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Un dossier du journal Fakir (1)

Courrier picard : Le naufrage tranquille

L’idéal du Koursk picard : couler sans faire de vagues

" Ce journal est une injure quotidienne pour ceux qui l’ont fait il y a une quinzaine d’années. " En balade avec ses enfants, un reporter lâche ça dans un soupir. Et le syndicat SNJ-CGT renchérit : " Le Courrier passait pour une exception impertinente dans le paysage de la presse quotidienne régionale ; c’était il y a vingt ans, c’était il y a vingt mille lecteurs de plus . " [1] Hier surnommé le " Libé de province ", le Courrier picard s’est converti en " porte-parole des institutions ". Dixit un ex-chef d’agence de l’Oise, qui a démissionné, lassé d’appartenir à cette " courroie de transmission des politiques qui bafoue l’esprit même du journalisme ".
Voilà notre quotidien régional. L’histoire d’un naufrage - d’abord moral, ensuite financier.

"Courrier picard" : un dossier du journal "Fakir"
1. Courrier picard : le naufrage tranquille.
2. Courrier picard : La voix de sa banque ?
3. Courrier picard : une heure à bord du koursk régional.


" Dans les années 70, se souvient Sylvestre Naours, on publiait des papiers terribles. Toute une série sur les harkis… ou sur ’être jeune à Amiens’… Aujourd’hui, même Ouest-France, ils vont voir les politiciens du coin, ils leur demandent s’ils ont fumé un joint. Nous, on fait ça, c’ est pas possible, on va choquer les lecteurs. " Depuis six mois, un an, deux ans, avez-vous entrevu, dans le Courrier, l’embryon d’un début d’enquête ? sur les logements sociaux ? ou sur l’argent des parkings ? ou sur ces villages qui ont voté Le Pen ? ou sur la pollution de la Somme ? ou sur n’importe quoi d’autre ? Ne cherchez pas : rue Alphonse Paillat, ce mot - " enquête " - est proscrit du vocabulaire : " Les affaires, ça n’intéresse pas nos lecteurs, tranche Arnauld Dingreville, rédacteur en chef. Ce qu’ils attendent de nous, c’est le fait-divers qui s’est passé à côté de chez eux, si son équipe de foot a gagné ou perdu, le concours de belote à la salle des fêtes. Bref, de la pro-xi-mi-té . " [2]

Pas de vagues, pas de remous

Autre avantage de cette récréative " proximité " : elle ne dérange guère les pouvoirs - économique ou politique. " Le jour où les Magnetti-Marelli sont descendus dans la rue, quand même 700 emplois supprimés, on a titré sur ’Miss France de retour en Picardie’. Faut faire people et creux. " Magistrats, patrons, élus, s’accommodent fort bien de ces " concours de belote " et autres " Miss France " - qui ne troublent guère l’ordre régnant dans leurs prétoires, entreprises ou collectivités. " C’est la nouvelle ligne éditoriale, regrette un journaliste. La direction ne veut surtout pas de vagues, surtout pas de remous. Tout ce qu’elle demande, c’est qu’on fasse lisse. " La formule revient dans toutes les bouches : " pas de vagues… pas de remous… faire lisse… "

Avec pareil objectif, qu’exiger de ses journalistes ? Qu’ils exercent le moins possible leur métier. Qu’ils se concentrent sur " l’info-service ". Qu’ils dénoncent " une foire trop bruyante " en guise de courageuse transgression. Et qu’importe que les ventes plongent, puisque le journal sert des intérêts supérieurs. Qu’importe ce désastre éditorial, aussi, pourvu que les responsables du Courrier - " fiers de s’être agrégés au microcosme des ’décideurs’ et de frayer avec les autres ’élites’ de l’Etablissement " [3] - préservent leurs amitiés mondaines : " Un soir, Collet [président du CP] va dîner avec Désérable [président de la CCI]. Le lendemain Delemotte [directeur du CP] avec Gest [président du Conseil Général], ou avec d’autres huiles. Ils vont se retrouver dans des clubs, voire dans des loges, connaissent les prénoms de leurs enfants… Tu crois qu’ils ont envie de voir leur petit copain, à la Une, le lendemain, ’Untel a piqué dans la caisse’ ? "

Proche du pouvoir

Ces connivences, le SNJ les dénonce ouvertement : " La hiérarchie ne manque pas une occasion de faire pression sur [Michel Maïenfisch, chef du bureau d’Amiens], de manière souvent très insidieuse. Par exemple : ’Au lieu de raconter la vérité sur la foire-exposition, allez plutôt…’ " [4] C’est qu’au lieu de protéger " des pressions exercées par les notables sur le contenu du journal ", [5] les dirigeants s’en font les relais. Jusqu’à procéder à des mutations / punitions : de Michel Jacq à Compiègne, pour insoumission. De Benoît Delespierre à Corbie, pour son " Je t’aime - moi non plus " avec Gilles de Robien. Sans oublier les jeunes précaires, qu’on déboulonne pour un mot de travers. Jusqu’à obtenir l’encéphalogramme plat dans les colonnes. " On cire toutes les pompes qui se présentent ! " rigole un syndicaliste.

" Oui, tonne le SNJ-CGT, la politique rédactionnelle du Courrier picard n’a plus d’autre consistance que de ne pas faire de vagues, quand ce n’est pas de complaire aux puissants ; oui, cette démission professionnelle a une large part de responsabilités dans la fuite de notre lectorat . " [6] Chalands et abonnés désertant, on leur substitue d’autres revenus : le Conseil régional achète gentiment ses pages de publi-reportage - rédigées par des journalistes maison, ni plus ni moins impertinentes que le reste du journal. Et le Courrier a remporté, sans trop se forcer, un fabuleux marché : l’édition d’Entreprises 80, le mensuel de la chambre de commerce... dont le directeur de publication n’est autre que Michel Collet, président du Courrier picard. Un gage supplémentaire d’indépendance, sans doute. Ou, pour citer un ancien salarié, " un moyen de nouer des liens plus étroits avec le monde patronal. "

" Proximité ", d’accord - mais proche de qui ?

Localiers contre rubricards

La " nouvelle formule ", lancée en septembre 2000, brosse les notables dans le même sens du poil. Outre une maquette rafraîchie, l’organisation fut " rationalisée " : " Il n’y a plus de service enquête-reportage, explique un journaliste. Plus personne ne suit le palais de justice, l’agriculture, l’urbanisme, les logements... Ils ont complètement cassé les rubricards pour renforcer les locales, pour mieux couvrir les fêtes en maison de retraite et les concours de dominos. " Ne suivant plus aucun dossier, les rédacteurs perdent leur capacité d’initiative, et collent donc à l’agenda des institutions : offices de tourisme, missions locales, conseil général, sociétés d’économie mixte, etc. Sautant d’un sujet à l’autre, ignorant l’historique des projets, ils ne risquent pas de gêner leurs interlocuteurs, de nuancer l’optimisme de ces " responsables ".

Un rubricard " enseignement " avait donné des sueurs froides à la nomenklatura amiénoise. Un article décapant sur l’école de commerce (financée par la CCI et, à l’époque, dirigée par un adjoint à la ville d’Amiens), bloqué, en dernière minute, par le rédacteur en chef. Un voyage d’ " affaires " du même adjoint vers des îles lointaines et chaudes... qui vaudra au journaliste une condamnation pour diffamation [7] et le courageux " soutien " de sa direction, enclenchant une procédure de licenciement. Ca lui apprendra à exercer son métier !

A " casser les rubricards " et à tout miser sur " la pro-xi-mi-té " (inlassable rengaine), on évite de semblables désagréments.

Place aux dociles

Cette " nouvelle formule " s’est accompagnée, également, d’une redistribution des places. Le rédacteur en chef, Arnauld Dingreville, débarqué de France-Soir, ne présentait un profil ni trop insolent ni trop gauchiste. Il n’arrivait avec, dans ses mallettes, aucun projet de cellule investigation (comme il en existe, par exemple, à L’Est républicain). Aucune ambition de réveiller la démocratie locale ou autres fadaises. Au contraire : " Vous savez que, ici, c’était tendu entre la mairie et le journal. Un de mes objectifs, c’est de faire vraiment de mon mieux pour que ça s’arrange. " Ce contrat-là, au moins, est rempli, jusqu’à combler d’aise un Gilles de Robien : " Le Courrier picard s’est beaucoup beaucoup amélioré. " C’est dire si cet édile est photographié sous toutes les coutures…

Malgré la lassitude ambiante, une nomination souleva un mini-tollé : celle du chef de la locale Amiens. Poste clé, au coeur des réseaux [8]. La direction choisit le rédacteur le plus " rampant ", - et à ce titre guère estimé de ses collègues . [9]

Aussitôt, c’est le branle bas de combat, menaces de grève, etc, et la commission paritaire des rédacteurs, consultative, désigne Philippe Fluckiger. Un cégétiste notoire, jolie plume, proche du PCF... dont la Ville avait, dans les années 90, demandé en vain le renvoi. Découvrant ce choix, la hiérarchie faille s’étouffer : voilà qui ruinerait ses agapes avec employeurs et élus. Elle retoque donc le trouble-fête. A défaut de pouvoir imposer un " couché ", elle se contentera d’un journaliste " courbé " : Michel Maïenfisch. Un fait-diversier - " doué " dans ce domaine. Bien avec les Renseignements Généraux, bien avec la police, bien avec les gendarmes, bien avec tout le monde. Des accointances de bonne augure. Depuis, ce professionnel n’a déçu personne. En tout cas, pas les maîtres de la ville, qui peuvent gérer en paix - avec le silence du " contre-pouvoir ".

Tous responsables

A instruire le procès - exclusif - de la direction, et de ses acolytes, et de l’actionnaire Crédit Agricole, on se tromperait sur les causes. Car le Mal est ailleurs. Le poison est en chacun des salariés.

La " notabilisation ", d’abord. Ce piège ne paralyse pas seulement le sommet - mais presque toute une rédaction, qui vieillit et qui vieillit sur place. En Picardie depuis vingt ou vingt-cinq ans, au même poste depuis une ou plusieurs décennies, ces journalistes tutoient maire, sénateur, entrepreneur. Des exemples ? Qu’on cite un " grand reporter " - et correspondant du Monde - chargé de couvrir la Région… bien informé, puisqu’il passe pour un intime de Charles Baur. Ou encore, le sympathique chef d’agence à Beauvais… qui pousse la déontologie jusqu’à taire (ou presque) les démêlés judiciaires de Jean-François Mancel [10]. Ou alors ce reporter qui, à une manif contre l’aéroport, rigolait avec Alain Gest - dont le père travaillait au Courrier. " Mais ils sont copains comme cochons ! " s’exclamera un passant.

Les jeunes loups de l’après-68 ont perdu leurs dents pour mordre. Ils ont " fait leur trou ", c’était fatal. Mais derrière, où est la relève qui viendra les renverser - et irriguer les colonnes du Courrier d’un sang neuf ? Derrière, la relève ne vient pas. La relève a peur. La relève a appris le silence : " Quand t’es en CDD, me conseillera un encarté SNJ-CGT, 1, tu fermes ta gueule. 2, tu fermes ta gueule. 3, tu fermes ta gueule. "

Car c’est parmi ces jeunes - qui demeurent longtemps précaires, souvent plusieurs années - que la direction taille dans la masse salariale : en 2001, une demi-douzaine de " contrats à durée déterminée " furent écrémées [11]. Enfants de la crise - sociale et des idées -, guère porteurs de drapeau, " manquant de combativité " (le refrain des quinquas), la nouvelle génération ne rêve que de " trouver une place ", et de la garder. Quitte à se plier - sans effort - à ce journalisme convenu et convenable, sans risque et sans révolte, qui satisfait tant la hiérarchie (et qu’enseignent, s’adaptant à la demande, les écoles de journalisme ou les facs de communication).

Un nid de haines

La crise, bien que différemment, a aussi frappé les vieux de la vieille. Un sexagénaire au bord de la retraite témoigne : " Moi, je suis d’une génération qui pouvait se balader. T’étais plus content ? Tu te cassais à la Voix du Nord ou à Libé. Maintenant, ce sont des années de piges, des CDD, un salaire dérisoire. Depuis quinze ans, on ne bouge plus et on accumule des frustrations. "

Résultat, tous les anciens restent. Avec leur amertume, leurs brouilles, leurs rancoeurs - qui marinent dans cette entreprise-cocon. Le Courrier picard, c’est un nid de haines - où chacun médit de ses collègues, ultime joie. Cette désunion explique que, malgré les sautes d’humeur, le dessein (inconscient) de la direction - mourir sans bruit - avance bon train. Face à elle, les syndicats reculent en ordre dispersé - CFDT, CFTC, SNJ, SNJ-CGT, FO, CGC, CNT - sachant que chaque groupuscule se divise en sous-fractions, et qu’on se tire dans les pattes entre les sous-sous-chapelles. Des jalousies de bureau et des conflits de pouvoir, que la forme coopérative renforce encore.

Démission collective

Au vu ce charmant climat, on comprend " tous ces gens qui manifestent leur mal-être dans l’entreprise en n’y foutant rien ou en tombant malade " (un reporter). L’armée mexicaine du Courrier - franchie la quarantaine, qui n’est pas " chef " d’un truc ? - se retrouve à l’infirmerie. Quant aux " bonnes plumes ", embourgeoisées et/ou épuisées, elles renoncent en série. François Moratti a donné sa démission à l’automne dernier. Berty Robert, à son tour, a déserté la presse régionale - où " les sujets d’initiative deviennent impossibles ". Philippe Houbart, pour les pages " France " ou " Monde ", recopie les dépêches de l’AFP. Retiré dans son grand bureau, Jacques Béal produit son grand œuvre - des livres en série sur La Baie de Somme, Les Oiseaux des bois et autres Picardie, mon amour. Philippe Lacoche, à la locale d’Abbeville, se consacre (parfois avec talent) à un autre genre - le roman. Sylvestre Naours se concentre sur ses papiers pour Libération ou Le Nouvel Observateur. Comme si l’écriture n’avait plus sa place dans le Courrier picard - pour lequel suffisent des articles-alibis qui viendront justifier la fiche de paie...

La volonté s’étiole, et la paresse prend le relais : " Des communiqués de presse, j’en ai passé des tonnes et des tonnes. Par facilité. T’en prends trois ou quatre, tu les repompes à ta sauce, et t’as rempli tes pages pour la journée. " Et c’est ainsi que " le Courrier picard réussit chaque jour à se rendre inutile à un nombre croissant de lecteurs . " [12]

Sans ce renoncement, tous les autres maux ne pèseraient rien. Mais voilà : " On est tous éteints ". La résignation écrase les employés : " Nos lecteurs, ils sont nés ici, ils ont vécu ici, ils sont à la retraite, leurs parents sont à la retraite, ils mourront ici. Et nous avec. " Un projet d’avenir vraiment enthousiasmant…
Alors, qu’espérer encore de cette société coopérative ? Un sursaut collectif ? Une remise en cause - sur le fonctionnement de l’entreprise et le contenu du quotidien ? Personne n’y croit, et la plupart s’en foutent. Chacun attend la retraite ou ses jours de RTT, tandis qu’un rêve social est en train d’expirer : un journal qui appartenait à ses salariés.

 
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Notes

[1Tract du syndicat SNJ-CGT du Courrier picard, daté du 4 juillet 2002.

[2Entretien qui s’est déroulé à l’arrivée d’Arnauld Dingreville, en septembre 2000. Avec un tel programme, qu’on ne s’étonne pas si c’est à Amiens, ville la plus « intellectuelle » du département - forte présence d’étudiants, d’enseignants, etc - que les ventes chutent le plus vertigineusement. Soit dit aussi en passant, Fakir se veut un journal « local », tout en pensant qu’ « une autre proximité est possible ».

[3Alain Accardo, Journalistes au quotidien, éditions Le Mascaret, p 30. Dans le même ordre d’idée, cette remarque de Noam Chomsky : « Un jour, un étudiant américain l’interroge : ’J’aimerais savoir comment au juste l’élite contrôle les médias ?’ Il réplique : ’Comment contrôle-t-elle General Motors [un constructeur automobile] ? La question ne se pose pas. Ca lui appartient.’ » (Cité par Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, p 32).

[4Tract du SNJ (syndicat différent du SNJ-CGT), daté du 29 juin 2002.

[5Idem.

[6Tract du syndicat SNJ-CGT, daté du 4 juillet 2002.

[7Cette désormais compagne n’étant, à l’époque, officiellement, que la « secrétaire » du directeur, le journaliste avec entouré cette fonction de guillemets et de sous-entendus.

[8« La hiérarchie, souvent sans grand rapport avec celle des compétences, joue un rôle déterminant dans la maîtrise de l’information. La clef du rapport entre le pouvoir local et le journal passe par le choix du chef d’agence », note Philippe Descamps dans "Misère du journalisme de province", Le Monde diplomatique, novembre 1996.

[9Qu’importe ici son nom, décrire le profil du candidat idéal suffit. On a déjà assez d’ennuis comme ça, inutile de se farcir un procès avec un has been qui n’a jamais « été ».

[10Président du Conseil Général de l’Oise et longtemps président du RPR, « Jef » remplissait, entre autres, ses chariots de courses personnels aux frais de son Département. Un syndicaliste enrage : « Le Parisien est censé être à droite, c’est pourtant lui qui a tout sorti dans l’Oise. Ils nous ont donné des leçons… mais à voir comment on traite Mézin, Baur ou Gest, on ne les a pas retenues ! »

[11Dix licenciements étaient prévus, chiffre revu à la baisse suite à un mouvement social. Cette chute des effectifs se traduit, fatalement, par une nouvelle dégradation du contenu - si c’est encore possible : moins de rédacteurs sont contraints de « remplir » autant de pages, ce qui garantit un recours toujours plus massifs aux communiqués de presse des institutions.

[12Tract du syndicat SNJ-CGT, daté du 4 juillet 2002.

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