme. […] Si Éric Zemmour fait encore durer le suspense sur ses ambitions pour 2022, ce déplacement en Hongrie ressemble à s’y méprendre à une étape de plus sur la route de l’Élysée. (Alexandre Chauveau, Europe 1, 24/09)


Évidemment, ce type de « compte rendu » totalement dépolitisé passera sous silence le fait qu’à cette occasion, les « valeurs » d’Éric Zemmour l’ont une nouvelle fois conduit à décrire la France comme un État assiégé de l’intérieur par « une démographie exubérante islamique qui impose des contre-sociétés dans des quartiers, des départements et des villes comme des espèces de concessions coloniales du temps de la Chine » [1]. Et pour cause, tant les idées fascistes ne semblent plus choquer grand monde dans les grands médias.


… au divertissement médiatique


Peu semble en effet importer aux commentateurs que le centre de leur attention journalière souhaite « refranciser » le pays et juge intéressant de déporter des millions de musulmans [2]. Lavé plus blanc que blanc, Zemmour est un divertissement médiatique. « La France s’ennuie… Zemmour et Rousseau la distraient ! » titre précisément Le Point (26/09), qui affine sa pensée : « La France se morfond-elle dans l’ennui ? […] Si Zemmour a de l’audience, serait-ce parce qu’il sort les Français de leur torpeur ? Bien que répétitif, il est vivant, animé. Il est un stimulus à lui seul, comme l’était Sarkozy lors de la fin de règne de Chirac. » Le mentor de l’hebdomadaire avait du reste dicté la ligne depuis longtemps : « Que serait la France sans Éric Zemmour ? Un passage clouté. Un grand restaurant à menu unique. C’est notre sale gosse national. » (Franz-Olivier Giesbert, Le Point, 20/09/2018). À sa remorque, commentateurs et sondologues l’affublent à leur tour de petits noms : « Le perturbateur » pour Le Figaro Magazine (10/09), « le chamboule-tout » pour Nathalie Mauret, journaliste politique du groupe de PQR Ebra (16/09). « Il peut être le clown, le trublion qui va peut-être électriser les choses » insiste encore Frédéric Dabi de l’Ifop sur le plateau de « C dans l’air » (15/09). Sans parler des conseils de Nathalie Saint-Cricq à Valérie Pécresse sur France 2 :

Quelquefois, on a l’impression que vous manquez d’entrain. […] Quand on voit les radicalités entre Sandrine Rousseau et Éric Zemmour […], est-ce que c’est forcément le bon modèle de ne pas donner un peu d’excitation aux Français ? (« Élysée 2022 », 23/09)


Une ligne que déclinait sur le registre sportif l’indéboulonnable Roland Cayrol, à propos du débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour : « Quand on vous annonce un programme avec du sang, ça marche mieux qu’un programme avec de l’eau chaude. […] On a envie qu’ils y aillent, que ça ne soit pas à fleuret moucheté. […] On nous avait vendu un match de boxe, ça a finalement été plus un match de rugby. Viril mais correct. » (« C dans l’air », 24/09)

Puisque tout ne semble être qu’un jeu, pourquoi ne pas jouer des déclarations d’Éric Zemmour ? Et avec des membres du Rassemblement national, pour que ce soit encore plus drôle ? Ainsi de Nicolas Demorand face à Jordan Bardella (28/09), sélectionnant une question d’auditeur : « Une question rapide de Nicolas sur l’application Inter, que pense Zemmour de votre prénom ? » « L’impertinence ». Et Léa Salamé de rebondir : « Le prénom n’est pas un facteur d’intégration et d’assimilation comme dit Éric Zemmour ? » Marianne a de la ressource également, qui publie très sérieusement un générateur de « tweets à la Zemmour » (23/09) :



Parmi les bourgeois de la rédaction du Point aussi, on se bidonne. En confiant par exemple à Patrick Besson une rubrique en pleine page intitulée « Qui veut dîner avec Éric Zemmour ? ». Prenez garde, l’écrivain est inspiré : « Robert Ménard, tous les soirs si possible ? » ; « Arnaud Montebourg, afin d’examiner les problèmes de vente du miel français ? » ; « Daniel Cohn-Bendit, s’il achète une cravate, si possible la même que Zemmour portait dans son premier clip de campagne ? »

Panorama d’un récit journalistique ordinaire… Et toutes les cases sont cochées.


Blanchir un délinquant raciste


Qualifié le plus fréquemment de simple « polémiste » (au mieux) ou d’« essayiste » (au pire), Éric Zemmour peut encore aujourd’hui faire l’objet d’un portrait rétrospectif de France Info (en partenariat avec l’Ina) sans que les mots « extrême droite » ou « raciste » ne soient prononcés une seule fois [3]. Allant jusqu’à passer ses condamnations judiciaires sous silence, le service public parlera plutôt de « propos controversés » et d’un « journaliste devenu essayiste et polémiste » qui « s’est fait connaître pour ses nombreuses polémiques ». À l’antenne de Sud Radio, le matinalier Patrick Roger n’a rien d’autre à ajouter : « Pourquoi les électeurs vous feraient confiance à vous, Éric Zemmour, vous qui n’avez été jusqu’à présent qu’un commentateur ? Pour l’instant, vous êtes dans un récit. » (27/09). Son discours ? « Très raide et radical » pour Caroline Roux (« C dans l’air », 29/09), qu’elle n’hésite pas à mettre sur le même plan que celui de Sandrine Rousseau, et plus tard évidemment, celui de Jean-Luc Mélenchon : « Quand la radicalité de droite rencontre une autre forme de radicalité de gauche » résume-t-elle succinctement le 20 septembre sur France 5. Un leitmotiv dominant parmi les journalistes politiques, dont Franz-Olivier Giesbert livre une plus belle illustration encore : « Le camp des "antisystèmes" fait presque jeu égal avec ce qu’Alain Minc appelle le "cercle de la raison". Le Pen + Zemmour + Mélenchon + l’escrologisme à la Rousseau + les poussières d’extrême, de droite ou de gauche = entre 45 et 49% » (Le Point, 30/09). La palme de la bouffonnerie revenant comme toujours à cet ancien directeur de Libération, qui donne des leçons après avoir écumé les plateaux extrême droitisés de CNews : « Duel faussement acerbe sur BFM entre deux bretteurs de la radicalité » (Laurent Joffrin, Twitter, à propos du débat Mélenchon-Zemmour, 26/09).

Récemment embauché par Radio France, le directeur du Point se faisait toutefois encore plus fin dans l’analyse politique : « Le rendez-vous est présenté comme un duel mais au fond, sont-ils aussi éloignés que cela ? Ne serait-ce que dans le style. Tous deux sont des tribuns, debout le plus souvent pour Mélenchon dans ses meetings, assis pour Zemmour le télévangéliste. Tous deux ont une revanche à prendre sur la vie : le premier a souffert d’avoir été mésestimé par Mitterrand, le second d’avoir raté l’Éna. » (Étienne Gernelle, France Inter, 23/09) Au registre de la dépolitisation et de la psychologisation de comptoir, Étienne Gernelle s’inscrit dans les pas de son prédécesseur : « [Éric Zemmour] ne s’aime pas. Observez comme il jouit d’être détesté. En plus, il a souvent des airs d’enfant pris en faute, comme s’il venait de dérober les reliques nationales pour les dissimuler chez lui. » (Franz-Olivier Giesbert, Le Point, 20/09/2018)

Les délinquants à col blanc bénéficiant dans l’espace médiatique d’une complaisance hors norme, Éric Zemmour n’a donc rien à craindre du « contre-pouvoir »… Alors que ses condamnations pour incitation à la haine raciale sont évoquées dans « Les grandes gueules » (4/10), il vitupère contre « la justice [qui] n’a pas à se mêler des querelles idéologiques et politiques ». Sanction immédiate d’Alain Marshall : « Elle le fait parce qu’elle est politisée ? » Le racisme ? Les journalistes politiques ne semblent pas connaître. « Les musulmans ont cette impression que vous êtes contre eux » ose Patrick Roger (Sud Radio, 16/09). Paranoïaques, ces musulmans. Tandis que sur d’autres chaînes, occupés à susciter le buzz de la part d’un concurrent, certains « journalistes » en arrivent encore, en 2021, à poser ce genre de questions :

- Est-ce qu’il est raciste Éric Zemmour ? Est-ce qu’il est d’extrême droite ? (Jean-Baptiste Boursier face à Christian Jacob, « BFM Politique », 26/09)

- Quand on provoque à la haine raciale, est-ce qu’on est raciste ? […] Est-ce qu’Éric Zemmour est raciste ? (Élizabeth Martichoux et Yves Thréard face à Éric Ciotti, LCP, 27/09)


Poser la question laisse à supposer que le racisme est… une opinion. Au premier invité, qui répondra « non », Jean-Baptiste Bousier n’aura d’ailleurs rien à redire. Pire, la réponse de l’élu LR servira de tremplin à Ruth Elkrief face à Éric Zemmour, dès le lendemain : « Vous avez été très sévère avec les Républicains ces derniers jours, vous les traitez de "chochottes", de "notables centristes qui ont trahi le général de Gaulle". Pourtant Christian Jacob dit que vous n’êtes pas de sa famille mais que vous n’êtes ni raciste ni d’extrême droite. »

Un naufrage dont les chaînes d’info n’ont pas l’apanage. Face à Jean-Luc Mélenchon qui évoque les idées de Zemmour dans « On est en direct » (2/10), Léa Salamé dévoile le fond de sa pensée, sous forme de « question » :

Léa Salamé : C’est du racisme ? C’est uniquement du racisme ? Quand vous entendez des gens qui ne sont pas forcément racistes mais qui disent : "Je ne reconnais pas la France dans laquelle je vis, les quartiers sont plus les quartiers de mon enfance, je ne reconnais pas mes quartiers, aujourd’hui les islamistes ont pris le pouvoir". [Mélenchon : Vous avez l’intention de prendre la place de Zemmour là ? Parce que c’est ce qu’il raconte !] Oui mais c’est totalement faux ? De dire qu’il y a des quartiers où les islamistes ont pris le pouvoir aujourd’hui en France, c’est totalement faux ? [Oui] C’est faux ? [Oui] Bon ben si vous le dites… […] Donc il n’y a pas en France à lutter contre les islamistes, tout va bien.


Un procès d’intention final bien malhonnête, tant son propos diffère de la question initialement posée… Et la dégringolade se fait à vitesse grand V. Quelques semaines plus tôt, la matinalière lance ainsi Arnaud Montebourg : « Je voulais vous entendre sur l’immigration, vous avez des positions assez dures, loin de l’angélisme de la gauche sur le sujet. […] Est-ce que vous pensez qu’il y a trop d’immigrés en France ? » (18/09) Plus tard dans l’émission « Élysée 2022 » (23/09), elle et Thomas Sotto interrogent encore jusqu’à plus soif leurs invités sur « le grand remplacement ». Naguère cantonné aux tréfonds de la fachosphère (et dans l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture), le sujet est désormais non seulement légitime et « acceptable » dans les grands médias, mais légitimé et accepté sur le service public à heure de grande écoute.


Blanchir un négationniste


Dans la même veine, alors que tous les historiens ont battu en brèche les thèses négationnistes d’Éric Zemmour sur le régime de Vichy, et alors qu’aujourd’hui, tous s’accordent pour dire que Zemmour est un « falsificateur massif de la réalité du régime de Vichy, du gouvernement de Pétain et de l’histoire de la collaboration » [4], les grands médias continuent d’accorder à un faussaire le titre d’ « intellectuel », voire pire… d’ « historien ». Et tant pis pour la vérité : « "Les livres d’histoire qui ne contiennent aucun mensonge sont très ennuyeux" observait l’écrivain Anatole France. […] "Destin français" d’Éric Zemmour ne l’est pas du tout. C’est une succession de chapitres enlevés, talentueux » louangeait Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (20/09/2018), lui qui n’hésitait pas à qualifier Zemmour de « merveilleux historien d’opérette, [qui] sait raconter mais aussi manier l’art du contrepied, éclairer le passé à la lumière du présent. » Sur LCI (27/09), Ruth Elkrief passe à son tour la pommade : « Toutes les distinctions que vous faites, qui sont à votre honneur comme historien si vous voulez, que vous revendiquez parce que vous n’êtes pas un historien mais un journaliste qui aime l’histoire. » Sur RMC, on soumet également la qualification de « révisionniste » à l’opinion : «  On vous accuse d’être révisionniste. Quand vous écrivez que le maréchal Pétain a permis de sauver des juifs français, vous êtes accusé d’être un révisionniste. » (Olivier Truchot, RMC, 4/10)

Sur le plateau de « C dans l’air », Christophe Barbier monte d’un cran : « Éric Zemmour est un vrai intellectuel. Il a une culture, il a une relation à l’histoire et à la littérature. » (15/09) Une semaine plus tard dans la même émission, c’est au tour de Roland Cayrol de distinguer Zemmour de Marine Le Pen en ces termes : « [Il a] une supériorité intellectuelle et dans la force de convictions » (29/09). Sa consœur Ivanne Trippenbach du Monde acquiesce : « C’est ce qui le différencie peut-être de Marine Le Pen, il joue énormément sur ce créneau-là, sur ce vernis de culture, qu’il a […], et donc sur le fait qu’il est dépositaire d’une histoire de France qu’il transmet à travers son idéologie. Ça fait partie de son personnage. » Et le présentateur Axel de Tarlé de le légitimer plus encore : « Pourquoi ce besoin pour Éric Zemmour de truffer toutes ses déclarations de références historiques ? Est-ce que c’est une façon de s’approprier, d’être le garant d’une France qui serait éternelle ? » Un festival que porte à son comble cet échange surréaliste entre Caroline Roux et Dominique Reynié dès la semaine suivante, toujours sur France 5 (29/09) :

- Caroline Roux : Il a une façon très personnelle de revisiter l’histoire. […] On est dans un débat d’historiens parfois, pour savoir si le régime de Pétain a sauvé des juifs français. […]

- Dominique Reynié : Cette utilisation de l’histoire, […] la citation de personnages historiques et d’auteurs, on en sourit parfois ici ou là mais c’est à tort. Parce que c’est une figure de la culture politique classique qu’il réintroduit. Et il prend de court tous ses adversaires parce que ce territoire-là n’existe plus quasiment dans le débat public : […] ces affrontements entre références historiques. […]

- Caroline Roux : C’est un peu lunaire de reposer le débat qui semble avoir été tranché par les historiens sur le rôle du régime de Pétain vis-à-vis des juifs.

- Dominique Reynié : Ça peut faire savant auprès de l’opinion. […] Peut-être que c’est une façon aussi de dire à cette France antisémite : "Je ne suis pas tout à fait juif" ou "Je ne suis pas tout à fait comme un candidat qui serait juif et dont vous n’auriez pas envie de voir l’arrivée à l’Élysée." [sic]

- Caroline Roux : En tout cas, on ne pouvait pas vraiment imaginer que cette rentrée se ferait sur ce thème-là, sur ce débat d’historiens.


« Lunaire », c’est bien le mot.

Et tout est à l’avenant. Dans un article du 15 septembre, Le Parisien titre par exemple sur sa « vision des femmes » plutôt que d’écrire « misogynie » noir sur blanc, avant de se demander si c’est là un « handicap électoral ». Bel angle. Avec un professionnalisme exemplaire, Ruth Elkrief prend le sujet à la rigolade : « Les femmes ! Bah ça, c’est une des constantes de vos livres ! » Caroline Roux euphémise plus qu’à son tour, en parlant d’ « une forme de misogynie » (15/09). Trois mots en trop. Et comme partout ailleurs, les accusations de violences sexistes et sexuelles qui le visent [5] passeront totalement à la trappe.


Fini le diagnostic, place aux solutions


La droitisation du champ politique et la longue banalisation de l’extrême droite dans les médias auront enfin, au cours de cette séquence, renforcé très nettement deux tendances du discours dominant. La première : les « diagnostics » d’Éric Zemmour ne sont plus discutés sinon considérés comme des « acquis » et des « évidences » dans le débat ; parallèlement, le fait que ses obsessions occupent la Une n’est plus du tout remis en cause, les journalistes les décrétant comme la « priorité des Français » au mépris de tous les indicateurs sondagiers dont ils disposent – et raffolent – pourtant par ailleurs. La seconde : fidèles à leur pratique professionnelle motrice qui leur fait commenter en boucle des stratégies électorales, nombre de journalistes politiques ont réussi à laver le RN plus blanc que blanc, voire émis des appels à sa « re-diabolisation ».

Les « évidences » d’abord. Éric Zemmour déclare-t-il au micro de RTL que nous sommes en train de « changer de civilisation car nous sommes en train de changer de peuple » ? C’est là visiblement un état de fait pour la journaliste Alba Ventura : « Ça fait des années que je vous entends dire ça […] et c’est même votre propre fils, vous l’écrivez dans le livre, qui vous dit : "Le diagnostic tu l’as fait depuis longtemps, maintenant, il faut agir". Qu’est-ce que vous lui avez répondu ? » Légiférer sur les prénoms ? Ventura veut simplement connaître les détails du projet de loi : « Votre histoire de prénoms. Vous avez dit vouloir interdire les prénoms étrangers. Ce sont les prénoms étrangers ou seulement les prénoms musulmans [sic] que vous voulez interdire ? »

Même combat sur Sud Radio. Zemmour estime « avoir fait le bon diagnostic depuis 30 ans » ? Patrick Roger acquiesce : « Un certain diagnostic en tout cas oui […]. Dans votre secteur. Parce que sur l’économie… » Avant de discuter de la « faisabilité » d’un projet d’expulsion massive : « Qu’est-ce que vous signifiez ? Que les étrangers doivent repartir ? Mais comment allez-vous faire pour ça ? Et pour les binationaux ? »

Sur BFM-TV (27/09), Christophe Barbier suit le même chemin : « C’est cette mutation qui est difficile : passer de celui qui dénonce ce qui ne va pas, "je mets le doigt dans la plaie", et il y en a beaucoup des plaies, à celui qui propose, qui dira "j’ai la pommade, j’ai le remède". » Sur France 5 déjà, il assénait la même rengaine : « Ce qu’il propose aujourd’hui aux lecteurs, c’est sa constance. "Je n’ai pas changé d’avis depuis 25 ans et les faits m’ont donné raison". Il est dans la posture de Cassandre. » (15/09) Sur France Inter, on aura encore droit à un autre attaché de presse : « À travers la question des prénoms, il a sans doute voulu poser le débat sur notre modèle d’intégration. Mais en le faisant par cet unique prisme, de manière aussi brutale, il a pris le risque de le caricaturer […]. Éric Zemmour défend clairement le concept d’assimilation. Et sur ce point, je peux le rejoindre sans hésiter. » (Alexandre Devecchio, France Inter, 15/09)

Tandis que sur LCI, le tapis rouge est clairement de sortie. Zemmour évoque-t-il des « lobbies antiracistes et LGBT » dont « il faut extirper la propagande de l’école » ? Ruth Elkrief ne questionne pas et lui tend la perche : « Donc on sélectionne les enseignants ? » La présentatrice avait du reste annoncé très clairement la couleur dès l’introduction de son émission :

Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes polémiste, essayiste, votre dernier livre La France n’a pas dit son dernier mot est en tête des ventes, vous êtes le phénomène politique de cette rentrée. Dans les sondages, on vous met entre 9 et 11 % d’intentions de vote donc ce soir, la question qu’on va se poser […] c’est : jusqu’où vous pouvez aller. Jusqu’où vous pouvez aller politiquement, jusqu’où vous pouvez aller intellectuellement, jusqu’où vous pouvez aller sur la place des femmes, sur la société. […] Et dans le fond ce qui nous intéresse, c’est au-delà des constats que vous posez, c’est évidemment de commencer à entrevoir quelques-unes des solutions ou des réponses que vous apportez.


On en est là. Face à une telle radicalisation des médias, on ne s’étonnera pas que les conseillers en communication, déguisés en journalistes, s’inquiètent de l’image du RN et de sa stratégie. Ainsi d’Yves Calvi à Laurent Jacobelli, porte-parole du parti : « Il y a un moment où il va falloir commencer à sérieusement vous inquiéter de ce qui se passe du côté d’Éric Zemmour non ? […] Vous n’êtes ni sourd ni aveugle, il y a peut-être une autre stratégie à mettre en place du côté de Marine Le Pen. » Voire à blanchir le parti, tout simplement : « Marine Le Pen n’a jamais véritablement eu de discours radicaux […]. Et c’est ça qui a ouvert cet espace. […] Moi, je n’ai jamais vu de propos racistes dans un meeting. » (Dominique Reynié, « C dans l’air », 29/09). Du coup, Caroline Roux s’inquiète : « Mais [sur l’immigration], elle est crédible à votre avis ? » (29/09) Ou encore cet autre blanchisseur (et ancien confrère d’Éric Zemmour) : « Marine Le Pen laisse un vide béant. […] Aujourd’hui vous voyez bien : elle ne parle plus du tout d’immigration ! Elle n’est plus du tout sur ses fondamentaux. […] Ce faisant, elle libère tout l’espace sur la thématique qui est chère à Éric Zemmour : l’immigration et la sécurité. » (Carl Meeus, « C dans l’air », 15/09). Et ce n’est pas fini. Aurélie Herbemont, journaliste politique à RTL : « En se banalisant, en se normalisant, en essayant de se présidentialiser, [Marine Le Pen] a laissé le créneau sulfureux qu’on avait généralement quand même souvent dans des campagnes présidentielles. […] On voit que pour cette dernière campagne, […] elle a voulu prendre des habits de future présidente de la République, et elle a laissé du coup un créneau à une radicalité et à un côté sulfureux ». (« C dans l’air », 29/09) Une position et des commentaires partagés jusque… sur France Inter.

Faisant réagir le numéro 2 du RN aux propos d’Arno Humbert, Nicolas Demorand se garde de préciser à l’antenne que ce dernier est un fervent soutien d’Éric Zemmour, webmestre de son site de « campagne » « Les amis d’Éric Zemmour ». Et la suite vaut le détour :

- Nicolas Demorand à Jordan Bardella : Une question tout de même pour savoir si vous balayez devant votre porte ou si vous faites des examens de conscience : Arno Humbert, délégué départemental des Deux-Sèvres, 14 ans de Front National puis de Rassemblement national, dit au Monde : « On nous a interdit d’aller à La Manif pour tous, puis de soutenir Génération identitaire. Marine Le Pen dit que le "grand remplacement" est complotiste, que l’islam est compatible avec la République, qu’elle ne sortira pas de Schengen ni de la Convention européenne des droits de l’homme… C’est une gauchiste qui a grandi dans un château et hérité de la succursale Le Pen. » Est-ce que à force de… [coupé]

On avait compris, mais Léa Salamé boucle la question :

Vous voyez bien la critique de fond ! La critique de fond, c’est : à force de vouloir banaliser votre discours, n’êtes-vous pas devenu banal ?

Rideau.


***


Est-il besoin de résumer ? À la faveur de cette rentrée présidentielle, la banalisation d’Éric Zemmour et du RN – dont les journalistes reproduisent, amplifient voire blanchissent les discours – est devenu un phénomène médiatique systémique. Que ce soit par suivisme d’un agenda uniformisé ou pratiques routinières, que ce soit par dépendance aux contraintes éditoriales, que ce soit par aveuglement ou sympathie politique, les grands médias balisent objectivement la route d’un courant fascisant, et lui servent de caisse de résonance.


Pauline Perrenot

 
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Notes

[1« Nous sommes pris en étau entre la démographie exubérante islamique qui impose des contre-sociétés dans des quartiers, des départements et des villes comme des espèces de concessions coloniales au temps de la Chine. » Éric Zemmour au « Sommet démographique international » de Budapest (24/09).

[2Rappelons tout de même que dans une interview au Corriere della Serra, le 30 octobre 2014, au journaliste qui lui demande « Que suggérez-vous de faire ? Déporter 5 millions de musulmans français ? », Éric Zemmour répond : « Je sais, c’est irréaliste, mais l’histoire est surprenante. Qui aurait dit, dans les années 1940, que 1 million de pieds-noirs auraient abandonné l’Algérie pour retourner en France ? Je pense que cette situation [...] nous portera au chaos et à la guerre civile. »

[3« Éric Zemmour, du journaliste au polémiste », « Retour vers l’info », France Info et INA, 16/09.

[4Lire à ce sujet le thread synthétique de ce doctorant en histoire (Twitter, 27/09).

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