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« Affaire Johnny » : des journalistes le mors aux dents

par Thibault Roques,

Au lendemain de « la grande confession » de Laeticia Hallyday dans Le Point et après plusieurs mois d’une « affaire Johnny » qui n’en finit pas de « rebondir », un article paru dans le quotidien gratuit 20 Minutes faisait récemment le point sur « l’affaire de la décennie » et les méthodes d’investigation de la presse people. L’occasion pour nous de revenir sur le traitement journalistique de ce feuilleton haletant, riche d’enseignements sur le fonctionnement du champ médiatique.

Le journaliste de 20 Minutes démarre tambour battant, au risque de déconcerter son lectorat :

Difficile de savoir ce que ce « journalope » signifie pour le plumitif du quotidien gratuit. Méprisable mépris pour ses confrères et consœurs ? Autodérision équivoque ? On rappellera simplement que le terme fut utilisé à l’origine par l’extrême-droite pour disqualifier la profession de journaliste dans son ensemble [1]. Amalgame funeste contre lequel Acrimed s’est toujours élevé, n’appelant d’aucune façon à la disparition de la profession mais insistant plutôt sur la diversité des journalistes et de leurs pratiques.

Passé ce trouble initial, on aurait pu espérer un sursaut de lucidité, voire de réflexivité. Il n’en fut malheureusement rien. Car en pointant mollement du doigt une « "presse people" prête à tout pour sortir des infos » tout en publiant à son tour un article prêt à tout pour parler de l’affaire dont tout le monde (journalistique) parle et doit parler [2], le journaliste n’était manifestement pas à une contradiction près.


La presse people prête à tout ? 20 Minutes aussi

En effet, si le titre dénonce en creux la « course au scoop » à laquelle se livre une partie la presse…

Testament de Johnny Hallyday : Révélations, « scoop » et coups bas… La presse « people » est prête à tout pour sortir des infos sur « l’affaire de la décennie ».

… la suite ne manque pas de surprendre :

Le feuilleton du testament de Johnny Hallyday vous passionne. Inutile de nier, on a les chiffres… Depuis que Laura Smet a contesté, par voie de presse, le contenu de la succession de son père, à la fois sur le plan juridique et moral, on ne compte plus les rebondissements et les réactions outrées des différents camps, ou clans.

Et 20 Minutes de s’employer à les compter… Car le reste de l’article ne sera en définitive qu’un long reportage embarqué au sein des différentes rédactions de la presse people, naviguant entre complicité, complaisance et superficialité, pour dire combien cette disparition et ses conséquences sont, pour elles, une affaire en or. Ou comment prendre prétexte des « attentes » des lecteurs – en prétendant les combler plutôt qu’en admettant les construire – pour finalement générer de l’audience, entretenir le cercle mimétique de « l’information », sa peopolisation et in fine, son appauvrissement.


Information people et peopolisation de l’information

Il est légitime de se demander ce que l’on peut encore attendre d’une presse qui considère la mort d’un chanteur – aussi célèbre fût-il – comme un autre 11 septembre. Mais on peut également se demander l’intérêt qu’il y a, pour un quotidien généraliste, à consigner avec autant d’obstination et de minutie des réflexions si graves. Que l’on en juge :

« La première chose que je fais le matin, c’est faire un point là-dessus avec les journalistes du service. On investit beaucoup d’énergie et d’argent sur cette affaire. C’est le plus gros sujet que j’ai eu à traiter de ma carrière. » dit l’un. « Tout semble fade en comparaison avec l’affaire du testament (...). Cette histoire est formidable, il y a tout et surtout, il y a des répercussions multiples, on a de quoi faire un article par jour jusqu’à la fin de l’année… » affirme l’autre. Et « le chef de service du grand hebdo people » de préciser, rigolard mais non sans fierté, que « les sites people font des cartons d’audience en se contentant de reprendre nos infos, mais nous… on va les chercher à l’ancienne, avec les dents. »

Cet autoportrait en dit long sur la manière (cynique ?) dont certains professionnels ont totalement intégré une vision appauvrie du journalisme dominant, soumise qui plus est aux logiques de marché. Car c’est sans le moindre questionnement sur l’information en tant que bien d’intérêt général, et sur sa hiérarchie ici renversée à l’extrême, que les journalistes fantasment et feuilletonnent jusqu’à plus soif sur les « déboires » d’une classe dominante dont le quotidien est particulièrement éloigné de celui de la plupart des lecteurs qui les suivent.




Au fond, chroniquer quasi quotidiennement le « feuilleton Johnny » et s’abreuver aux meilleures sources, même ou surtout quand il n’y a rien à dire, revient à « alimenter le feuilleton médiatique » et contribuer à amplifier un événement qui, sans une armée de journalistes zélés, serait vraisemblablement resté à l’état de fait divers à peine plus significatif que les autres. Cela sans oublier que l’une des principales fonctions du fait divers (dont le pouvoir de visibilité est aujourd’hui décuplé par les chaines d’information en continu) est avant tout de faire objectivement diversion : en parlant en continu, sur les chaînes d’information en continu et ailleurs, de « l’affaire de la décennie », on parle d’autant moins d’autres sujets.

Aussi l’un des effets à la fois les plus évidents mais les plus inaperçus de l’effervescence médiatique autour d’un « événement » [3] est-il, outre la perte fréquente d’un quelconque sens de la mesure, l’occultation, temporaire ou durable, partielle ou totale, du « reste » de l’actualité sociale, économique et politique du moment.


Information sur l’information et misère de l’information

On saura néanmoins gré à l’auteur de l’article de nous renseigner, sans doute un peu malgré lui, sur les pratiques et le fonctionnement de la presse people. Il n’est qu’à observer les différents sous-titres retenus pour saisir à quel point l’univers médiatique – et singulièrement la presse de caniveau, qui constitue son pôle le plus dominé – est un champ de luttes et de concurrence impitoyables : « Des médias en mode commando » ; « La pêche au scoop » ; « La presse premium » ; « C’est notre 11 septembre. »

À y regarder de plus près, donc, si l’article de 20 Minutes ne contient guère d’information au sens usuel, il nous renseigne involontairement et indirectement sur le fonctionnement de l’univers médiatique (et spécialement de la presse people), sans que le moindre recul ne semble pris par rapport aux « faits » relatés – ou à leur absence.

S’il fallait une preuve supplémentaire du caractère irréfléchi du journalisme qu’a souvent engendré « l’affaire de la décennie », qu’il suffise de mentionner deux des innombrables articles que le quotidien gratuit 20 Minutes a publiés :




Misère de l’information, people ou autre… Car ces exemples d’investigation poussée et d’enquête approfondie rappellent que si l’on a beaucoup dénoncé la presse people en elle-même et pour elle-même, on a moins protesté contre ce que cette presse faisait aux médias généralistes [4] – fussent-ils gratuits –, à savoir une « peopolisation » de l’information qui s’observe au moins sous deux rapports dans les grands médias : importation d’angles personnalisants et accroissement des sujets people. Il n’est en effet plus une question, allant de la politique sociale jusqu’à l’information internationale, qui ne fasse l’objet d’une personnalisation sous une forme ou sous une autre [5].

Et l’emprise toujours plus grande des logiques financières au sein des médias contribue nécessairement à homogénéiser les pratiques du champ en encourageant la multiplication de sujets people générateurs de clics et de rentabilité accrue. Ou comment surfer à tout prix sur la vague médiatique peut mener aux pires dérives journalistiques.


***


L’auto-réflexivité journalistique n’est pas une mauvaise chose : Acrimed n’a eu de cesse de militer pour que des journalistes (et d’autres…) parlent du travail des journalistes et informent mieux le public sur ce dernier ; informer sur l’information est utile voire indispensable pour contribuer à améliorer le fonctionnement de cet univers et de celles et ceux qui y travaillent. Mais le faire de manière a-critique et aux dépens de la production d’informations dignes de ce nom confirme a contrario que l’espace médiatique dominant ne peut être le lieu d’une critique réflexive radicale du journalisme – et ce d’autant moins à mesure que dépendance(s), concurrence(s) et contraintes croisées s’aggravent.


Thibault Roques


Supplément : Le meilleur du pire


Mais trêve de pessimisme ! Aux amateurs d’articles « raisonnables » et d’infos glanées « avec les dents », le petit florilège qui suit résume assez bien, à nos yeux, plusieurs mois d’un travail d’investigation acharné par les plus fins limiers des plus grandes rédactions. Garanti sans trucage, évidemment…














 
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Notes

[1On pourra lire à ce sujet l’article de Libération.

[2Voir l’article de Samuel Gontier sur le site de Télérama.

[3Sur cette notion, on lira avec profit le livre de Patrick Champagne sont nous avions rendu compte ici.

[4Effets de champ dont il y aurait des analogies dans d’autres secteurs de l’univers médiatique et à d’autres époques si l’on songe, par exemple, à ce que l’arrivée de la télévision a fait à la radio, ou à ce que la privatisation de TF1 a fait à la télévision publique

[5Pour illustrer ce point, on peut penser à la popularité des rubriques « portraits » dans les journaux ou encore aux conflits entre groupes, partis ou autres organisations souvent résumés à des conflits de personnes.

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