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Aquarius : Bernard Guetta vole au secours du gouvernement italien

par Frédéric Lemaire, Martin Coutellier ,

La situation des 619 personnes sauvées en méditerranée par le bateau Aquarius, auquel l’Italie (explicitement) et la France (tacitement) ont refusé l’accès à leurs ports, a fait couler beaucoup d’encre. Dans cette abondante couverture médiatique, la chronique du 13 juin de Bernard Guetta illustre de manière exemplaire l’incurie du commentariat éditocratique. Elle livre une version partielle et partiale des enjeux de cette affaire… et pleine de compréhension à l’égard de la décision des dirigeants d’extrême-droite italiens [1].

Pour Bernard Guetta, c’est entendu : l’Italie a déjà accueilli son lot de migrants. D’ailleurs l’arrivée au pouvoir de partis dénonçant l’afflux de réfugiés en est la preuve : « Les Italiens ne peuvent plus accueillir à eux seuls tant de damnés de la terre » explique, compréhensif, l’expert en géopolitique de France Inter. Quitte à reprendre l’analyse même des dirigeants italiens, dont il ne précise à aucun moment l’étiquette politique d’extrême-droite. L’Italie serait donc submergée, après avoir « si longtemps accueilli avec tant de compassion » des « centaines de milliers de réfugiés ».

Bernard Guetta présente en réalité une vision quelque peu fantasmée de la politique migratoire italienne ces dernières années. Ainsi dans un article de France 24, signé avec l’AFP on apprend que le gouvernement italien précédent avait réduit de 80% les arrivées « grâce au réseau en Libye » de son ministre de l’Intérieur, et après avoir « signé des accords très controversés avec les autorités locales et des milices pour bloquer les migrants à Tripoli ». Ce même article précise que les personnes reconduites en Libye « sont à la merci d’un nouveau cycle de violences et d’extorsions dans des centres de détention cauchemardesques ». Voilà qui relativise sans doute la compassion des précédents gouvernements italiens.

La décision du gouvernement italien est conforme à une politique migratoire d’extrême-droite assumée, visant à chasser des centaines de milliers de personnes vers leur pays d’origine. Mais « l’expert » en géopolitique y voit quant à lui un « appel à la solidarité européenne » de la part des dirigeants italiens. On a connu des appels à la solidarité plus explicites… Bernard Guetta reprend ainsi son infatigable antienne selon laquelle il n’y a jamais assez d’Europe... Et le docteur Guetta formule à cet égard des prescriptions claires : les pays européens devraient travailler de concert pour « renvoyer les migrants économiques », « mieux se répartir les réfugiés politiques » entre eux, et « déployer une police commune des frontières européennes ». Bref, un programme qui n’a rien à envier aux politiques migratoires les plus droitières.

Cette petite leçon de fermeté migratoire version européiste, Bernard Guetta l’adresse à Emmanuel Macron. En bon éditocrate, il ne manque pas l’occasion d’encenser, au passage, le chef de l’État et son « art de "l’en même temps", cette rare capacité de faire comprendre et prendre en considération les raisons de l’autre et toutes les données d’un problème ». Mais c’est pour mieux regretter les critiques, en France, de la décision du gouvernement italien. Il juge ainsi « surprenant » qu’un porte-parole de la République en marche estime que la décision italienne de ne pas venir au secours de 619 personnes en détresse était « à vomir ». À l’inverse, il semble approuver la réaction outrée de l’Italie ; du moins celle-ci serait « bien sûr, évidemment, hautement prévisible ». Bernard Guetta est décidément plus disposé à comprendre la décision du gouvernement italien que les critiques dont il a fait l’objet…


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Faut-il le redire ? Il n’est pas question de contester à Bernard Guetta le droit de soutenir ses convictions à l’antenne. Même si, force est de le constater, elles s’avèrent très compréhensives à l’égard de la décision explicitement xénophobe des dirigeants d’extrême-droite italiens… et conformes à certains canons de la pensée éditocratique. Ainsi les migrants sont-ils présentés comme une calamité pour les pays qui les accueillent ; parmi ces personnes, il existerait d’un côté des « migrants économiques » qui ne méritent ni compassion ni accueil, et des réfugiés politiques ou de guerre que les pays européens devraient se répartir ; et enfin, il faudrait « plus d’Europe » – puisque tout succès serait dû à « l’Europe » et tout échec au « manque d’Europe » [2].

Cette chronique montre, une fois de plus, comment Bernard Guetta utilise sa tribune privilégiée sur une radio de service public pour servir aux auditeurs ses partis pris sur la politique européenne et la géopolitique. Cette position de quasi-monopole sur l’expertise en matière internationale pose non seulement un clair souci de pluralisme – pluralisme dont Bernard Guetta a déjà fait savoir qu’il n’était pas son problème ; mais il semble qu’elle le dispense également d’une certaine rigueur journalistique, et lui permet d’étayer ses analyses et prescriptions par des demi-vérités et des omissions orientées.

Martin Coutellier et Frédéric Lemaire


Annexe : Chronique géopolitique de Bernard Guetta, le 12 juin 2018

« De lui, sur un sujet tellement explosif et complexe, on aurait attendu mieux. Devant le drame de l’Aquarius, on aurait attendu d’Emmanuel Macron qu’il sache dire qu’il y a deux ans que les partenaires européens de l’Italie, la France comme les autres, la laissent se débrouiller avec les centaines de milliers de réfugiés qui s’échouent sur ses côtes et qu’elle a si longtemps accueillis avec tant de compassion.

Cet hommage rendu, il aurait alors pu constater – car c’est la réalité – que si les Italiens ont voté pour des partis dénonçant tout à la fois l’Union européenne et l’afflux de réfugiés, c’est que l’Union a trahi l’Italie et que les Italiens ne peuvent plus aujourd’hui accueillir à eux seuls tant de damnés de la terre.

Cela aurait permis à Emmanuel Macron de continuer en disant qu’il fallait donc voir dans le refus de laisser accoster l’Aquarius un appel à la solidarité européenne, que la France entendait cet appel, qu’elle ouvrait ses ports à ce radeau de la Méduse en raison d’une urgence que chacun ressent mais qu’elle appelait tous les pays de l’Union, Italie en tête, à travailler de concert à des vraies solutions, passant par la répartition des réfugiés politiques entre les Etats membres ; le renvoi des migrants économiques ; le développement d’une police commune des frontières européennes et l’ouverture d’une vraie réflexion, à 27, sur le soutien au décollage des économies africaines qui est la seule véritable solution à cette crise migratoire.

Non seulement la France se serait ainsi grandie mais elle aurait aussi pu faire bouger les choses, le tenter au moins. Son président aurait été là à la hauteur de son art de « l’en même temps », de cette rare capacité à faire comprendre et prendre en considération les raisons de l’autre et toutes les données d’un problème mais ce ne fut, hélas, rien de tout cela.

Ce fut bien plutôt la dénonciation, par le président lui-même, du « cynisme » et de « l’irresponsabilité » du gouvernement italien que le ministre des Affaires étrangères a appelé à revenir sur sa décision comme si la France, elle, ne pouvait rien faire et que l’Union n’avait rien à se reprocher. Ce fut également, la surprenante déclaration d’un porte-parole de la République en marche estimant que la décision italienne était « à vomir » et bien sûr, évidemment, hautement prévisible, une réaction outrée de l’Italie dénonçant, « l’hypocrisie » des réactions françaises.

Il n’est pas trop tard mais la France n’a rien fait avancer hier. Elle a compliqué et bien inutilement passionné les choses alors que le nouveau président du Conseil italien est attendu vendredi à l’Elysée et que sur tous les fronts, Trump, Russie, Proche-Orient, l’absolue nécessité est de maintenir et consolider l’unité de l’Europe. »

 
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Notes

[1La transcription intégrale de cette chronique est donnée en annexe.

[2C’est le fameux « théorème de Guetta ».

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