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Grèce : La démocratie « prise en otage » par les éditocrates

par Frédéric Lemaire,

Dimanche 17 juin 2012, le parti conservateur Nouvelle Démocratie emporte la victoire aux élections législatives grecques, devançant de peu le parti de gauche Syriza, opposé aux plans d’austérité imposés à la Grèce. Cette victoire est accueillie avec un grand soulagement par les dirigeants européens, dont un certain nombre avaient activement fait campagne en faveur de la droite grecque : les « Européens » – appellation d’usage dans la presse – avaient en effet menacé d’exclure la Grèce de la zone euro en cas de victoire de Syriza. Une campagne partiellement et partialement relayée par la presse…

Le peuple grec a décidément une fâcheuse inclination à « prendre en otage » le reste de l’Europe. Il y a quelques mois, l’annonce, par l’ancien Premier ministre grec, d’un référendum sur les plans d’austérité avait déjà suscité dans les médias des réactions indignées : il s’agissait pour certains d’un « dangereux coup de poker », « une histoire de fous » qui risquait de remettre en question les efforts des « Européens » pour « sauver l’euro » [1]...

Cette fois-ci, il s’agit d’élections démocratiques ; et pour la première fois, Syriza, un parti opposé à l’austérité et attaché au maintien de la Grèce dans la zone euro peut arriver en tête des suffrages. Face à lui, le parti conservateur Nouvelle Démocratie fait campagne, avec les dirigeants européens, « en agitant la peur d’une sortie de l’euro », comme l’indique la correspondante de Libération (18 juin 2012). Force est de constater que la droite grecque et les dirigeants européens ne sont pas les seuls à « agiter la peur d’une sortie de l’euro »

Les médias en campagne

Dans l’éditorial du Monde daté du 12 mai 2012, Erik Israelewicz se fâche tout rouge. Les Grecs s’apprêtent-ils à voter massivement pour Syriza ? « Il n’est pas admissible qu’un petit pays, par son refus des règles du jeu, puisse continuer à mettre en danger l’ensemble du continent. » Attaché à démontrer l’irresponsabilité du peuple grec, le directeur du Monde ne s’économise aucun effort de pédagogie. Chiffre sensationnel à l’appui : il nous apprend ainsi que « chaque grec a déjà touché depuis janvier 2010 l’équivalent de 31 000 euros, acquittés d’une manière ou d’une autre par les contribuables européens ». Israelewicz conclut son éditorial du 12 mai par une menace très claire : « Aux Grecs de choisir. En espérant qu’ils feront le bon choix. Sinon, l’Europe devra en tirer les conséquences. Sans état d’âme. » Autrement dit, si les Grecs refusent l’austérité, « l’Europe » ne doit pas s’embarrasser pour se débarrasser de la Grèce.

Les grecs seraient-ils d’irresponsables profiteurs ? La caricature faite par le dessinateur Xavier Gorce, publiée dans Le Monde du 30 mai 2012, semble aussi le confirmer. Un dessin est parfois plus efficace qu’un long discours… [2]

Le même message est repris en chœur par les éditorialistes français. Ainsi Franz Olivier Giesbert, dans un éditorial du Point daté du 7 juin, fulmine. Les Grecs préféreraient les solutions « débiles et ridicules » de Syriza ? C’est plus que le télévangéliste de la rigueur ne peut supporter. « Plus l’Europe l’aide, plus la Grèce lui en veut : elle mord même la main qui la nourrit » s’indigne-t-il… D’où sa suggestion : « Et si l’on rendait la Grèce à la Turquie ? » Pour de rire, bien sûr !

Ces menaces font bien évidemment écho à celles formulées par les dirigeants européens et la droite grecque. Mais ce « chantage » là ne fera pas l’objet d’une émission d’Yves Calvi… L’animateur de « C dans l’air » sur France 5 préfère s’indigner du « chantage » grec, qui consisterait à se prévaloir du coût important d’une sortie de la zone euro pour demander plus d’argent aux « Européens ». « On peut pas dire “donnez-nous l’argent et on refuse de faire les efforts !”  » s’exclame ainsi Yves Calvi dans son émission du 22 mai [3].

Voilà qui résume bien l’indignation des éditorialistes : la rigueur, plus que jamais nécessaire en France [4], est tout simplement indispensable en Grèce. Toute remise en question de ce dogme, même issue d’un vote démocratique, est intolérable : elle ne serait qu’une preuve supplémentaire de l’incurie, de l’irresponsabilité et de l’ingratitude du peuple grec.

Notons qu’au-delà des tribunes d’opinion, la presse se fait assez largement l’écho du « chantage » des « Européens » en réduisant les élections grecques à un référendum « pour ou contre l’euro ».

Les dépêches de l’AFP, entre autres, en témoignent. Dans une dépêche du 15 juin, l’AFP évoque des élections « qui prennent l’allure d’un référendum pour ou contre l’euro ». Et de citer le conservateur Papademos : « Être ou ne pas être dans la zone euro ? Telle est la question. » C’est aussi la question pour l’AFP, qui titre encore le 16 juin : « Grèce : le suspense à son comble avant un vote pour ou contre l’euro ».

Cette métamorphose des élections grecques en vote « pour ou contre l’euro » sera largement reprise par les rédactions. Ainsi, lorsqu’il interroge une responsable de Syriza, l’envoyé spécial de Libération en Grèce lui pose la question suivante : « On présente ces élections comme un référendum pour ou contre l’euro. Êtes-vous d’accord ? »

Pour sa part, Libération échappe apparemment à cette présentation simpliste du vote grec : La Une du 15 juin 2012 évoque non pas un choix pour ou contre l’euro, mais un choix entre une « épreuve de force avec Bruxelles » ou de nouveaux « sacrifices ». Mais Vincent Giret rappelle tout de même la question essentielle dans l’éditorial de Libération daté du 14 juin : « Y aura-t-il, lundi matin, un gouvernement digne de ce nom, à même de rassurer les marchés, les dirigeants européens et… les Grecs eux-mêmes ? »

Enfin, à tout seigneur, tout honneur, Christophe Barbier, directeur de l’Express, a prévu un plan. Notre éditorialiste vidéo-augmenté en fait état dans un de ses célèbres éditoriaux en images [5] : pour lui, si aucun « gouvernement clair » ne se constitue à l’issue des élections « il faudra alors penser une tutelle, une vraie tutelle des seize autres de la zone euro. […] Et quand on dit les seize, on pense bien sûr les deux, la France et l’Allemagne. »

Barbier précise les termes de son Anschluss : «  il faudra que de l’extérieur, de Paris, de Berlin, viennent les instruments, viennent les hommes, viennent les méthodes pour remettre la Grèce dans le bon sens. » Quoi de mieux pour doter un pays d’une « gouvernance démocratique moderne » que de suspendre la démocratie ?

Épilogue

On connaît le dénouement des élections en Grèce. On peut remarquer que le résultat du « référendum pour ou contre l’euro » a été interprété après coup dans les médias en Grèce, en Allemagne comme en France, comme un vote « pour l’austérité » [6].

Force est de constater que la victoire de Nouvelle Démocratie, est aussi celle d’un certain nombre de journalistes vedettes et d’éditorialistes multicartes qui ont choisi de faire profession de la « pédagogie de la rigueur ». Chacun dans son registre, ils n’ont pas hésité à reprendre à leur compte les pressions, chantages, stigmatisations formulés par les dirigeants européens, parfois les devançant dans la violence de leurs propos.

Pour avoir eu l’impudence de remettre en question l’austérité qu’ils subissent, les Grecs ont fait les frais de cette « pédagogie ». Mais celle-ci était aussi destinée au public français. Autant d’efforts pour enseigner, une fois de plus, la leçon de la résignation. Et rappeler qu’en dehors des voies de la rigueur budgétaire et des « sacrifices nécessaires », il n’y avait point de salut…

Frédéric Lemaire

 
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