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L’attentat de Boston : Chronique d’une compassion sélective

par Tristan Irschlinger , Victor Santos Rodriguez,

Nous publions ci-dessous, sur proposition de ses auteurs et sous forme de « tribune » [1], un article publié le 19 avril 2013 par Tristan Irschlinger et Victor Santos Rodriguez, sur le site Jet d’encre. (Acrimed)

Lundi 15 avril 2013, 14h50, heure locale. En une fraction de seconde, l’atrocité absolue vient éclipser la jubilation collective ; les cris de terreur supplantent la clameur enjouée, en un battement de cœur. Une première déflagration retentit. Puis, une deuxième. Deux bombes artisanales viennent d’exploser en pleine foule, semant le chaos à quelques mètres de l’arrivée du marathon de Boston. D’un souffle, trois vies sont emportées et une centaine de personnes blessées [2]. L’horreur de cet évènement envahit la Toile et ses réseaux sociaux.

Il ne faudra que quelques minutes pour que les témoignages de compassion affluent des quatre coins du monde occidental, et même au-delà. C’est une véritable déferlante qui s’abat sur Twitter, les fils d’actualité sont saturés de réactions, Face book s’émeut. Les “R.I.P. Boston” (sic), “Une pensée pour Boston” et autres “Boston <3” sont légion. Quant aux médias, ils sont gagnés par l’hystérie, laquelle rappelle, toute proportion gardée, un certain 11 septembre. D’Internet à la télévision, en passant par la Une des journaux du lendemain, impossible d’y échapper ; l’information est omniprésente.

Ce même lundi, 55 Irakiens meurent dans une série d’attentats sanglants [3]. On déplore également près de 300 blessés. Et ces chiffres ne sont valables que pour la journée du lundi. Depuis, des attentats dévastateurs continuent de déchirer le pays du Tigre et de l’Euphrate [4]. Pourtant, force est de constater que la même vigueur émotionnelle n’a pas été déployée par les chantres de l’humanisme, si éloquents au sujet de l’attentat de Boston. Les réseaux sociaux sont muets, et pour cause, les médias relayent l’information avec bien moins d’insistance, lorsqu’ils le font. Une telle disparité a de quoi choquer.

Biais médiatique

Une brève recherche sur Google Actualités permet de révéler l’ampleur de ce deux poids deux mesures dans la couverture médiatique [5]. Taper “Iraq Bombings” permet de récolter 43 400 résultats, alors que “Boston Bombings” en fournit 1 180 000 000 (!). On pourrait alors être tenté d’expliquer cet écart abyssal essentiellement par la présence d’un biais linguistique, puisque l’attentat de Boston a eu lieu dans un pays anglophone. Mais en français, la différence est également très marquée : 8480 résultats pour “Attentats Irak” contre 86 000 pour “Attentats Boston [6]. On est donc bien face à une couverture médiatique foncièrement inégale, largement commandée par de basses considérations financières. Le site oumma.com dénonce cette pratique répandue en ces termes : “Vu de Paris, Londres ou Washington, la mort brutale d’un Européen ou d’un Américain dans le monde sera toujours plus fructueuse à couvrir – aux yeux des responsables de l’information – que celle de dizaines de non-Occidentaux. [7]

Biais culturel et identitaire

Cependant, la faillite des médias n’est pas l’unique facteur derrière cette compassion à deux vitesses. Ce n’est pas simplement le déséquilibre dans l’exposition médiatique entre les attentats de Boston et d’autres évènements tragiques qui est ici en cause, mais également une différence de résonance chez le citoyen occidental lambda, eu égard à son identité ethnocentrée. En d’autres termes, on est certainement en présence d’un phénomène qui relève de la proximité, voire de l’identification, culturelle. Il est, pour un Européen, plus aisé de se mettre dans la peau d’un Américain, lequel a un mode de vie relativement similaire. “Ça aurait pu être moi”, songe-t-il en plein tourment. À l’inverse, il se sent émotionnellement détaché de ce qu’il se passe en Irak, un pays dont il ne sait finalement rien.

Biais cognitif

Au-delà de la couverture médiatique inégale et du phénomène d’identification culturelle, un troisième facteur doit être souligné. Pour nombre d’Occidentaux, l’attentat de Boston peut revêtir une portée émotionnelle particulière en raison de l’anormalité d’une telle tragédie à leurs yeux. Impensable ! Pétris d’opinions préconçues à l’égard des “barbares du Sud”, ou simplement lassés par d’autres évènements pourtant dramatiques en raison de leur fréquence, ils ont tendance à trouver l’acte terroriste de Boston plus choquant que ceux qui ont endeuillé l’Irak, ces derniers étant “au fond” le pain quotidien des Irakiens. Mais évidemment, la récurrence de tels évènements dans un pays n’en atténue en rien la tristesse, bien au contraire.

Au final, bien qu’explicable par l’attitude des médias ainsi que certains processus émotionnels et cognitifs, le résultat n’en reste pas moins moralement indécent et révoltant. La vie d’un Américain, dans l’affect des citoyens du Nord, semble avoir plus de valeur que celle d’un Irakien (ou même de cent à vrai dire !). Les termes sont simples, voire simplistes, mais la conclusion est inéluctable. Et bien entendu, le phénomène ne se cantonne pas à l’Irak. Dimanche 14 avril, 34 civils sont tués dans un raid suicide et un attentat à Mogadiscio, en Somalie [8]. Mardi 16 avril, le tremblement de terre le plus violent en Iran depuis 1957 frappe le Sud-Est du pays, faisant plus de 30 morts au Pakistan voisin ; le nombre de victimes iraniennes n’est pas encore connu [9]. Tout cela, sans qu’aucun journaliste n’en fasse les gros titres et sans que personne ne s’en attriste sur les réseaux sociaux. Et on pourrait multiplier les exemples, à l’image de l’ouragan Sandy, auquel une attention décuplée a été conférée une fois le territoire américain touché, alors qu’il venait de ravager les Caraïbes [10].

Malgré l’injustice criante de cette compassion sélective, l’attentat de Boston n’en demeure pas moins un véritable drame, face auquel il est légitime d’être bouleversé. Nous pourrions, devrions, toutefois en tirer des leçons. C’est précisément cette empathie “intra-Occident” qui pourrait, devrait, servir de point d’entrée à une empathie plus large, plus juste. S’il est regrettable qu’il faille qu’un pays du Nord soit frappé pour que l’on s’émeuve dans les chaumières occidentales, cet élan compassionnel contient les germes d’une véritable commisération humaniste, universelle et globale. Une fois la sensibilité éveillée, une fois la peine partagée, les souffrances d’autrui, qui que ce soit, ne peuvent nous laisser indifférents. Notre compassion ne devrait pas être sélective.

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

[2Le Monde.fr avec AFP, 15 avril 2013.

[3The Independent, « Iraq : Nine die in latest wave of bombings », 16 avril 2013.

[5Recherche effectuée sur news.google.ch le 18 avril 2013, à 18h.00, en cochant la case “moins d’une semaine”. Quel que soit le moment exact de la recherche, la tendance reste similaire.

[6L’inclusion, ou non, du “s” à “bombing” et “attentat” n’altère les résultats que de manière insignifiante.

[8Nigerian Tribune, « Mogadishu court attack : Death toll rises to 34 », 16 avril 2013.

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