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Droit du travail et du licenciement : quand le JT de France 2 ne fait pas dans la dentelle

par Denis Perais,

Au moment où la contestation contre l’avant projet de loi sur le travail prend de l’ampleur, nous revenons sur un reportage diffusé le mardi 1er mars dans le journal télévisé de 20 heures de France 2 présentant la liquidation judiciaire annoncée de l’entreprise Desseilles Laces à Calais [1] comme ayant pour origine les pénalités financières qu’elle devrait payer suite à l’annulation par la justice administrative [2] des décisions autorisant le licenciement en 2013 de plusieurs salariés dits « protégés » – on notera qu’en plateau, Jean-Paul Chapel donne des informations sur ce statut, le seul « bon point », car réellement informatif, de la séquence [3].

Pour le reste, entre superficialité, raccourcis et pluralisme mutilé, confinant in fine à une totale manipulation, la chaîne publique joue pour une énième fois une complainte médiatique déjà ancienne : une trop grande « rigidité » du code du travail – dans le cas présent les modalités de licenciement – pèse d’un poids insupportable sur les épaules des entrepreneurs et constitue une muraille infranchissable à l’embauche [4].

D’une seule voix

En lançant le reportage, David Pujadas désigne immédiatement le(s) coupables : « En plein débat sur les règles sociales dans l’entreprise, cette affaire à Calais. Elle concerne l’une des plus célèbres fabriques de dentelle de la région, elle est sur le point d’être placée en liquidation, motif : une décision de justice qui la contraint à réintégrer cinq salariés protégés ». Un lancement qui est aussi un cadrage, loin d’être neutre, du sujet.

Si, dans le reportage qui suit, la journaliste évoque bien deux autres causes possibles pouvant expliquer les difficultés de l’entreprise – « Desseilles, l’un des derniers dentelliers de Calais, subit de plein fouet la concurrence asiatique […] Hors caméra, les salariés incriminés parlent de mauvaise gestion  » – elle fait le choix, sans doute téléguidé par sa hiérarchie, de ne pas les développer. Au contraire, elle s’appesantit dans son récit sur la décision de justice prétendument fatale : « En 2013 elle doit licencier 9 personnes pour survivre. Les clients reviennent, les plus grandes marques de lingerie lui font confiance mais il y a deux mois, la justice oblige la PME à réintégrer cinq anciens salariés, représentants syndicaux. Coût : 1 million d’euros pour l’entreprise, le coup de grâce  ».

Quelles sont les raisons ayant conduit l’annulation des licenciements [5] ? D’où sort ce chiffre mirobolant d’1 million d’euros [6], sachant qu’il ne revient pas à la juridiction administrative de fixer le montant des indemnités à verser aux plaignants, mais aux prud’hommes, qui ne se sont pas encore prononcés sur le sujet ? Mystère ?

Si les téléspectateurs n’étaient pas encore convaincus de l’irresponsabilité des plaignants et des juges leur donnant raison, pour leur ôter leurs derniers doutes, la journaliste passe la parole à deux dirigeants de la société, ceux-là même qui viennent donc d’être condamnés par la justice :

- Marc Bohler, responsable qualité, entreprise Desseilles Laces : « Le rôle d’un délégué syndical, c’est quoi ? C’est de défendre l’entreprise et l’intérêt des salariés. Or, ce qui se passe là, c’est qu’ils le font pas réellement puisque là on va réintégrer 5 personnes qui vont faire disparaître 74 personnes. Y a quelque chose qu’est pas vraiment cohérent ».

- Gérard Dezoteux, directeur création et production qui, d’après la présentation de la journaliste «  accuse ces délégués CFDT d’avoir coulé sa boîte » : «  C’était des fouteurs de merde, des fouteurs de merde. Ils ne pensaient qu’à une chose : destruction de la boîte, destruction de la boîte. Le patron, faut manger du patron, voilà, c’est ça.  »

Et pour achever de convaincre les téléspectateurs qui auraient pu trouver ce dernier réquisitoire un brin partial et caricatural, le reporter, en grand professionnel qui n’oublie jamais de vérifier ses informations et de croiser ses sources, ajoute : « Des propos confirmés hors micro par les autres salariés ». Irréfutable !

Un reportage hémiplégique jusqu’au bout, mais le journaliste a une bonne excuse : « À la CFDT, personne n’a souhaité nous répondre » ! La cause est donc entendue : la décision de justice est « anti-économique » et donc illégitime, les vraies victimes sont les dirigeants de l’entreprise, les véritables coupables, les salariés protégés (et les juges avec eux ?) qui portent l’entière responsabilité de ce qui arrive à la société. Outre le procédé journalistique qui bafoue toutes les règles du métier, cette « démonstration » de la nocivité des règles encadrant les licenciements [7] n’est pas vraiment anodine dans le contexte politique actuel.


La paresse journalistique au service de la propagande patronale

Un [petit] effort de recherche aurait pourtant permis à la chaîne publique d’éviter de se livrer à une aussi grossière manipulation et de révéler que les difficultés de la filière dentellière en général, et de l’entreprise Desseilles Laces en particulier, sont anciennes et que pour la première nommée, elles n’ont pas pour origine la décision du tribunal administratif de Lille du 2 décembre 2015.

Nul besoin de se plonger dans des rapports d’expertise compliqués ou de savantes études universitaires, il suffisait aux journalistes de la chaîne publique d’aller puiser chez leurs confrères… Chez ceux du Figaro, par exemple, qui le 1er mars rappelaient que « depuis le début des années 2000, la dentelle de Calais est fortement concurrencée par la Chine […] Dans les années 1950, cette industrie permettait de faire vivre plus de 30 000 salariés dans la région, contre 600 aujourd’hui. “Lorsque je suis arrivé à Desseilles, nous étions 500, aujourd’hui nous sommes 74”, témoigne Renato Fragoli, employé et représentant du collectif Les oubliés de Desseilles ».

Ou encore dans un reportage diffusé le 26 février 2015 dans le JT de 13 heures de TF1 qui mentionnait que l’entreprise s’était déjà retrouvée « plusieurs fois en dépôt de bilan » et que malgré le remplissage du carnet de commandes, « aucune banque et aucun investisseur n’a[vaient] décidé de les suivre ». Marc Bohler, le responsable qualité résumait déjà à l’époque la quadrature du cercle : « Au jour d’aujourd’hui, y faut absolument qu’on trouve de l’argent et des financements très rapidement, sinon la société est en grand danger ».

Le Figaro et Jean-Pierre Pernaut plus objectifs que France 2, ou le naufrage du service public d’information…


***

Dans un article du 18 avril 2006 consacré à un reportage sur le retrait du contrat de première embauche (CPE), nous soulignions :

« Ce reportage, version à peine étendue des micros-trottoirs, ne tire pas explicitement la leçon que sa construction suggère : ceux qui se sont battus pour obtenir le retrait du CPE, sont finalement responsables du chômage d’une cinquantaine de personnes et, par extension, de bien d’autres encore. A moins que nous n’ayons pas bien compris...

Deux explications qui ne s’excluent pas sont à notre disposition pour rendre compte de tous les « biais » signalés :
 Ou bien ils résultent du
formatage marchand des reportages qui les réduit à quelques poignées de secondes qui, montées en quelques minutes, interdisent toute mise en perspective ;
 Ou bien ils résultent d’une
intériorisation de la pensée de marché qui proclame que, hors la flexibilité, il n’est point de salut ».

Près de 10 ans après, les mêmes causes produisent malheureusement toujours les mêmes effets, que l’austérité imposée depuis des années à la télévision publique ne contribuent pas à atténuer, bien au contraire [8].



Denis Pérais



Le tract distribué par Acrimed dans les rassemblements contre la « Loi Travail ».

 
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Notes

[1Le 3 mars 2016, le tribunal de commerce de Boulogne-sur-Mer lui a accordé un sursis de 3 semaines.

[2Décision du tribunal administratif de Lille du 2 décembre 2015.

[3« Ces salariés protégés sont environ 600 000. Ce sont des délégués du personnel élus, dès que l’entreprise compte 11 salariés. Ce sont aussi des délégués syndicaux désignés par le syndicat représentatif à partir de 50 salariés. Le seuil de 50 salariés déclenche aussi un élu pour le comité d’entreprise et un représentant du comité d’hygiène, sécurité et des conditions de travail, le fameux CHSCT. Un même délégué peut cumuler plusieurs de ces mandats ; et il est protégé parce qu’il défend les intérêts des autres employés auprès de la direction pour lui éviter des représailles de l’employeur. Concrètement, il peut être licencié mais avec deux conditions préalables : l’autorisation de l’inspecteur du travail, il y a même un recours possible auprès du ministre, et une consultation du comité d’entreprise. Le salarié protégé est souvent le dernier à rester dans un établissement en difficulté […] Il négocie toujours son propre licenciement »

[4Une sublime démonstration de ce parti-pris systématique a été une nouvelle fois apportée le 3 février dernier par le collectif Nada dans « La meute versus le Code du Travail ».

[5Le reportage oublie de mentionner que ce n’est pas la première fois que l’entreprise Desseilles est rattrapée par la patrouille pour ce motif, puisqu’en 2011 elle avait déjà été condamnée par la justice administrative et les prud’hommes pour le licenciement abusif d’un délégué syndical.

[6Ici, la journaliste choisit de ne citer que la fourchette haute évoquée par l’entreprise et mentionnée dans un article publié sur le site du syndicat FO le 31 janvier 2016 : « Desseilles Laces estime “entre 700 000 euros et un million d’euros” la facture  ».

[7L’antienne voulant que la prétendue rigidité de la réglementation sur le travail serait un frein à l’emploi est pourtant remise en cause jusque dans les couloirs du très néolibéral Fonds monétaire international (FMI), comme le rappelle Serge Halimi dans son article « Le temps des colères » publié dans Le Monde diplomatique de mars 2016.

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