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RER D - 12. Intermède : Un mois après, Le Monde siffle la fin de la récré

par Henri Maler,

Nous étions paisiblement en train de rédiger un article sur le média culpa du Monde, un peu exaspérés, il faut le dire, d’avoir encore à enregistrer et analyser des autocritiques dont tout laissait penser qu’elles seraient sans conséquences, quand Le Monde lui-même s’est chargé de confirmer nos soupçons en multipliant ouvertement les tentatives d’effacement.

C’est pourquoi, avant de revenir sur les autocritiques, excuses et médiations plus ou moins tonitruantes du « quotidien de référence » et pour en prendre la mesure, il vaut la peine de s’arrêter auparavant sur ces tentatives.

Plusieurs articles en portent la marque. Mais deux méritent une attention particulière : un éditorial et une enquête

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Un éditorial : Le Monde oublie Le Monde

Le Monde adore se taper sur les doigts en tapant sur ceux des autres. Un éditorial daté du 12 août 2004 en est un premier exemple. Intitulé « Montaigne, le gâchis », il est consacré à l’exclusion de deux élèves pour des actes de violence assortis de propos antisémites. Une sanction que Le Monde juge disproportionnée [1].

- Le Monde préconise... la sérénité : « Face à ces incidents à caractère raciste qui gangrènent notre époque, il ne faut jamais faire preuve de faiblesse. Mais il faut aussi se comporter avec sérénité, éviter d’alimenter les peurs. ». Etrange leçon de la part d’un journal qui, un mois auparavant, alimentait justement les peurs et parlait de « méthodes nazies  » imputables à des « jeunes blacks et beurs ».

- Le Monde s’insurge contre une exploitation précipitée : « Cela fait des mois qu’elle est excessivement mise en avant, tout comme celle de Marie L. avait été exploitée avec précipitation par Dominique de Villepin et Jacques Chirac. » Cette critique serait plus convaincante si elle ne souffrait d’une criante omission : celle du Monde et de ses confrères.

- Le Monde se souvient du racisme anti-arabe : « Le climat de racisme ambiant - anti-juif mais aussi, on l’oublie trop souvent, anti-arabe - avait déteint sur ces deux enfants, tout comme sur Marie L. Mais, alors que cette dernière a fait l’objet d’une sollicitude choquante quand elle nous renvoyait à l’imaginaire raciste... » Cet oubli pourtant fut quasi-général et cette sollicitude fut partagée par tous : pourquoi le taire ?

- Le Monde fait preuve d’imagination : « On pouvait, après tout, imaginer une exclusion temporaire, des excuses publiques à l’élève maltraité et, surtout, un cours d’histoire et d’instruction civique de toute la classe où ces enfants auraient été éduqués sur la gravité des mots qu’ils avaient employés. »
Puisque Le Monde fait appel à notre imagination, on se prend à rêver, en guise d’Instruction civique, d’une formation complémentaire en déontologie destinée à l’éditorialiste du Monde.

- Le Monde assume ses responsabilités : « Tout comme le ministère de l’intérieur pour Marie-L., l’institution éducative a surréagi dans cette affaire. »
Vous avez bien lu : la « surréaction » - comprenons : « la surenchère dans la condamnation » - n’aurait pas touché les médias, et singulièrement Le Monde.

Et Le Monde d’adresser à tous, excepté à lui-même, une petite leçon de morale qui le concerne pourtant au premier chef : « Le combat contre le racisme passe par l’éducation. Au lieu de céder à un climat qui hystérise les peurs, les haines et les passions, il aurait dû tenir fermement une ligne pédagogique. Au lieu de quoi, l’affaire a été gérée sur un registre politique. Le résultat est un immense gâchis, où l’incompréhension et le malentendu dominent. »
Un immense gâchis auquel ont amplement participé les journalistes - ceux du Monde et beaucoup d’autres - qui sont absents de ce petit réquisitoire.

Voilà comment Le Monde lave plus blanc que blanc et fait disparaître la responsabilité des journalistes en ces sordides affaires.

Mais Le Monde n’a pas fini de brouiller les pistes et d’effacer les traces

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Une enquête : Le Monde victime des victimes

«  L’affaire Marie l., miroir de la société française  », titre à la « Une » Le Monde daté du 22-23 août. Et cela commence ainsi : « Le crédit accordé d’emblée aux mensonges de Marie L. [...] illustre la place centrale qu’occupent désormais les victimes dans notre société ».

En page 5, le chapô reprend ce diagnostic. Mais le titre est moins tonitruant : «  L’affaire Marie L. révèle une société obsédée par ses victimes  ».
Et, sous le titre, on peut lire une présentation un peu plus prudente : « Le crédit accordé d’emblée au récit inventé par la jeune femme, faussement agressée dans le RER, illustre les dérives du processus de reconnaissance des victimes, lancé depuis vingt ans. ».

Ainsi, « L’affaire Marie L. » serait un « miroir de la société française » ou un révélateur d’une « société obsédée par ses victimes ». Le « journalisme d’investigation » est de retour... Il a été mis sur la piste de « l’obsession » pour les victimes par l’une de ses « illustrations » : « le crédit » accordé à un mensonge. De là à expliquer que la crédulité des médias s’explique par l’obsession, il n’y a qu’un pas... qui n’est pas franchi, mais...

Mais, à la « Une », on lit en « accroche » : « En juillet, politiques et médias ont cru à la fausse agression du RER, inventée par une mythomane. Que révèle cet emballement ? Notre enquête auprès de divers intellectuels ».
L’« emballement » n’est plus un effet qu’il s’agit d’expliquer, mais un simple symptôme... ou un simple prétexte à « enquête ».

Quelle enquête ? A la « une », on apprend ceci : « Le Monde a interrogé des sociologues, des philosophes et des historiens sur cette sacralisation de la victime ».
Et le chapô de la page 5 le confirme. En réalité, la pléiade des consultants (avant que les pages Débats n’allongent éventuellement la liste...) se réduit à deux sociologues (François de Singly et Lucien Karpik), un professeur de philosophie (Olivier Abel) et un historien (Georges Vigarello).
Plus prudemment on lisait dans l’« accroche » mentionnée ci-dessus : « Notre enquête auprès de divers intellectuels » [2].

On l’a compris : la totalité de cette mise en page et de cette mise en scène (accompagnée de l’autopromotion rituelle du Monde par Le Monde) remplit des fonctions très opportunes.
« L’affaire Marie L. » ne se présente plus (mais l’a-t-elle jamais été pour Le Monde) comme le miroir du fonctionnement du monde médiatique, mais comme le miroir d’un « phénomène de société ». Ce faisant, Le Monde fait coup double :

- Il donne l’impression de retrouver à travers une pseudo-enquête les chemins de ce « journalisme d’investigation » où Le Monde prétend exceller ;

- Et surtout, la « faute » des politiques et des médias apparaît comme l’effet d’une compassion excessive pour des victimes en manque de victimisation

C’est ce que suggère par glissement successif l’article de Cécile Prieur (qui a réalisé aussi tous les entretiens qu’on trouve sur cette page).

Il commence ainsi : « Elle aurait pu tenter sa chance au prochain jeu de télé-réalité ; elle a choisi de s’inventer un statut de victime pour accéder à la notoriété. »
Passons sur le mépris social qui s’exprime dans cette phrase, et poursuivons :

« Au-delà de l’émotion suscitée par la découverte de la mystification, l’affaire Marie L., [...] éclaire l’évolution de la figure de la victime dans nos sociétés. ».
Pour justifier ce propos, il faut bien sûr laisser dans l’ombre ce que fut « l’émotion suscitée par la découverte de la mystification » : une émotion provoquée par la débandade médiatique et beaucoup moins par l’affabulation de Marie L. proprement dite. En allant « au-delà », on peut alors parler d’autre chose :

« Il aura suffi à la jeune mythomane de réunir tous les ingrédients de la victimisation pour faire parler d’elle : une jeune femme, avec son bébé, seule dans le RER, prise à partie par un groupe d’hommes, le tout aggravé par la dimension raciste et antisémite de son récit... Autant d’éléments qui lui assuraient une répercussion maximale dans une opinion publique qui confère aujourd’hui à la victime un statut presque sacré. ».

Trop d’approximations menacent de tuer toute vérité. D’abord, ce n’est pas le caractère globalement raciste, mais le caractère spécifiquement antisémite de son récit qui a attiré l’attention sur Marie L.
Ensuite, cet « élément » n’a pas « aggravé » une victimisation : la violence antisémite présumée a provoqué une mobilisation médiatique que toute autre violence du même ordre n’aurait pas suscité.
Enfin, et surtout, c’est dans les médias que les ingrédients du récit lui ont assuré une « répercussion maximale » : pourquoi le taire pour évoquer une répercussion dans l’opinion que rien ne permet de mesurer ?

Certes ces glissements n’ont probablement pas d’autre objectif que de justifier cette « enquête » soudaine et “express” sur un « phénomène de société ». Mais nul besoin de voir dans ce nouveau battage le produit d’une intention maligne, pour saisir sa leçon la plus visible : les médias auraient été victimes de la victimisation. Bref, de leur compassion et, pourquoi pas ?, de leur vertu...

En un article et un “dossier”, Le Monde réussit donc ce double tour de force : dénoncer l’exploitation politique de l’antisémitisme, sans dire un mot de son exploitation médiatique ; transformer une débandade médiatique en un simple symptôme secondaire.

Henri Maler

 
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Notes

[1Avis de recherche : cet éditorial et l’essentiel de son commentaire nous ont été envoyés par un correspondant... dont nous avons perdu les coordonnées !

[2Passons sur cette « enquête de terrain » effectué « auprès de divers intellectuels » ! Et précisons que notre propos n’est pas ici de mettre en discussion ce qu’ils disent, ni même la place qui leur est accordée.

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