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Les médias et la mort de Pierre Bourdieu

Une déploration du Monde

Le 24 janvier 2002, le jour même de l’annonce du décès de Pierre Bourdieu, Le Monde (daté du 25 janvier) consacre sa "une" à ce décès. Deux pages (p. 29 et 30) de " réactions " (qui n’engagent que leurs auteurs) et d’extraits de textes de Pierre Bourdieu s’ouvrent sur un article de Thomas Ferenczi - « Pierre Bourdieu, le sociologue de tous les combats » - qui restitue fidèlement le sens des travaux et des engagements politiques du sociologue. Le lendemain, Le Monde (daté du 26 janvier 2002) propose un dossier de 6 pages : un éclairage de divers aspects de l’œuvre qui mérite d’être discuté. C’est le cas de l’article Thomas Ferenczi « Le journalisme critiqué et honoré », comme on peut le lire ici-même dans une autre rubrique : Thomas Ferenczi, critique de Pierre Bourdieu.

Mais le même numéro comporte l’inévitable éditorial du Monde

Fragment d’un éditorial du Monde qui vous a peut-être échappé

Sous le titre « Le Pouvoir des mots », après un rappel des fondements et des conditions de l’engagement politique de Pierre Bourdieu, on peut lire ceci :

« [Comme Michel Foucault et au nom d’une conception similaire du rôle de l’intellectuel spécifique ] De la même manière, Pierre Bourdieu voulait mettre sa panoplie de savant au service des luttes sociales. Avec le recul, le grand livre qu’il a dirigé sur La Misère du monde, au début des années 1990, apparaît comme son manifeste le plus éloquent. Cette vaste enquête collective sur la souffrance sociale en France annonce son engagement ultérieur, mais elle donne aussi des armes à ceux qui veulent se joindre à ses combats. Elle est en tout cas le point de départ de son association de plus en plus étroite avec le "mouvement social" à partir de 1995.
Il y avait sans doute un risque d’abus dans cette façon d’enrôler la science dans la bataille. En se réclamant de la "vérité scientifique" pour défendre des opinions politiques qui relevaient d’un autre registre, celui des choix personnels d’un "intellectuel de gauche" soucieux de se faire entendre dans le débat public, Pierre Bourdieu pouvait être accusé de recourir à l’argument d’autorité afin d’intimider ses contradicteurs. Cette accusation, reconnaissons-le, n’était pas toujours injustifiée, en particulier lorsque le sociologue avait pris fait et cause pour les militants antimondialisation, qu’il soutenait de tout son prestige de savant.
A sa façon, Pierre Bourdieu n’en exerçait pas moins le rôle nécessaire de contre-pouvoir critique, sans lequel, disait-il, "il n’y a pas de démocratie effective". »

Fragment d’un éditorial du Monde auquel vous avez échappé…

« Lorsque l’éditorialiste anonyme du Monde indique ou prescrit aux lecteurs ce qu’ils doivent penser s’ils veulent bien penser, il ne le fait pas - on s’en doute - au nom de ses "opinions personnelles". Non seulement il engage la totalité de la rédaction du Monde, mais il met au service de cet engagement le savoir et la compétence qu’il prétend détenir en raison de l’investigation des journalistes du Monde et de la réputation de sérieux de ce quotidien. Il met ainsi sa panoplie d’éditorialiste au service du rôle qu’il croit bon de s’attribuer : celui de conseiller politique, voire militaire.
Il y a sans doute un risque d’abus dans cette façon d’enrôler le journalisme dans la bataille. En se réclamant de "l’excellence journalistique" pour défendre des opinions qui relèvent d’un autre registre - celui des choix partisans d’un quotidien de centre gauche soucieux de faire entendre sa voix dans le débat public, Le Monde peut être accusé de recourir à l’argument d’autorité afin d’intimider ses contradicteurs. Cette accusation, reconnaissons-le, n’est pas toujours injustifiée, en particulier lorque Le Monde se prévaut de sa qualité de "quotidien de référence", pour nous enrôler aux côtés de l’OTAN au Kososo, au côtés de l’armée américaine en Afghanistan, aux côtés de la mondialisation libérale-mais—régulée.
Mais qui oserait croire que, ce faisant, Le Monde abuse de sa position de pouvoir dans le champ médiatique ? Il se borne au contraire à jouer son rôle de "contre-pouvoir critique", certes solidaire de tous les pouvoirs, mais "indépendant" de chacun d’entre eux. Mieux : il s’engage exclusivement au nom "des choix personnels" de journalistes "soucieux de se faire entendre dans le débat public". »

Ah ! si Bourdieu s’était borné à écrire de grands livres dont Le Monde des Livres aurait dit grand bien et à avoir des "opinions personnelles", dédiées aux sondages commandités par Le Monde ou aux "tribunes de débat", arbitrées par Le Monde, comme le travail des maître-tanceurs du Monde en aurait été plus aisé !

Quand Le Monde met les études "scientifiques" de quelques sondologues au service des durs combats qu’il mène, il n’existe aucun risque de scientisme doctrinaire. Mais quand Pierre Bourdieu tente de mettre ses connaissances au service des luttes sociales, il "enrôle" la science.
Curieusement le péril est d’autant plus grand quand il sert des objectifs … que
Le Monde réprouve : « Cette accusation, reconnaissons-le, n’était pas toujours injustifiée, en particulier lorsque le sociologue avait pris fait et cause pour les militants antimondialisation, qu’il soutenait de tout son prestige de savant. »

On est prié de ne pas sourire !

 
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