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Les médias et la mort de Pierre Bourdieu

Le Nouvel Observateur est-il obscène ? (suite)

La publication par "Le Nouvel Observateur" d’un texte inédit de Pierre Bourdieu ayant suscité la réaction légitime de sa famille, on pouvait croire que "Le Nouvel Observateur" et son professeur de déontologie, Laurent Joffrin, donneraient aux proches de Pierre Bourdieu l’occasion de s’expliquer. Il n’en est rien : Jean Daniel a refusé de laisser paraître un texte, sous prétexte qu’il constituait une atteinte à l’honneur (sic) du Nouvel Observateur. Sur le statut du texte, sur la portée de la mention "Ne pas faire circuler", sur le droit de publier, il appartient désormais à la Justice de se prononcer. Et il n’appartient pas à Acrimed d’intervenir sur ce terrain. En revanche, la "mise en scène " de cette publication mérite qu’on y revienne.

Sur le site du Nouvel Observateur, deux tentatives d’explication : l’une signée Le Nouvel Observateur - sans doute un pseudonyme de Laurent Joffrin - et l’autre de Didier Eribon.

Le Nouvel Observateur s’explique

Première explication : " Pierre Bourdieu et nous "...

Cela commence par des excuses :

" Le Nouvel Observateur a publié le 31 janvier un dossier consacré à Pierre Bourdieu dans lequel figurait, sous le titre "Pierre par Bourdieu", un texte inédit du sociologue. La famille Bourdieu s’est émue de découvrir dans notre numéro ces extraits d’un livre à paraître. Nous sommes désolés de cet impair et nous la prions d’accepter ici nos excuses. "

Et cela se poursuit par une mise en cause de Didier Eribon :

" Mais il faut aussi connaître la vérité des faits pour les juger. (...) Didier Eribon (...) nous a suggéré de publier quelques extraits d’un texte autobiographique de Bourdieu portant sur son enfance et qui livrait des clés pour la compréhension du personnage. A la lecture du texte, émouvant et beau, nous avons décidé de lui consacrer une double page, dans l’intention de faire comprendre à nos lecteurs, autant que possible, qui était vraiment Pierre Bourdieu et en quoi ses engagements reflétaient - aussi - un itinéraire personnel à la fois difficile et courageux. Notre erreur a été de supposer que la proposition de Didier Eribon avait l’accord implicite de la famille de Pierre Bourdieu. Ce n’était pas le cas. Nous sommes désolés de ce malentendu. "

Un "impair" et un "malentendu" sans gravité puisque l’intention du Nouvel Observateur était indiscutablement très pure : " l’intention de faire comprendre à nos lecteurs, autant que possible, qui était vraiment Pierre Bourdieu et en quoi ses engagements reflétaient - aussi - un itinéraire personnel à la fois difficile et courageux."

Ce que Le Nouvel Observateur oublie de rappeler c’est que le texte de Pierre Bourdieu ne pouvant parler pour lui-même, Laurent Joffrin l’a immédiatement traité comme une pièce à conviction qui exigeait une exégèse dont lui seul était capable : expliquer par le texte de Pierre Bourdieu les racines psychologiques de sa trajectoire de "mandarin rouge" et de sa méthode sociologique.

Mais Le Nouvel Observateur poursuit :

" Nous avons ensuite composé notre dossier dont nous avons voulu qu’il rende compte à la fois de l’importance de l’œuvre de Pierre Bourdieu et des polémiques qui l’avaient entourée. Notre couverture donnait une image très favorable de cet "homme qui disait non". L’éditorial de Jean Daniel, qui engage le journal, et la présentation de Laurent Joffrin, manifestaient un respect critique. Presque tous les autres articles, à commencer par celui de Didier Eribon, donnaient une image extrêmement positive du sociologue. Il n’est un secret pour personne, cependant, que "l’Obs" avait eu, à différentes reprises, des échanges vifs avec Bourdieu ou ses amis (polémiques dans lesquelles, comme c’est normal, "l’Obs" n’avait pas été épargné). Nous n’avons pas voulu taire cet aspect des choses, pour nous et pour les lecteurs qui nous suivent depuis longtemps. Quant aux articles vigoureusement critiques de Françoise Giroud et de Jacques Julliard, ils sont ceux de chroniqueurs habituels qui disposent depuis toujours, bien entendu, de leur liberté de plume. "

Les contorsions du Nouvel Observateur sont proprement affligeantes. Il faut s’y arrêter point par point.

 " Notre couverture donnait une image très favorable de cet "homme qui disait non" " : ce n’est pas la première fois qu’un titre de presse est contredit par le contenu.

 " L’éditorial de Jean Daniel, qui engage le journal, et la présentation de Laurent Joffrin, manifestaient un respect critique. " Puisque c’est Le Nouvel Observateur qui vous le dit...

 " Presque tous les autres articles, à commencer par celui de Didier Eribon, donnaient une image extrêmement positive du sociologue. " Mensonge éhonté. Il faut lire : " A l’exception de l’article de Didier Eribon et des contributions extérieures à la rédaction du Nouvel Observateur, tous les articles étaient dépréciatifs ".

" Quant aux articles vigoureusement critiques de Françoise Giroud et de Jacques Julliard, ils sont ceux de chroniqueurs habituels qui disposent depuis toujours, bien entendu, de leur liberté de plume. " Personne ne songe à leur contester le droit d’être vigoureusement vindicatifs.

Ayant ainsi effacé le "contexte" d’une publication non autorisée, Le Nouvel Observateur affirme :

" Chacun reconnaîtra, s’il est de bonne foi, que la publication des extraits incriminés ne visait en aucune manière à porter atteinte à l’image de Pierre Bourdieu. L’intention était même exactement inverse. "

Pourtant, avec une parfaite " mauvaise foi ", Libération, le vendredi 01 février, après avoir fait état du communiqué de la famille de Pierre Bourdieu précisait :

" On ajoutera que le "contexte" de cette publication est pour le moins contradictoire, puisque, dans le même magazine, les chroniques de Françoise Giroud et de Jacques Julliard sont très hostiles au sociologue. "

Il est vrai que Libération titrait ainsi " La famille Bourdieu contre le Nouvel Obs ". Il fallait sans doute lire " Le Nouvel Obs pris en flagrant délit par la famille de Pierre Bourdieu "...

Didier Eribon s’explique

"Ce que publier veut dire", par Didier Eribon .

Dans cet article, Didier Eribon explique les raisons pour lesquelles il s’est cru autorisé à laisser publier le texte inédit de Pierre Bourdieu.

Extraits :

" J’ai connu Pierre Bourdieu en 1979, quand j’ai réalisé avec lui une interview à propos de La Distinction. De ce moment jusqu’à sa mort, une complicité personnelle, intellectuelle et politique nous a liés. "

" Tout au long de ces 22 années, j’eus d’innombrables occasions de discuter avec lui de la question de la publication : où publier, quoi, comment, à quel moment, dans quel but, pour quels effets recherchés... ? Je ne me sens donc pas le plus mal placé pour évaluer ce qu’il est possible de faire paraître, et dans quelles conditions (si c’est bien cela le problème qui est posé, et qui me semble le seul vrai problème). A sa mort, le plus bel hommage qu’il était possible de lui rendre n’était-il pas de donner à lire un extrait de l’extraordinaire petit livre qu’il venait de terminer ? "

Didier Eribon, après avoir expliqué dans lesquelles conditions il avait eu connaissance du texte de Pierre Bourdieu et l’avait discuté avec lui, conclut :

" Voilà l’histoire. Elle est simple. Mais j’aimerais surtout que, de tout cela, on ne retienne qu’une chose : la beauté des quelques pages de Pierre Bourdieu que le Nouvel Observateur a publiées, leur éclat que rien ne saurait ternir et qui, au contraire, me semble éclipser tout le reste. Formulons donc un souhait : que tous ceux, innombrables, qui ont été frappés par ce fragment d’"auto-analyse", puissent disposer rapidement du texte intégral de ce livre incandescent. "

Sur le droit de publier, il appartient désormais à la Justice de se prononcer. Mais sur les conditions même de cette publication, la controverse ne relève pas de la Justice.

Faisons crédit à Didier Eribon de l’ objectif de rendre hommage à Pierre Bourdieu (en publiant des pages dont le contenu aurait dû inviter à la décence les notables du Nouvel Observateur). L’expérience vient une fois de plus de trancher : on ne confie pas impunément, quelles que soient les considérations légales, le texte d’un ami à ses adversaires déclarés.

En tout cas, l’attitude des dignitaires du Nouvel Observateur - la mise en scène du texte de Pierre Bourdieu, le refus de publier une mise au point de ses proches - ne souffre, elle, d’aucune discussion : elle fut misérable, elle est désormais pitoyable.

Didier Eribon reconnaît lui même - dans des déclarations reproduites par Le Monde - qu’il a outrepassé ses droits sur le plan strictement légal et que l’hostilité des éditoriaux rend légitimes les réactions d’indignation.

En effet, dans un article paru dans Le Monde du 9 février - " Une polémique oppose la famille de Pierre Bourdieu au Nouvel Observateur", par Alain Salles - Didier Eribon explique ainsi sa décision de laisser publier le texte de Pierre Bourdieu :

" Quand il me transmettait ses manuscrits, explique Didier Eribon, il ne faisait jamais cette mention. Il l’a indiqué car c’était envoyé par Internet. J’ai donné ces extraits au Nouvel Observateur, comme un hommage à Pierre Bourdieu. Avais-je le droit de le publier sans autorisation ? Non, mais j’admirais Bourdieu et je ne m’imaginais pas qu’on me contesterait le droit de publier cet extrait. Evidemment je n’avais pas vu les éditoriaux qui ont accompagné notre dossier et je n’imaginais pas qu’ils soient aussi violents. Pierre Bourdieu a tellement compté dans ma vie qu’il est inconcevable pour moi d’avoir le moindre conflit avec sa famille. "

De même, Didier Éribon, dans une entrevue parue dans Livres-hebdo le 8 février 2002 (propos recueillis par Daniel Garcia) précise :

" Le texte qui a été publié par le Nouvel Observateur est magnifique, éclatant, d’une incroyable radicalité théorique et politique. Il semblait constituer une réponse à tout ce qui s’était écrit sur lui. C’était une manière de dire : s’il s’agit de comprendre qui il était, eh bien, même après sa mort, c’est encore lui qui le fait le mieux. Malheureusement, ce texte est sorti environné d’articles si violemment hostiles à Bourdieu (je ne les ai découverts qu’après-coup) que cela a provoqué une réaction indignée de la famille. "

Lire la totalité de l’entretien

A suivre...

 
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