Accueil > Critiques > (...) > La face cachée du Monde et ses suites

Un « quotidien de référence » ?

« La face cachée du Monde » (5). Questions sans réponses : Le Monde et 20 Minutes

par Henri Maler, Yves Rebours,

Après avoir concentré sa riposte sur la « haine » dont il serait l’objet, en tirant argument des présupposés politiques de Pierre Péan et de Philippe Cohen et des attaques personnelles dont ils abusent, Le Monde s’est enfin résolu à donner quelques réponses aux questions soulevées par l’enquête de Pierre Péan et Philippe Cohen : réponses biaisée à des questions parfois mal posées, mais qui soulèvent de très sérieux problèmes. Ainsi sur les rapports entre Le Monde et 20 Minutes.

Le Monde et 20 Minutes

Pierre Péan et Philippe Cohen (Chapitre 21. « Docteur Jean-Marie et Mister Colombani : le lancement de 20 Minutes » pp. 499-511) mettent en question le « mélange des genres » et les dérives déontologiques dont témoigneraient les relations du Monde avec le groupe suédois Shipsted et, particulièrement, la contradiction entre les prises de position publiques du Monde sur les journaux gratuits et les négociations simultanées pour imprimer l’un d’entre eux sur les imprimeries du Monde. Comme nous l’avions fait ici, mais de manière beaucoup moins documentée [1].

Pierre Georges assume les contradictions qu’il ignore

Répondant à une chronique de Pierre Georges, intitulée « Fierté » et dénonçant la « leptospirose » Pierre Marcelle, dans Libération, du jeudi 27 février 2003, sous le titre « Leptologie » interpelle Pierre Georges :

« C’est beau, un homme qui monte au front. (…) C’est ainsi que Pierre Georges est grand. Un peu maladroit, aussi, mais on mettra ça au compte de son indignation. Telle qu’elle s’exprime, flamberge au vent, celle-ci ne laisse pourtant pas de questionner. Car Pierre Georges est bouleversé, n’est-ce pas ? (…) Je conçois son désarroi. J’ai sous les yeux sa chronique du 20 février 2002, traitant de la « non-vente forcée » du « produit flibustier » que constituent les journaux gratuits qu’il dénonçait alors (avec quelle virulence !), et que les rotatives du Monde aujourd’hui impriment. C’est de cela qu’on aurait aimé qu’il nous parlât, plutôt que de « leptospirose », ces miasmes que les rats (Péan, Cohen, et qui encore ?) véhiculent... Alors, comme tout le monde, je me demande si la « fierté » forcément schizophrénique qu’il brandit en bouclier ne relève pas d’une leptologie. Ce terme, qui voisine dans les dictionnaires avec celui de leptospirose, et qui identifie un « discours subtil, qui se perd en arguties ».

Ce qui lui valut cette réplique de Pierre George dans sa chronique datée du 28 février 2003 et intitulée « Merci Docteur ! » :

« Allons bon ! Voici qu’à propos d’une chronique récente intitulée « Fierté », et dont je ne renie pas un mot, un autre chroniqueur, Pierre Marcelle, dans Libération, s’inquiète de ma santé mentale. C’est fort aimable à lui. (…) En tout cas merci de conserver mes archives mieux que moi. J’ai écrit cela en effet. Au canon de marine en effet. Et là non plus je n’en renie pas un mot. C’est ainsi. Le Monde imprimerie imprime ce que Le Monde-quotidien dénonce. Logique d’entreprise contre logique rédactionnelle. Quelle abominable duplicité ! »

Et Pierre George d’évoquer le refus d’imprimer dans les années 70 France-Dimanche. Un refus dont il tire la leçon suivante :

« Donc France-Dimanche fut réfuté, au nom des principes et valeurs. Comme si le fait d’imprimer une chose valait qu’on en approuve et le contenu, et l’existence même. Ce jour-là la rédaction du Monde fit la plus grosse bêtise, d’un point de vue entreprise, qu’elle pouvait faire. Nous allions le payer économiquement pendant des années. »

De là cette conclusion :

« Nous imprimons, je crois, deux jours par semaine, un produit que je conteste et que beaucoup d’entre nous contestent dans son principe même de gratuité. La vie d’une entreprise de presse est faite de ces contradictions. Et pour ma part, expérience faite, je les assume sans état d’âme ni schizophrénie galopante. Comme j’en assume bien d’autres, en ayant probablement écrit bien d’autres. »

Ainsi, il n’y aurait pas duplicité, mais simple contradiction. Mais alors pourquoi ne pas l’avoir exposé explicitement dans Le Monde, au lieu de dissimuler la « logique d’entreprise » (qui porte au compromis) sous la logique rédactionnelle qui brandit une « question de principe » ?

D’ailleurs, comment Pierre Georges aurait-il pu avoir des « états d’âme », puisque… il ignorait l’existence même de la contradiction. C’est du moins ce qu’il affirme - et l’on a aucune raison de ne pas le croire - lors du « chat » du 5 mars :

« J’ai écrit cette chronique sur les gratuits en ignorant totalement les négociations que pouvait avoir la direction de l’entreprise avec les responsables de 20 minutes. »

Pierre Georges ne savait pas. Voilà qui est bien étrange… Ainsi les rédacteurs du Monde ignorent ce que font les entrepreneurs du Monde. Si c’est exact, n’importe qui se dirait : « Y a un problème ». Si la main gauche du Monde ignore se que fait sa main droite (ou préfère l’ignorer), c’est, prétend Pierre Georges, non l’indice d’une contradiction, mais … la preuve de son indépendance. Puisque, pour écrire sa chronique du 20 février 2002, il n’a « pas été censuré, bien évidemment. ».

Et de poursuivre :

« Pas plus que l’auteur de l’éditorial publié quelques jours après pour contester cette presse n’a agi sur ordre et n’a été censuré. D’un point de vue strictement rédactionnel, et quitte à user du paradoxe, l’affaire 20 minutes est à l’opposé total du présupposé des auteurs. C’est-à-dire que la direction du journal a totalement respecté la liberté d’expression des journalistes. Quand bien même celle-ci pouvait aller à l’encontre des projets industriels du Monde SA. »

Ou bien, il s’agit de la liberté d’expression de journaliste maintenus dans l’ignorance des « projets industriels du Monde SA », et il s’agit d’une indépendance aveugle, ou bien l’éditorial qui condamnait le principe même des quotidiens gratuits à été rédigé en connaissance de cause (comme le soutiennent Péan et Cohen, qui l’attribuent à Jean-Marie Colombani lui-même, et il s’agit d’une indépendance fictive.

Jean-Marie Colombani ignore les contradictions qu’il assume

Entre temps, le festival de non-réponses de Jean-Marie Colombani, au cours du « chat » du vendredi 28 février 2003, avait donné l’occasion au directeur du Monde de soutenir … qu’ il n’existait aucun problème.

Ainsi, à un interlocuteur qui l’interroge sur « l’absence de réponse aux questions soulevées par le livre de Péan au sujet du quotidien gratuit 20 minutes  », Colombani rétorque :

« Le chapitre consacré à 20 minutes, pour nous, est, comme le reste du livre d’ailleurs, biaisé. Nous avons discuté d’un projet de rapprochement entre Le Monde et le groupe norvégien Shipsted. 20 minutes n’était qu’un petit élément d’une discussion d’ensemble. Par ailleurs, comme l’a raconté Pierre Georges dans sa chronique, il n’y a pas de lien entre la liberté des journalistes qui peuvent s’inquiéter, à bon droit, du développement de la presse gratuite et une politique d’entreprise - en l’espèce, celle de notre filiale d’impression. »

Ainsi, le chapitre consacré à 20 Minutes serait « biaisé », parce que « 20 Minutes n’était qu’un petit élément d’une discussion d’ensemble » ? Mais c’est très exactement ce que Péan et Cohen s’efforcent d’établir en se fondant sur des documents très troublants.

De surcroît, si Pierre Georges évoque une contradiction qu’il assume, il ne va pas jusqu’à invoquer une absence de lien « entre la liberté des journalistes » et « une politique d’entreprise ». Jean-Marie Colombani, lui, préfère nier l’existence d’une contradiction qu’incarne son double rôle de journaliste et de chef d’entreprise.

Notons enfin que l’éditorial du Monde du 19 février 2002 (dont Péan et Cohen soutiennent que JMC en est l’auteur et que sa virulence était une arme de chantage dans une négociation commerciale), ne fait pas état d’une « inquiétude », mais d’une condamnation de principe [2]
.

Déformation des propos et réponses dilatoires [3]. C’est peut-être involontaire, mais révélateur d’un problème dont il est difficile de nier l’existence.


Le Monde
anonyme admet la contradiction qu’il rend enfin publique

Dans un article non signé paru le 7 mars 2003, sous le titre « Un faux procès sur le gratuit "20 Minutes" », Le Monde rend enfin publique l’existence d’une contradiction et la réponse qu’il lui donne :

« Le Monde est tout à la fois éditeur et imprimeur. Sous sa bannière et autour du quotidien, il fédère diverses filiales indépendantes, à la fois dans leurs logiques éditoriales et économiques. C’est ainsi qu’autour du Monde diplomatique, le groupe Le Monde a agrégé, pour défendre le pluralisme de la presse, les titres Politis et Témoignage chrétien, qui étaient menacés. De même, propriétaire d’une imprimerie à Ivry-sur-Seine, le groupe Le Monde se préoccupe de sa rentabilité, que la seule impression du Monde quotidien ne saurait assurer. C’est dans ce cadre qu’il a signé des contrats d’impression avec des clients, parmi lesquels prochainement Les Echos, dont la ligne éditoriale n’est pas assimilable à celle du Monde. C’est dans le même esprit qu’il imprime, un soir par semaine, le quotidien gratuit 20 Minutes, propriété d’un groupe de presse norvégien. Son imprimerie remplit ce contrat en toute indépendance, alors même que la rédaction du Monde, dans un éditorial, s’est inquiétée des conséquences d’une gratuité de la presse pour la profession de journaliste. En d’autres termes, la position éditoriale de notre collectivité de journalistes contredit les intérêts économiques de notre filiale d’impression.  »

Que de confusions et de contorsions. Comment peut-on mettre sur un même plan (« De même ») des « logiques éditoriales et économiques » destinées, dit Le Monde, à « défendre le pluralisme » et la logique strictement économique destinée à rentabiliser une imprimerie, non seulement avec des journaux dont la ligne éditoriale « n’est pas assimilable à celle du Monde », mais avec des journaux dont on condamne par ailleurs le principe.

Pourtant les questions sont simples :

 Oui ou non, une fois la contradiction admise, peut-on contester la solution que Le Monde lui a donnée ?

 Oui ou non, Le Monde en dissimulant cette contradiction pendant de longs mois a-t-il fait preuve de duplicité ?

 Oui ou non, l’éditorial de février 2002 qui condamne les journaux gratuits a-t-il été écrit par des auteurs qui, connaissant les négociations en cours, se sont appuyés sur une position de principe pour peser sans le moindre principe sur une négociation commerciale ?

Ces questions ne sont peut-être pas exactement celles de Péan et Cohen. Mais leur livre permet de mieux les poser.

A suivre …

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[2"Au-delà des arguments économiques, une question de principe est posée : n’est-ce pas dévaloriser l’information que de la rendre gratuite ? N’est-ce pas induire que le journalisme n’apporte aucune plus-value ? Depuis le XIXe siècle, les journaux dépendent principalement de deux sources de revenus : la contribution des lecteurs et l’apport de la publicité. Renoncer à la première, c’est préparer le terrain d’une uniformité mortelle pour l’information" (Editorial du 19.02.2002).

[3A un autre interlocuteur qui lui demande comment « il justifie l’affaire 20 minutes », Jean-Marie Colombani répond : « Il n’y a pas d’affaire 20 minutes. En fait, nous avons toujours souhaité que les gratuits s’inscrivent dans les conditions économiques et sociales de la presse parisienne. Cela a toujours été notre position. Par ailleurs, nous avons toujours souligné, et cela reste évidemment vrai, que nous incarnons le contraire. Nous sommes des gens qui croyons que les journalistes apportent un professionnalisme qui justifie auprès des lecteurs qu’ils achètent leur journal. Il n’y a pas pour nous de presse de qualité sans journalistes, nombreux et de qualité. »

A la une

Nathalie Saint-Cricq dans Libération : une « pointure » et beaucoup de cirage

« Nathalie Saint-Cricq vote », et Libération vote Saint-Cricq.