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La consternante passion des médias pour les « palmarès » en tous genres

par Blaise Magnin,

En toute saison, fleurissent un peu partout dans les médias d’innombrables « classements » et « palmarès ». Ceux qui visent à désigner les meilleurs (et les plus mauvais) lycées, hôpitaux, ou « villes où il fait bon vivre » s’affichent même régulièrement en « Une » de la grande presse magazine. Reposant sur des données produites par d’autres, et donc peu couteux à fabriquer, reproductibles chaque année, présentant une très faible valeur informative, ces « palmarès », bien qu’ils ne surgissent pas à date fixe, sont, à leur façon, des « marronniers » journalistiques. Pourtant, sont-ils aussi anodins qu’il n’y paraît ?

Leur logique revient en effet à soumettre toute chose et toute activité à une compétition et à une concurrence permanentes, afin de classer et de hiérarchiser, de célébrer les « meilleurs » et de montrer du doigt les « mauvais ». Une invitation implicite à une guerre de tous (lycées, universités, hôpitaux, villes, pays…) contre tous les autres, afin de... progresser dans les « palmarès » ! Sans compter que ces classements incitent les lecteurs à réagir et à agir pour eux-mêmes, en tant que consommateurs à la recherche du « meilleur » service ou du « meilleur cadre de vie », plutôt que comme des citoyens actifs se mobilisant pour prendre en charge collectivement les affaires qui les concernent, défendre leurs intérêts et obtenir qu’ils soient pris en compte.

Au-delà de la logique délétère sur laquelle ils reposent, la valeur probante de ces « palmarès » n’est que très rarement mise en question, et les doutes parfois émis sur leur fiabilité, sur leur méthode ou sur ce qu’ils mesurent réellement sont vite balayés par la livraison suivante [1]. On pourrait pourtant légitimement se demander, par exemple, en quoi une poignée d’indicateurs sélectionnés par on ne sait trop quel expert peut résumer la « compétitivité »… d’un pays. Ou quel est l’intérêt d’un classement qui prétend comparer et classer lycées d’élites et lycées des quartiers populaires, hôpitaux universitaires des grandes villes adossés à des centres de recherche et petits établissements ruraux, ou encore, villes et pays que tout, taille, histoire et culture, sépare, bref, de comparer l’incomparable ?

Et quand bien même les résultats de tels objets journalistiques pourraient être pris au sérieux, que faudrait-il en conclure ? Que les autorités doivent fermer d’office les trois (les dix ?) hôpitaux ou lycées arrivés en dernière position dans tel ou tel classement ? Que les usagers de ces établissements devraient déménager au plus vite, ou choisir le privé ? Qui, parmi eux, à supposer qu’ils le désirent, en auraient la possibilité ? Quant à « l’entreprise France », souvent mal « classée », elle n’est (malheureusement ?) pas délocalisable.

Pis, la plupart des articles, reportages ou « dossiers » qui présentent les résultats de ces « palmarès » réussissent l’exploit de n’évoquer ni la moindre explication des inégalités qu’ils manifestent ni aucune solution envisageable pour les résorber ! Pour qu’il en aille différemment, un véritable travail journalistique serait nécessaire, dont le coût viendrait contrarier la raison d’être de l’opération. Et c’est ainsi que sont publiés en permanence des classements qui ne veulent rien dire, que les médias vont pêcher dans des médias étrangers, dans des enquêtes menées par des « boîtes à idées », ou le plus souvent par des institutions publiques – ni les uns ni les autres n’étant évidemment désintéressées quand ils publient leurs résultats…

Une poignée de sujets de prédilection, qui touchent le plus souvent aux préoccupations les plus intimes des lecteurs (leur santé, leur cadre de vie, le devenir de leur progéniture), focalise ainsi l’attention des médias qui se transforment alors en arbitres d’on ne sait trop quoi :

 La compétitivité de la France, mesurée par « le classement du forum de Davos » et repris par Le Figaro, Challenges, et bien sûr Les Échos.

Une compétitivité qui peut se décliner avec La Tribune en « classement des pays où l’énergie est la plus compétitive », ou en « palmarès des États les plus riches » en termes de recettes fiscales.

 Les villes sont une chasse gardée de L’Express avec son désormais fameux palmarès de celles « où il fait bon vivre », mais aussi son « palmarès des meilleures villes pour entreprendre », ou encore celui de l’insécurité qui met en regard les statistiques de communes de moins de 100 habitants et celles des plus grandes villes françaises…

 Le système d’enseignement dont une des fonctions est d’évaluer élèves et étudiants est, en retour, sans cesse soumis à la compulsion évaluatrice des médias. Même la PQR y trouve son compte, qui s’applique, avec un chauvinisme (de clocher) jamais démenti, à recycler chacune de ces « enquêtes ».

- Ce sont d’abord les lycées qui, chaque année, se voient classés en fonction de leurs résultats au bac. Un travail journalistique pas trop éreintant, puisque Le Figaro ou L’Express, par exemple, se contentent de… reproduire les données fournies par L’Éducation nationale ! La plupart des éditions locales de la PQR reprennnent, quant à elles, les résultats du classement établi sur les mêmes bases par le magazine spécialisé L’Étudiant : comme on peut le vérifier notamment dans La Dépêche pour la Haute Garonne, dans Sud-Ouest pour la Charente-Maritime ou le Gers ou encore dans Le Progrès pour l’académie de Besançon, etc.

- Les établissements d’enseignement supérieur sont eux aussi régulièrement passés au crible hiérarchisant de la grande presse. Avec en premier lieu les écoles de commerce qui, si elles ne concernent qu’une toute petite minorité des étudiants du pays, intéressent un lectorat à fort pouvoir d’achat choyé pour sa capacité à attirer les annonceurs : voir notamment le classement de L’Express repris dans le blog spécialisé sur l’enseignement supérieur du Monde, celui de Challenges, ou bien sûr du Figaro qui reprend les résultats du palmarès Financial Times, ou, pour ce qui est des « MBA » (Master in business and administration), du « cabinet spécialisé britannique QS ».

- S’agissant des universités, la référence incontournable est incontestablement le « classement de Shanghai » servilement relayé chaque année dans toute la grande presse. Mais comme le ministère de l’Enseignement supérieur publie depuis peu « les performances » comparées des établissements français, la presse dominante a trouvé la matière à une nouvelle salve d’évaluations : l’amour du savoir chevillé au corps, Le Monde retient ainsi que la faculté peut être « un tremplin pour l’entreprise » (sic), tandis que Le Nouvel Observateur classe celles « qui donnent le meilleur salaire » et, surpris de constater que ce ne sont pas les usines à chômeurs parfois décriées, établit « Le palmarès des facs qui donnent du boulot ». Là encore, les médias locaux ne sont pas en reste, avec par exemple France 3 Midi-Pyrénées qui se gargarise de voir les universités toulousaines bien figurer dans le classement du ministère : « Toulouse : l’université Paul-Sabatier en tête des facultés françaises pour l’accès à l’emploi de ses étudiants ».

 Les hôpitaux sont une source d’inspiration pour toute la presse magazine. Le Nouvel Observateur publie ainsi chaque année son classement par discipline, par établissement ou par département, ainsi qu’un « tableau d’honneur des établissements toutes pathologies confondues », tout comme Le Point, ou dans une version moins élaborée Le Figaro magazine. Et La Dépêche, entre autres, de se féliciter de la bonne performance du CHU de Toulouse...

 Les « personnalités ». L’inanité de ces palmarès qui reviennent à mesurer l’incommensurable n’est jamais aussi visible que lorsqu’elle étend la méthode déjà critiquable des sondages de popularité dont abuse le journalisme politique à l’ensemble de l’actualité. Avec par exemple Le Nouvel Observateur qui reprend une des références en la matière : le classement des personnalités les plus impopulaires réalisé par… Voici. Classement dont les résultats sont quelque peu baroques : 1. Nabilla, 2. Zahia, 3. Franck Ribéry, 4. François Hollande, 5. Valérie Trierweiler, 6. Nicolas Sarkozy, 7. Alain Delon, 8. Benjamin Castaldi, etc. Le Monde, qui met un point d’honneur à ne jamais priver ses lecteurs d’une information décisive, consacre un article au palmarès des requêtes effectuées en 2013 sur Google pour révéler que Nabilla devance... Nelson Mandela ! Pas moins absurde, mais beaucoup plus prestigieux, le « palmarès des personnalités de l’année » établi par le magazine américain Time mettait cette année à l’honneur le pape François devant Edward Snowden et Bachar el-Assad comme le révélait le JDD et nombre de ses concurrents. Et puisque décidément la PQR sait faire feu de tout bois, quelques journaux locaux organisent eux aussi leur concours de la personnalité de l’année, comme Le Dauphiné, en Isère, ou Sud Ouest, dans le Gers



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Le darwinisme social est cette délicate doctrine qui soutient que la lutte de tous contre tous et la sélection qui en découle sont les moteurs indispensables du progrès. Imprégnés de ce darwinisme qui ne rend raison qu’aux (supposés) « meilleurs », incitant à la mise en concurrence des quelques secteurs qui y échappent encore, ces « palmarès » ne sont pas seulement d’un piètre intérêt informatif (voire franchement dérisoires pour ce qui est des « personnalités de l’année »), ils apparaissent aussi comme les promoteurs d’une vision du monde pour le moins orientée… Une vision du monde ultra-libérale qui n’est pas sans rappeler celle du trader, l’œil rivé sur l’évolution des cours de bourse et recherchant les « meilleures valeurs » pour faire les « meilleurs placements », ou la vogue du « nouveau management public » qui, sous couvert d’évaluation neutre s’appuyant sur des mesures chiffrées des « performances » de l’action publique, est en réalité une machine à porter des coups sévères aux services publics [2]… Ces « palmarès » à l’instar des sondages d’opinion, remplissent apparemment le vide avec du presque rien. En réalité, bien qu’ils ne provoquent pas ce qu’ils suggèrent, ils contribuent à le légitimer.

 
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Notes

[1Le Nouvel observateur choisit pour sa part de se dédouaner de toute responsabilité sur la qualité de ce qu’il publie en insérant l’encart suivant dans son classement des hôpitaux : « Malgré la rigueur de notre travail et les analyses des experts auxquels nous faisons appel, nous devons prévenir nos lecteurs que ce classement n’est qu’indicatif. Il doit être relativisé, car plusieurs éléments ne peuvent encore être comptabilisés : la qualité du codage des données médicales, forcément variable d’un établissement à un autre ; l’importance des consultations externes par rapport à l’ambulatoire (hors chirurgie) ; le nombre de chirurgiens par spécialité ; l’implication des équipes dans la recherche médicale.  »

[2Voir sur ce sujet, Laurent Bonelli et Willy Pelletier (dir.), L’État démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse, Paris, La Découverte, 2010, 324 p.

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