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À quoi sert Laurent Joffrin ?

par Frédéric Lemaire,

Quelques jours après les résultats des élections européennes, qui ont vu le Rassemblement national en tête du scrutin, Laurent Joffrin livrait une analyse d’une lucidité confondante : la pensée réactionnaire serait en déroute, malgré son omniprésence dans les médias. L’occasion, pour lui, de fustiger les « schémas déterministes » de la sociologie bourdieusienne. L’occasion, pour nous, de poser (à nouveau) une question simple : à quoi sert Laurent Joffrin ?

La « lettre politique » de Laurent Joffrin permet au directeur de Libération de faire part de ses humeurs les plus personnelles. Dans un billet publié avant le scrutin des européennes, il soufflait ainsi aux « électeurs de gauche » que le vote Glucksmann serait pour eux le seul choix efficace. Quelques jours après les résultats des élections, le phare autoproclamé de la social-démocratie se fendait d’un nouveau billet, intitulé « La défaite de la pensée Finkielkraut ». Dans lequel il est d’abord question de l’omniprésence des chroniqueurs réactionnaires à la télévision :

Entre Éric Zemmour, Ivan Rioufol, Élisabeth Lévy, Alexandre Devecchio, Natacha Polony, Vincent Trémolet de Villers, Charlotte d’Ornellas, Mathieu Bock-Côté, Eugénie Bastié, André Bercoff, Geoffroy Lejeune, une nuée de publicistes conservateurs s’est abattue sur les studios comme une volée de corbeaux sur un champ labouré, survolés par l’aigle précurseur et académique Alain Finkielkraut, qui est le contraire d’une buse.

Transmission, tradition, autorité, identité, « racines chrétiennes », lutte contre la décadence, contre Mai 68, contre l’islam, la PMA, le mondialisme, le start-upisme, le politiquement correct, l’immigration, le « grand remplacement », le pédagogisme, le mariage pour tous, le multiculturalisme, la GPA, la « théorie du genre » : tous ces thèmes, qui sont le fond de sauce d’un anticonformisme uniforme, semblaient occuper les esprits et les cœurs.

Une fois n’est pas coutume, nous pourrions tomber d’accord avec Laurent Joffrin sur ce constat. Nous sommes d’ailleurs revenus plusieurs fois sur le poids des éditorialistes de droite extrême et d’extrême-droite, y compris dans la foulée de l’affaire Weinstein. Plus récemment, nous évoquions le cas emblématique de Gabrielle Cluzel, nouvelle éditocrate issue de la fachosphère promue par CNews et LCI.

Mais les choses se corsent rapidement. Car selon le directeur de Libération, l’omniprésence médiatique de ces « publicistes réactionnaires » aurait en réalité… un impact nul ou négligeable. Laurent Joffrin en apporte une preuve éclatante : l’échec du candidat Les Républicains (LR), François-Xavier Bellamy, et son (faible) résultat de 8%. Problème : Laurent Joffrin omet un peu vite les 23,3% obtenus par le Rassemblement national – sans compter les autres candidats d’extrême-droite – dont les orientations sont parfaitement solubles dans les obsessions des éditocrates réactionnaires, listées par Joffrin lui-même [1].

Laurent Joffrin croit-il sincèrement que le candidat LR est le seul à incarner les obsessions réactionnaires, dont il reconnaît l’omniprésence médiatique ? Quoi qu’il en soit, la démonstration lumineuse du directeur de Libération ne s’arrête pas là. Pour lui, dans la défaite de Bellamy, serait également un désaveu… pour la sociologie bourdieusienne :

Cette gamelle [des Républicains] démontre, s’il en était besoin, l’emprise toute relative exercée par les médias sur les électeurs, à des années-lumière du schéma déterministe popularisé par la sociologie bourdieusienne.

Il faut dire que le directeur de Libération est coutumier de ce type d’attaques malhonnêtes contre la pensée de Pierre Bourdieu. A chaque fois le modus operandi est le même : livrer une caricature grossière de la sociologie bourdieusienne (ou de la critique des médias qui s’en inspire) pour mieux l’accabler de critiques ineptes [2].

Au lieu d’étaler publiquement ou son incompétence, ou sa méconnaissance de la sociologie des médias, Laurent Joffrin serait inspiré de consulter le site d’Acrimed. Il y trouverait, par exemple, cette synthèse utile sur le pouvoir des médias et leur rôle dans le cadrage du débat public, l’imposition des sujets et des angles légitimes ; une conception qui met notamment à distance le « schéma déterministe » (fantasmé par Joffrin), selon lequel les médias manipuleraient les électeurs. Et qui s’avère utile pour comprendre les ressorts de la banalisation médiatique de certaines thématiques chères à l’extrême-droite...


***


Alors que le RN triomphe dans les urnes et que ses orientations identitaires font l’objet d’une intense promotion médiatique, que penser d’un éditocrate qui s’empresse de clamer la défaite de la pensée réactionnaire ? Et qui ne trouve rien d’autre à faire que de taper bêtement sur la sociologie bourdieusienne – dont il ne comprend décidément pas grand-chose ? Bref, à quoi sert Laurent Joffrin ? Une chose est sûre : un éditocrate ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît.


Frédéric Lemaire

(nos remerciements à @Damien__Boone pour le signalement)


Post Scriptum : Comme nous le signale un adhérent d’Acrimed, Laurent Joffrin s’attachait déjà, en 2000, à caricaturer la critique des médias dans le Nouvel Observateur comme nous le relevions alors. Il écrivait : « Pour des auteurs comme Serge Halimi ou Pierre Bourdieu, suivis par des légions de disciples, les médias occidentaux sont une vaste machine à décerveler mise au service du capital pour garantir la pérennité d’un ordre social injuste. »

 
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Notes

[1À noter que le RN et ses thématiques privilégiées ont, d’une manière générale, bénéficié d’un traitement médiatique particulièrement complaisant, voir « Les chaînes télé déroulent le tapis rouge devant Marine Le Pen » ainsi que notre article sur le débat « Spéciale Européennes » sur France 2.

[2On se bornera, en guise de contre-exemple, à citer une seule citation de Pierre Bourdieu tirée de L’Amour de l’art (p.148) : « L’action de la radio et de la télévision ne s’exerce pas de façon systématique et homogène. (...) La réceptivité à l’information varie considérablement selon le type d’information reçue et selon les caractéristiques sociales et culturelles des sujets qui la reçoivent. ».

Sur les attaques contre la critique des médias, voir notre recension de Média-paranoïa, livre de Laurent Joffrin à charge contre la critique des médias. Voir également notre article analysant le plateau sur France Culture au cours duquel Laurent Joffrin « débattait » avec Henri Maler, le co-fondateur d’Acrimed.

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