Genève, février 2003 - Comme beaucoup de nos concitoyens, nous avons été choqués par la manière dont la plupart des médias ont rendu compte de la manifestation avortée des opposants au Forum économique de Davos le 25 février 2003. Nous avons décidé de réagir, en établissant un dossier sur la manière dont une certaine presse à couvert cet événement. Nous nous sommes limités à la Tribune de Genève, qui, dans sa relation de la contestation du Forum, constitue, à nos yeux, un excellent exemple de cette entreprise de désinformation à laquelle se sont livrés plusieurs autres journaux romands, comme Le Matin ou L’Hebdo. Nous proposons, dans les pages qui suivent, une lecture critique de celle-ci. Notre démonstration se déroule selon trois axes : le vocabulaire et le style des articles incriminés, la lecture des faits qu’ils proposent, en prenant comme exemple la relation des événements du 25 janvier, enfin, le contexte, plus large, dans lequel il convient de les interpréter, à partir de l’exploitation faite par la Tribune de Genève de l’incident survenu à la douane de Cornavin, lors de la manifestation genevoise du 24 janvier 2003.
De la manipulation du langage...
Dès le lundi qui a suivi les événements, la rédaction de la Tribune de Genève s’est employée à disqualifier systématiquement les intentions et les propos des opposants au Forum de Davos en usant d’un vocabulaire destiné à criminaliser les contestataires et de procédés stylistiques visant à discréditer leur discours. Quelques exemples : les manifestants "saccagent " la ville de Berne, parce qu’ils sont " frustrés " d’avoir été empêchés de défiler à Davos [2]. Ce sont donc des " casseurs " qui ont envahi la capitale samedi soir [3]. Si la plupart d’entre eux sont des jeunes, on compte dans leurs rangs " quelques militants très mûrs aussi, comme une célèbre institutrice genevoise ". Ce sont évidemment les plus redoutables, car, à l’instar de Walter Angst, membre de l’Alliance d’Olten, l’organe de coordination de la manifestation, dont le " cordial embonpoint " est pourtant de nature rassurante, ils peuvent s’avérer de dangereux manipulateurs. Le mot n’est pas employé par le journaliste, qui préfère camper Walter Angst en leader à la fois autoritaire et rusé, " prêt à cultiver parfois un haut degré d’ambiguïté ", prêchant l’apaisement tout en donnant aux manifestants l’ordre de refuser les contrôles prévus à Fideris, la gare située à 6 kilomètres de Landquart, sur la ligne de Davos, où la police avait prévu un important dispositif de fouille des bagages et de fichage des personnes. " L’Alliance d’Olten a jeté son masque ", peut ainsi résumer le rédacteur. La mauvaise foi dont ont fait preuve leurs leaders vient opportunément expliquer l’explosion de violence des manifestants de base à Berne. Si, pendant leur longue attente à Landquart, la plupart d’entre eux sont rendus " presque languissants " par un " soleil généreux ", un " quarteron de nerveux " tentent tout de même de " prendre d’assaut l’autoroute " [4]. Aussi, lorsque le directeur municipal de la sûreté bernoise déclare que dans sa ville la police a eu affaire non pas à des manifestants mais à des " terroristes de la pire espèce qui ont exercé une violence inouïe de manière délibérée et organisée ", propos complaisamment rapportés par la journaliste de la Tribune et repris partiellement dans un intertitre en caractères gras, le lecteur en est déjà convaincu [5].
Deuxième procédé, tout aussi classique : le doute jeté sur les déclarations - lorsqu’elles sont reproduites - des opposants au Forum par l’emploi récurrent du conditionnel ou d’expressions de nature à les dévaloriser, pour en réduire au maximum la portée, alors que celles émanant de source officielle ou policière sont, a priori, assénées comme autant de vérités. Ainsi, le non respect par les autorités grisonnes du compromis passé entre les alter-mondialistes et les forces de sécurité sur les contrôles de Fideris est mis au conditionnel. En revanche l’information, fausse, selon laquelle une partie des manifestants auraient refusé de descendre du train pour permettre à la police la fouille des bagages à l’intérieur des voitures, est affirmée sans nuance, d’autant plus qu’elle est présentée comme émanant de la bouche même du maire adjoint de Davos [6].
Lorsque, au cours de la conférence de presse donnée à Genève le jeudi 30 janvier par des participants, des réalisateurs professionnels indépendants présentent deux courts extraits de leur travail, tournés par deux caméras différentes, qui montrent l’arrosage par les forces de police du train des manifestants quittant la gare de Landquart par des balles en caoutchouc, le journaliste de la Tribune, pourtant présent, parle de " deux petits films amateurs ". Bien que les images corroborent de manière difficilement réfutable les témoignages de plusieurs voyageurs, dont a fait état la presse indépendante [7], le même rédacteur mentionne le fait au conditionnel, puis poursuit, usant d’une syntaxe approximative : " Les documents vidéo laissent entendre des crépitements sur la carlingue de ce train et montrent des scènes de panique, suivies d’un jeune homme à l’arcade sourcilière ensanglantée. " [8]
Présentés par la rédaction de la Tribune de Genève comme un troupeau d’un bon millier de jeunes psychologiquement fragiles, sombrant rapidement dans la violence et la casse, manipulés par quelques vieux militants à l’apparence bonhomme trompeuse, les opposants au Forum économique de Davos ne sauraient évidemment faire de déclarations auxquelles accorder un quelconque crédit.
...à la distorsion des faits
Pourtant, Elisabeth Eckert Dunning, qui relate les événements de Berne, commence son article en donnant la parole à deux manifestants. Le premier, un Genevois explique ce qu’elle appelle le saccage de la ville fédérale de la manière suivante, selon la journaliste : " Les manifestants étaient remontés à bloc, chauffés à blanc. Ils avaient été coincés des heures en gare de Landquart. Alors tout ce qu’ils voulaient, c’était de savoir où ils pourraient défiler ". L’analyse, on en convient, est un peu courte. Elisabeth Eckert Duning pourtant s’en contente. Elle laisse le soin de l’étoffer, si on peut dire, à son collègue Philippe Rodrik. Elle se bornera à rappeler, dans un jeu de mots hasardeux, que " le Syndicat du Bâtiment et l’Alliance d’Olten voient dans les provocations policières les raisons de la colère ". La seconde personne interrogée, un Jurassien, semble bien plus inquiétante : " Davos ce n’était qu’un apéritif avant Evian ", avertit-elle [9]. Ces propos menaçants réapparaîtront une seconde fois, le jeudi 30 janvier, dans une tentative de manipulation de la part du journal, que nous évoquerons plus loin.
La tâche de rendre compte des raisons de l’échec de la manifestation de Davos incombait donc à Philippe Rodrik. Pour lui, les choses sont simples d’entrée de jeu. " Les complices des casseurs se sont démasqués samedi : le leader de l’Alliance d’Olten Walter Angst et ses camarades ont refusé les contrôles de la police grisonne permettant de diminuer les risques de violence, de limiter le nombre des battes de base-ball, de cocktails molotov, de barres de fer et autres sprays au poivre. " [10] Rien sur la nature de ces contrôles ni sur les négociations dont ils ont fait l’objet durant la fin de la matinée de samedi. L’Alliance d’Olten, on le sait, avait très clairement fait savoir les jours précédents que les manifestants n’accepteraient pas de passer par les sas de sécurité installés par la police en gare de Fideris, de manière à éviter tout fichage individuel et les caméras indiscrètes, ce que ne pouvait ignorer le journaliste, même si, et cette omission n’est naturellement pas innocente, la Tribune de Genève, contrairement au quotidien Le Courrier , a passé sous silence la dépêche de l’Agence télégraphique suisse (ATS) qui en fait état [11].
Ce que Philippe Rodrik ne dit pas, c’est que les manifestants, réunis dans une sorte d’assemblée improvisée en gare de Landquart, ont non seulement confirmé librement leur refus de tout passage dans les sas mais ont fait une concession de taille : ils acceptent une fouille des bagages, pour autant qu’elle soit opérée dans le train. L’accord étant ainsi établi entre les deux parties, le premier convoi, qui compte plusieurs personnalités politiques et syndicales, passe sans problème. La police refuse de monter à bord du second, bondé, en raison des faibles moyens en matériel des chemins de fer rhétiques, à moins que quelques personnes n’en sortent. La moitié des voyageurs descendent et réclament pendant 20 minutes que les forces de l’ordre procèdent à l’inspection des bagages. En vain. L’heure tourne. Il est près de 14 heures. Les autorités policières jouent la montre. Devant le refus de celles-ci d’honorer leur engagement, les passagers remontent dans les voitures et demandent à regagner Landquart, où le gros des manifestants attend, parqués dans deux trains minuscules, un hypothétique départ vers Davos. Ils devront encore patienter longtemps avant que leurs camarades, inexplicablement chassés du train ralliant Fideris à Landquart quelque 700 mètres avant la gare, n’arrivent à pied, escortés par les forces de l’ordre, qui balancent force gaz lacrymogène et font un usage immodéré de leurs lances à eau. Il est alors 16 heures. Tandis que des responsables policiers hurlent par mégaphone aux manifestants de monter dans les deux trains spéciaux prévus par les CFF pour leur retour sur Zurich et Berne, leurs subordonnés se déchaînent et arrosent de gaz les quais, provoquant de véritables scènes de panique. Non satisfaites d’avoir empêché le déroulement normal du défilé prévu à Davos, les autorités policières veulent retarder le plus possible l’arrivée des participants à Berne, ville dans laquelle doit maintenant se tenir la manifestation de remplacement [12].
Tout cela, le lecteur de la Tribune l’ignorera, puisque, rappelons-le, pour Philippe Rodrik, les seuls responsables de la manifestation avortée de Davos sont les membres de l’Alliance d’Olten. Toute indication qui irait à l’encontre de cette explication simpliste est proprement évacuée. " La maréchaussée et les autorités des Grisons croulent sous les louanges ", affirme-t-il sans l’ombre d’un conditionnel. Seule notation qui laisserait entendre que la réalité ne se laisse pas tordre le cou aussi facilement, le journaliste se demande, suite au succès de l’action judiciaire intentée par Walter Angst en juin 2000 contre l’interdiction de manifester à Davos lors de l’édition du Forum économique mondial de cette année-là, si le leader zurichois ne pourrait à nouveau gagner un éventuel procès à propos des contrôles mis sur pied à Fideris [13].
Les faits peuvent, néanmoins, se révéler parfois têtus. Dans ce cas, le rédacteur de la Tribune de Genève recourt à l’invention pure et simple, sans se préoccuper des éventuelles contradictions que l’emploi de ce procédé engendre au sein du même article. Les films projetés au cours de la conférence de presse du 30 avaient pour sujet, nous l’avons dit plus haut, le départ de l’un des deux trains de manifestants en gare de Landquart, mais cela ne retient pas le journaliste de sous-titrer son article " Des participants genevois ont présenté des vidéos sur les bagarres de Fideris ", localité où il ne s’est jamais rien passé de semblable, ce que confirme du reste la lecture de l’article [14]. La confusion provoquée par l’emploi d’un procédé aussi grossier contribue à jeter le doute sur l’ensemble de la démonstration présentée par les participants à la conférence de presse.
Il ne reste plus, pour donner l’illusion de l’objectivité, que de renvoyer finalement dos à dos les protagonistes de l’événement, en privilégiant toutefois le point de vue officiel, celui des autorités et de leurs soutiens à gauche, la direction du Parti socialiste et certaines organisations syndicales. Cette stratégie du brouillage sera mise en œuvre par le rédacteur en chef, Dominique von Burg, dans son éditorial du 27 janvier, qui marque d’ailleurs curieusement une certaine retenue par rapport aux informations fournies par ses propres journalistes, dont il sait, mieux que quiconque, ce qu’il faut penser, et, le lendemain, par Christian Bernet, à l’aide des dépêches d’agences sous le titre " Règlements de comptes après les manifs de Davos " [15].
Ce consternant alignement d’affirmations péremptoires non fondées, d’omissions, de mensonges, ou, au contraire, de vérités mises systématiquement en doute quand elles émanent des opposants, a pour but de mettre en évidence ce qu’Edipresse veut que le lecteur retienne de cette journée du 25 janvier, la casse à Berne, et d’en occulter l’enjeu essentiel, à savoir la grave atteinte aux droits démocratiques - liberté de circulation, liberté d’expression - que représentait le dispositif sécuritaire, sans précédent par son ampleur et son coût, mis en place pour assurer la tenue d’une réunion privée, dispositif qui " n’avait pas pour fonction uniquement de limiter l’ampleur de la mobilisation contre les "Global Leaders" " mais visait " aussi à criminaliser le mouvement social " [16].
Lire la suite (et la fin) : Une stratégie délibérée de la tension