Accueil > Critiques > (...) > 2002 : Guerre contre les territoires palestiniens

" Une horreur qui dépasse l’entendement "

Jénine (1) : Prudence et contorsions

L’envoyé spécial de l’ONU Terje Roed-Larsen, après une visite dans le camp de Jenine, a décrit " une horreur qui dépasse l’entendement ".

" Si M. Larsen tient tellement à ces réfugiés palestiniens, il n’a qu’à convaincre son pays, la Norvège, de leur ouvrir ses portes ", a rétorqué à la télévision le ministre de la Justice israélien, Meir Shitrit.

Refusant d’accréditer sans vérification aussi bien les accusations de "massacre" proférées par les palestiniens que les affirmations israéliennes relativisant le nombre de victimes palestiniennes et les circonstances de leur mort, nombre de journalistes font preuve d’une prudence qu’ils n’ont pas observée en d’autres circonstances, mais souvent assorties d’étranges contorsions.

Tout se passe, du moins initialement, comme si la seule alternative qui mérite examen était entre l’existence ou non d’un " massacre " avéré (mais combien de morts pour mériter ce titre ?).

Mieux : on pouvait lire sur la page du jour du site du Courrier International, un titre indécent sous couvert d’objectivité :

" JÉNINE : Massacre ou opération militaire ? "

Et l’article s’ouvre par cette phrase stupéfiante :

" Le bilan des affrontements de Jénine, invérifiable pour l’heure, devra être établi, la question la plus épineuse (sic) étant : s’agit-il de dix jours de combats acharnés (manque : comme le soutiennent les autorités israéliennes.Notre d’Acrimed] ou de " massacres ", comme le soutiennent les Palestiniens ? "

Comme si, en deçà ou en dehors de cette alternative, présentée de surcroît de façon asymétrique, rien ne pouvait être affirmé et aucune question " épineuse " ne pouvait être posée.

Autre exemple de cette prudence minée par la suspicion.

Libération, lundi 15 avril, page 5 : " Jénine hors du monde ". Sous-titre : " Dans un village proche, des réfugiés racontent les combats ". Christophe Ayad rapporte des témoignages et ne craint pas de parler (au passage) de " l’invasion des zones autonomes de Cisjordanie ". Mais aussi des " combats qui ont transformé le camp en champ de ruines ". Au moins est-il question de " champ de ruine " : mais pourquoi attribuer aux " combats " en général, l’œuvre des chars et des bulldozers israéliens ?

Cette bévue peut-être involontaire, due à un excès de précipitation, serait, comme toute légère si elle n’était renforcée plus loin par cette notation indécente à propos des réfugiés :

" A la moindre question sur leur appartenance à la résistance armée, ils se referment comme des huîtres. La paranoïa envers d’éventuels indicateurs est à son comble ".

On peut saisir ici sur le vif les effets d’un double standard inconscient : les récits des réfugiés terrorisés du Kosovo étaient non seulement accueillis avec la compassion qui leur était due, mais immédiatement acrédités. Les témoignages des Palestiniens, eux, sont immédiatement suspects d’exagération et de pathologie. Et pourtant :

" A bout de nerfs, les réfugiés passent leur temps à se raconter des histoires de fosses communes, de cadavres cachés par l’armée, de maisons rasées au bulldozer, de blessés exécutés d’une balle dans la tête ou de prisonniers éliminés alors qu’ils s’étaient rendus. "

Ils se racontent des histoires… Pourquoi pas " font le récit " ?

Encore cet article n’est-il pas scandaleux…

Mais on franchit un pas supplémentaire dans les récits distordus en lisant Le Monde daté du 17 avril.

Le "ventre" à la "une" titre : " A Jénine, les soldats israéliens s’émeuvent d’être accusé de massacres ". Les témoignages palestiniens, eux, sont relégués en page intérieure.

Mais sous le titre émouvant sur l’émotion des soldats israéliens, on peut lire les propos suivants d’un lieutenant : " S’il y a eu des victimes civiles - et je pense qu’il y en a eu -, c’étaient des gens qui sont restés, soit parce qu’ils étaient des civils en armes, soit parce qu’ils soutenaient des terroristes ". Puis, du même : " Il n’y avait pas de maison innocente ".

Le titre auquel nous avons échappé : " A Jénine, les soldats israéliens déclarent qu’ils n’y avaient ni victimes ni maisons innocentes ".

Bruno Philip, auteur de cet article, poursuit en page intérieure (p.2). Sous le titre : " Dans le camp de Jénine, la recherche des corps a commencé ". Extraits :

" On dit "camp" pour définir ce qui fut jadis un amas de toiles de tentes. Mais, les années passant ce sont bien des villes qui ont émergé de ces lieux de misère (...) "

Faut-il comprendre que lorsque le béton remplace la toile, un camp de réfugiés cesse d’être un " camp " ?

" (...) depuis 1948, ils sont arrivés de partout, c’est-à-dire de l’Israël d’aujourd’hui, ces "Arabes" fuyant la première guerre ente l’Etat juif et ses voisins. "

De partout, c’est-à-dire d’Israël ? Fuyant non la guerre, à l’abri de l’Etat juif, par ses fondateurs les plus extrémistes, mais la guerre entre Israël et ses voisins.

Après une description d’un " semblant de vie " qui reprend, cette affirmation :

" A part le centre, les destructions sont loin d’être massives, à l’exception des impacts de balles de mitrailleuses lourdes, et ça et là, un immeuble percé de trous. "

A part le centre… Quelle circonférence ? Quelle surface ? Quelques mètres carrés ?

" Les Israéliens affirme que c’est ici qu tout s’est joué. Que c’est ici que les "terroristes" ont résisté. Cela semble être le cas. "

A l’abri des guillemets protecteurs, on accrédite l’idée que les résistants étaient des " terroristes "…

D’ailleurs, quand il est question plus loin de cadavres, ils sont désignés ainsi :

" Ces cadavres sont ceux d’hommes en âge de se battre. Il n’y a autour d’eux aucune arme visible. Mais elles ont pu, comme c’est souvent le cas, avoir été emportées par les survivants des combats. "

" Une puissante odeur de décomposition règne ", note Bruno Philip. Dans son article aussi…

Sur la même page, cet autre titre qui, sans contrepartie, accrédite la version mise entre guillemets : " Quelques soixante-dix morts " à Jénine, selon l’ambassadeur américain à¨Paris.

Il aura fallu plusieurs jours pour que nombre de journalistes et de médias commencent à s’affranchir d’une discussion byzantine et indécente sur la notion de " massacre " et commencent à parler d’une " dévastation " et à montrer " une horreur qui passe l’entendement ".

(23 avril 2002. Revu le 27 avril.)

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

A la une