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Tribune

Wittgenstein et le « fiasco du journalisme »

Le récent livre de Philippe Cohen sur BHL [1] le prouve d’abondance : les médias entretiennent un rapport difficile avec la philosophie. Considérée comme activité éditoriale, elle souffre des mêmes affres que d’autres sciences humaines (l’histoire, la sociologie...) mais aussi que la littérature, lorsque les médias et la presse en particulier s’occupent d’en rendre compte : les réseaux d’influence, les collusions entre éditeurs, auteurs, journalistes et autres protagonistes, les renvois d’ascenseur ne lui sont pas propres, pas davantage que l’insuffisance sinon l’ineptie du portrait qui en est généralement proposé. On présente ici une rapide analyse de quelques-uns de ces problèmes, par un exemple particulier mais caractéristique du traitement de la philosophie par la presse : Wittgenstein et le « fiasco du journalisme » [2].

Un marronnier des pages « littéraires »

Cycliquement et au gré des arrivages éditoriaux, la presse écrite découvre que non, la philosophie du XXe siècle ne se résume pas forcément à André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy. Ces dernières années, avec une actualité de l’édition bien plus soutenue que par le passé, divers philosophes de traditions autres que l’habituellement présentée ont été traduits en français, des ouvrages ont paru sur eux, et les journalistes critiques littéraires ont ainsi eu l’occasion de sortir du provincialisme étriqué qui était leur apanage.

Parmi ces philosophes, Ludwig Wittgenstein occupe une place particulière : d’abord il se publie désormais régulièrement un très grand nombre d’ouvrages de tous genres le concernant, ensuite les journalistes et critiques littéraires en rendent presque toujours compte, ce qui n’est pas le cas du plus clair de la production en sciences humaines, enfin la tonalité de ces articles est toujours des plus déconcertantes quand on s’attendrait à entendre parler de philosophie.

Le grand avantage que trouvent les journaux à parler très régulièrement de lui réside en ce qu’il présente non seulement l’aspect d’un penseur difficile d’accès, mais que sa biographie pourrait tout avoir de celle d’un héros de roman. Le critique des pages littéraires voit donc en lui le parfait individu apte à lui faire noircir sans complexe des feuillets : sous l’alibi de parler de philosophie de haute volée, il peut rédiger son article en n’évoquant guère que les aspects les plus contingents de sa biographie. Son papier se trouvera dans les pages « Essais » des gazettes, tout en ne se départissant quasiment jamais du ton ragoteur et voyeur des rubriques « people ».

Qu’il s’agisse de Libération (3/02/05), du Monde (11/02/05) et surtout du Point (17/02/05), les petites anecdotes des plus superficielles aux plus scabreuses, en plus d’être sempiternelles, constituent la figure imposée de ce genre journalistique à part entière : la vie tumultueuse du philosophe n’est jamais passée sous silence (à la notable exception du Figaro, 17/02/05). Bien pire, elle finit par éclipser presque totalement les questions philosophiques abordées par Wittgenstein, comme l’illustre l’article totalement indigent du Point. Et lorsque quelques citations de Wittgenstein sont reproduites, ce sont des mots rapportés dans des conversations, ou des extraits des textes les moins essentiels de l’auteur, jamais des points fondamentaux de sa philosophie. Comme l’écrivait Jacques Bouveresse en mars 1997 déjà :

« On entend souvent parler de lui désormais à peu près comme si son oeuvre majeure était les Remarques mêlées, plutôt que les Recherches philosophiques. Il est vrai que les remarques qu’il fait, le plus souvent en passant, sur des choses comme la psychanalyse, la littérature, la musique ou le cinéma sont probablement plus excitantes et aussi plus accessibles pour le lecteur non préparé que ce qu’il dit sur le problème de la nécessité logique et mathématique, la conception "augustinienne" du langage, la question des règles ou celle du langage privé. Mais il n’en est pas moins vrai que, comme pour tous les grands penseurs, c’est par le centre, et non pas par ce qu’elle comporte de plus périphérique, aussi intéressant et stimulant que cela puisse être, que l’oeuvre de Wittgenstein doit être abordée pour avoir une chance d’être comprise.  » (Le Magazine littéraire n°352, consacré à L.Wittgenstein, p.35)

De plus, comme le même journaliste a la mémoire courte, ou bien qu’il la suppose courte chez son lecteur, il peut répéter à très peu de temps d’intervalle les mêmes anecdotes, si bien que l’inspiration n’a pas le temps de faire défaut, et que le papier se trouve déjà tout rédigé, comme on le verra plus loin. Ce manque de mémoire a aussi la vertu de cure de jouvence : un journaliste parlant de Wittgenstein se croit presque toujours obligé de mentionner qu’il s’agit d’une « découverte » [3] (Le Point, 17/02/05), comme si personne n’avait rien écrit sur lui depuis plusieurs décennies en France [4].

Recopier le néant

À l’été 2003 dans Le Monde, dans le cadre d’une série de portraits manifestement destinés à être lus somnolent sur la plage, paraît une pleine page sur Wittgenstein (1/08/03) L’article estival de Roger-Pol Droit, pour lamentable qu’il fût, n’a apparemment pas été oublié par tout le monde aussitôt lu. Témoin, l’article du Point déjà cité. Il suffit de relever quelques-unes des « coïncidences » d’un texte à l’autre, prises un peu au hasard tant les deux articles sont similaires (en gras, les plus évidentes reprises) :

Le Monde  :
« Karl, le père, est mort en 1913. Ce grand maître de forges, ami des Krupp et des Carnegie, n’aura pas vu la guerre. La famille vivait dans un palais viscontien, où l’on comptait pas moins de sept pianos, et où tout le monde était musicien et plus ou moins névrosé. [...] Chez les Wittgenstein, on défendait l’art moderne, les temps nouveaux, les idées qui choquaient le bourgeois. Klimt était un ami, Brahms un intime. Plusieurs des frères de Wittgenstein furent des virtuoses, et quand Paul perdit un bras à la guerre, Ravel écrivit pour lui le Concerto pour la main gauche. »

Le Point  :
« Ce qui l’a passionné d’abord ? Musique et mécanique. Pas étonnant, la musique, quand on naît à Vienne, en 1889, dans un palais où il y a sept pianos et où tout le monde est névrosé et virtuose (c’est pour Paul, le frère pianiste qui perdit un bras à la guerre, que Ravel composera le “ Concerto pour la main gauche ”). Brahms est un intime de la famille, comme Klimt et bon nombre d’artistes. Le père, Karl, est richissime : il reçoit les Carnegie et les Krupp. Mais ce maître de forges est un ami des arts nouveaux, il aime bien ce qui choque les bourgeois autrichiens. »

Le Monde :
« Quand la guerre éclate, Wittgenstein s’engage volontairement. Son régiment est stationné à Cracovie, il est affecté à un torpilleur sur la Vistule. C’est à bord du Goplana, durant les quarts, dans le bruit des machines, la fatigue et le froid, qu’il écrira l’essentiel de son premier livre, destiné à en terminer avec la philosophie. »

Le Point  :
« Il devint soldat, car la guerre venait d’éclater. Affecté à un torpilleur sur la Vistule, il écrit son premier livre sur de petits carnets dans le bruit des machines, la fatigue et le froid. Objectif : en finir avec la philosophie. »

Le Monde :
« Ce court volume, affublé d’un titre à décourager (Tractatus logico-philosophicus), paraît en 1921. Son auteur considère que l’affaire est close. Il a travaillé six ans de suite, il est parvenu à démêler ce qu’il convient de faire pour utiliser légitimement nos phrases et ce qu’il faut éviter pour ne pas tomber dans le verbiage creux des philosophes antérieurs. Voilà qui suffit. Il hérite, en 1919, de sa part de l’immense fortune paternelle et s’en débarrasse aussitôt en en faisant don à ses frères et sœurs : ils en seront moins perturbés, explique-t-il, que ne l’auraient été des pauvres gens. Il passe alors son diplôme d’instituteur, se construit un été une cabane en Norvège au bord d’un lac désert, et revient apprendre à lire et à compter aux petits montagnards autrichiens. »

Le Point :
« Ce court volume est affublé d’un titre dissuasif : “ Tractatus logico-philosophicus ”. Publié en 1921, il est vite considéré par les lecteurs capables de le comprendre comme un des plus grands ouvrages de son temps. Wittgenstein, lui, s’en désintéresse complètement. [...] Il hérite d’une part de l’immense fortune paternelle, et s’en débarrasse aussitôt par un don à ses frères et soeurs - moins perturbés par cet argent, explique-t-il, que ne l’auraient été de pauvres gens. Après avoir été quelque temps jardinier au monastère de Hütteldorf, en Basse-Autriche, il décroche son diplôme d’instituteur, mais part se construire une cabane en Norvège, à Skjolden, au bord d’un lac désert. Il y vit le temps d’un été, avant d’apprendre à lire et à compter aux petits montagnards autrichiens dans des villages perdus [...]. »

Le tout est à l’avenant. Bien entendu, quasiment toutes les citations (de Russell ou d’autres) sont identiques d’un article à l’autre, et les trames des deux articles sont superposables. Mais après tout, cette pratique du recyclage et du plagiat, pour paresseuse qu’elle apparaisse, est devenue si habituelle dans le milieu journalistique qu’on ne devrait plus s’en émouvoir ; ce qui ressortit au pathétique dans ce cas précis, c’est que l’auteur du Point qui nous invite à cette « découverte » de Wittgenstein non seulement est presque incapable d’écrire un seul mot concernant la philosophie de l’auteur, mais même quant aux aspects biographiques, il se contente de ressortir un vieux papier fainéant d’une page parue au cœur de l’été, n’ayant même pas poussé la curiosité jusqu’à aller se renseigner dans les nombreuses biographies de Wittgenstein un peu moins à l’eau de rose. Bel esprit de « découverte » en vérité, et on admire la hardiesse de l’aventurier.

Qui est l’auteur de l’article du Point à présent ? Nul autre que... l’auteur de l’article du Monde : Roger-Pol Droit lui-même, comme il se doit. L’auto-plagiat servile (la reprise d’écrits antérieurs sans que le lecteur en soit informé) est un privilège des journalistes et éditorialistes « multicartes » : Alain Duhamel ou Alexandre Adler, à l’image de R.-P. Droit, disposent de suffisamment de tribunes dans des organes divers, sinon pluralistes, pour vendre plusieurs fois la même marchandise : un semblant d’habillage différent, un peu de temps étant passé (ces deux conditions n’étant parfois même pas nécessaires) et l’on peut écouler à la chaîne sa production clonée. À moins que Roger-Pol Droit n’escomptât que la canicule d’août 2003, survenue juste après la parution de son premier article [5], aurait fait périr les lecteurs de sa prose essentielle, au point qu’il faille « instruire » à son tour la génération survivante, trop jeune il y a un an et demi pour en avoir pris connaissance ?

Conclusion
La résignation générale et l’abaissement des exigences minimales de la presse trouvent dans l’exemple du traitement des écrits de Wittgenstein une illustration paroxystique à au moins deux titres : cet exemple montre en premier lieu le renoncement définitif à parler sérieusement de quelque sujet que ce soit à son lecteur, même quand la précision et la finesse d’analyse devraient être de rigueur, et il illustre en second lieu la dérive vers une chronique paresseuse, « sociétale », scandaleusement biographique des faits les plus abstraits et qui exigeraient une précision soutenue. La presse, même pour des domaines aussi exigeants, et a fortiori pour tous les autres, a renoncé à l’information et la critique argumentée au profit d’un mou divertissement que personne ne lui a jamais demandé de se voir offrir.

Philippe Aladel

- Sur le même sujet et du même auteur, on peut lire une « tragi-comédie en cinq actes » datant de 1999 à propos de Roland Jaccard.

 
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Notes

[1BHL, Une biographie, Fayard, janvier 2005.

[2D’après le titre de J.Bouveresse : Schmock ou le triomphe du journalisme, Seuil, 2001.

[3C’est sous la phrase réduite au mot de « Découverte » que se termine le chapô de l’article

[4Voir le dossier du Figaro Littéraire du 22 avril 2004 pour une excellente illustration de la perpétuelle redécouverte par les journalistes des aspects les plus éculés de la biographie de Ludwig Wittgenstein, avec quelques allusions au fait qu’il fut également philosophe.

[5Ne pas y voir de relation de cause à effet.

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