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Universités d’été : Gastronomie politique et dépendance des estomacs

par Johann Colin,

Si l’on en croit les sondages (mais il ne faut pas les croire aveuglément...), « les Français » ne sont guère convaincus de l’indépendance des journalistes. Du coup, même les journalistes les plus dociles sont tentés de lever le voile sur certaines de leurs pratiques. En prenant soin bien sûr de ne pas remettre en cause l’ordre médiatique établi.

Ici, dans l’émission « Service Public » du vendredi 22 septembre 2006 (émission diffusée chaque jour de 9h30 à 10h30 sur France Inter), les animateurs, Isabelle Giordano et Yves Decaens, reviennent sur des reportages diffusés dans leur émission les jours précédents et qui ont suscité des réactions d’auditeurs.

- Isabelle Giordano : - « Retour sur un autre sujet traité : la communication des politiques ; on en a parlé il y a quelques jours, puisque c’est vrai qu’en tant que consommateurs d’informations politiques nous essayons d’être le mieux informés possible, de connaître même un peu mieux ce qui se passe dans les coulisses de la politique ».

Ce qu’on va entendre par la suite, on le verra, en dit autant sur les coulisses du journalisme politique que sur les coulisses de la politique. Mais Isabelle Giordano préfère présenter le sujet comme traitant de la « communication des politiques », et non des journalistes aux prises avec la politique de la communication.

On appréciera au passage, l’expression « consommateurs d’informations politiques ». Rappelons que l’émission s’appelle « Service Public »...

Pièges

- Isabelle Giordano : « Antoine Ly (...), vous êtes notre journaliste et vous avez interviewé un photographe, on s’en souvient, qui était aux universités d’été de l’UMP. Et ce photographe nous faisait un certain nombre de confidences qui ont fait vraiment beaucoup réagir nos auditeurs. On va juste réagir après le passage diffusé ». Que voici :


- Le photographe : - C’est presque un bonheur, hein, hé hé, c’est presque un bonheur, surtout pour moi qui travaille la plupart du temps dans la rue. Là on est... on est invité, on est, on est nourri-logé, on est, heu...
- Antoine Ly : - Vous ne payez rien ?
- Le photographe : Presque pas, non. Ha ha, presque pas, non. C’est là le piège. Ce type d’université, y’a quelques temps, c’était des universités de débats, des ateliers de réunions, pour élaborer un nouveau programme, pour séduire les militants. Aujourd’hui on a presque l’impression que ce sont des événements - même les militants nous le font remarquer - que c’est des opérations de séduction pour les mass-média, parce que les mass-média touchent directement les ménages dans leur chaumière. Donc voilà, c’est pour ça qu’on nous traite bien, qu’on nous gave comme, comme des oies et... et que voilà...
- Antoine Ly : - Vous avez bien mangé ?
- Le photographe : - Très bien, oui. Ha, ha !

Témoignage édifiant. Même s’il ne semble pas vouloir tout à fait y croire (comme l’atteste ce passage : «  on a presque l’impression que ce sont (...) des opérations de séduction »), le photographe ne manque pas de lucidité en parlant de « piège ».

Dans son ouvrage « Bien entendu... c’est off  », le journaliste politique Daniel Carton dénonçait lui aussi, avec force détails, ces universités d’été devenues « des ateliers de formation au copinage ».

Extraits :

« Universités parce qu’il s’agissait de former les jeunes de ces partis à la politique. D’été parce que la trouvaille était de leur faire prolonger, à prix cassés, leurs grandes vacances dans un endroit des plus agréables [...] Le concept a vite dégénéré. Les jeunes ne devinrent plus que des figurants dans un décor monté pour les premiers tours de chant de rentrée des ténors de l’écurie. L’ambiance devint de moins en moins studieuse, de plus en plus estivale et disons familiale. Enfin, ces universités d’été devinrent de formidables pièges à journalistes [...] Ces universités d’été pourraient être sponsorisées par le Club Med, Trigano ne se retournerait pas dans sa tombe. Tout y garantit du bon temps [...] Très tard, ces journées de grandes réflexions s’achèvent en boîte sur des rythmes endiablés ou langoureux, avec pénombre intime. Car pour être politique ou journaliste, on n’en est pas moins homme ou femme.[...] On peut résister bien sûr. Demander à loger à l’extérieur du club, s’en sortir par des pirouettes, mais les traquenards sont partout. [...] Progressivement, perfidement, ces lieux sont devenus des ateliers de formation au copinage, avec multiples séances de rattrapages pendant l’année. Car les politiques ont compris quels avantages ils allaient en tirer et ils ne se sont pas arrêtés. Le malheur des journalistes a été de ne pas réaliser quelle part d’eux-mêmes ils allaient y laisser. [1] »


L’équipe de « Service public » se garde bien d’aller aussi loin. Et plutôt que de se risquer à une analyse critique, elle s’empresse d’oublier les quelques propos compromettants tenus par le photographe et enchaîne sur une pseudo-enquête qui se borne à proposer un guide de gastronomie comparée.

« Enquête »

- Isabelle Giordano : - Antoine Ly, un peu plus d’explications. Vous avez mené votre enquête, vous avez questionné notamment des journalistes de la rédaction de France Inter. C’est vrai que quand on entend ça, je comprends que les auditeurs réagissent : on a l’impression que les journalistes et les photographes sont payés, heu, voilà, tous frais payés aux universités d’été de l’UMP. Comment ça se passe précisément ?

Notons que pour Isabelle Giordano, il ne s’agit bien sûr que d’une « impression ».

- Antoine Ly : - Alors globalement, ce qu’on peut dire, c’est que les journalistes sont mieux reçus par les partis de droite que par ceux de gauche. A l’université d’été de l’UMP où j’étais donc au début du mois, on a eu droit à d’excellents petits fours et des boissons à volonté. Pour l’hébergement, le service de presse de l’UMP proposait un forfait dans un hôtel de Marseille : 120 € pour deux nuits, au lieu de 200. Le parti de Nicolas Sarkozy ne paie pas la différence, il a au préalable négocié un rabais sur les chambres. Une navette était par ailleurs mise à notre disposition pour nous emmener au Palais des Congrès, tout ça pour que nous puissions travailler dans de meilleures conditions ».

Cette fois, il n’est plus question de « piège ». À n’en pas douter, les « excellents petits fours » font partie de l’équipement indispensable pour que les journalistes travaillent dans les « meilleures conditions » : comme s’il s’agissait là de l’unique explication de l’accueil réservé aux journalistes par « le parti de Sarkozy » !

- Antoine Ly : - A l’UDF, lors des grandes occasions, des repas sont organisés avec la presse et certains cadres du parti, François Bayrou en tête. Mais sinon, la règle pour les journalistes c’est de se débrouiller, tant pour les repas que pour les hôtels. Du côté du Parti Socialiste, c’est la même chose, chacun se prend en charge, sauf pendant l’université d’été de La Rochelle : à cette occasion, François Hollande invite des journalistes à un dîner de travail, dans un restaurant spécialisé dans le poisson et les crustacés ».

Les détails culinaires recueillis au cours de l’ « enquête » (sic), menée « notamment  » auprès des journalistes de France Inter se précisent. A quelle fin ? C’est ce que permet d’entrevoir la suite.

- Antoine Ly : - Je vais vous raconter une petite anecdote : samedi dernier, à Lens, lors du grand oral des présidentiables du PS, seulement 2000 militants avaient fait le déplacement, alors qu’on en attendait 1000 de plus. Pour ne pas faire de gâchis, le PS a offert aux journalistes des plateaux-repas qui n’avaient pas été distribués. Mais rien de très appétissant : les carottes râpées et la tranche de jambon étaient paraît-il immangeables ! ».

Excellents petits fours et boissons à volonté à l’UMP, carottes râpées et jambon immangeables au PS... De là à affirmer que l’on connaît ainsi la raison pour laquelle les médias préfèrent Sarkozy, il y a un pas qu’il vaut mieux ne pas franchir !

Suite...

- Antoine Ly : - Sinon pour les autres partis, que ce soit le Front National, le Mouvement pour la France de Philippe De Villiers, les Verts et les partis d’extrême gauche, là, ni repas ni aide à l’hébergement ne sont proposés.
- Isabelle Giordano : - Donc là, on doit tout payer.

Evidemment, c’est la direction de France Inter qui doit tout payer, et non le journaliste. Mais ce dernier devra se débrouiller tout seul pour trouver son hôtel, son restaurant, ses moyens de transport... et le tout sera certainement de moins bonne qualité qu’à l’UMP.

Indépendance ?

Ces comparaisons gastronomiques et hôtelières nous ont-elles assez égarés ? Pas si sûr... Car soudain, Isabelle Giordano s’inquiète des conclusions que les auditeurs pourraient tout de même tirer d’une telle « enquête » :

- Isabelle Giordano : - Bien sûr, ce qu’il faut rappeler, Antoine, c’est que les journalistes politiques, et surtout ceux de la rédaction de France Inter, sont libres ! Même si parfois ils sont invités à déjeuner. Voilà, c’était important de... de le rappeler !

Au cas où des esprits chagrins auraient pu en douter ! Comme si par la seule force de leur sens de l’humour, les journalistes pouvaient s’affranchir de tout conditionnement et déjouer tous les pièges [2] !

« Surtout ceux de la rédaction de France Inter !  ». Une telle marque de solidarité avec ses collègues de Radio France fait sourire quand on sait qu’Isabelle Giordano a opéré (et opère toujours) dans de nombreux autres médias.

Yves Decaens tente alors de prendre apparemment un peu de distance :

- Yves Decaens : - Enfin, la façon dont ils [les journalistes] sont reçus peut éventuellement compter dans le choix de leur destination, hein.
- Isabelle Giordano, gênée : - Oui ? peut-être... Vous pensez ? ... qu’ils préfèrent aller à l’UMP ou au PS ? Ha, ha !
- Yves Decaens : - Oh ben, écoutez, après ce qu’on vient d’entendre...
- Antoine Ly : - Non, non, pas du tout, pas du tout !

Circulez, y a rien à voir ! Ainsi, l’évocation proposée - « l’enquête » ! - n’était qu’un petit guide touristique. Comme si les modalités de l’accueil lors des Université d’été étaient strictement anecdotiques, alors qu’elles ne sont qu’un aspect de l’ensemble des relations qui enserrent les journalistes politiques. C’est vrai : la dépendance de leurs estomacs ne suffit pas nécessairement à compromettre l’indépendance des journalistes. Mais pour savoir ce qui la mine, mieux vaut se référer à l’ouvrage de Daniel Carton, « Bien entendu, c’est off », mentionné plus haut. On y apprendra en particulier que la bonne chair est loin d’être le seul appât tendu aux journalistes par les politiques : tutoiement, parties de tennis, bronzage en commun... font partie de l’arsenal déployé pour plaire aux médias... qui ne s’en plaignent pas ! Pour en savoir plus, on pourra également consulter quelques ouvrages de sociologie du journalisme. On y découvrira pourquoi les journalistes politiques, pas plus que n’importe quel acteur social, ne sont indépendants de la position sociale qu’ils occupent, des rapports de celle-ci avec les positions occupées par d’autres acteurs, ou, plus simplement, de l’ensemble des interactions, plus ou moins conflictuelles, dans lesquelles ils sont pris. Mais pour comprendre tout cela, il ne faudra manifestement pas compter sur les « enquêtes » de France Inter.

Johann Colin
(avec Henri Maler)

 
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Notes

[1Daniel Carton, « Bien entendu... c’est off  », Albin Michel, Paris, 2003, p. 116-118.

[2Dénoncés plus haut par le photographe.

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