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Une démystification en trompe-l’œil : Marianne et l’« insécurité »

par Grégory Salle,

Il n’a échappé à personne que la veille de l’échéance des européennes a vu monter d’un cran l’instrumentalisation électoraliste du thème sécuritaire. Et chacun garde en mémoire les effets politiques de la surexploitation médiatique de ce motif au moment de la campagne présidentielle et législative de 2002, effets qui perdurent à des degrés variables jusqu’à aujourd’hui.

En mars dernier, dans un article de Marianne, le journaliste Frédéric Ploquin semblait vouloir nous éclairer sur la question [1]. Mieux, il prétendait faire coup double : dévoiler les mensonges présidentiels et renvoyer les autres médias à leurs responsabilités. Le problème est qu’en fin de compte, sa contre-enquête égare au moins autant qu’elle n’éclaire.

Racoler pour dévoiler ?

Les six pages de l’article s’annoncent audacieuses. Elles ne promettent rien de moins qu’une double démystification.

Première démystification : divulguer un « secret de fabrique des chiffres de la délinquance » d’autant plus difficile à débusquer qu’il « se niche dans la culture du résultat chère au chef de l’État ».

La cible présidentielle est claire dès la couverture du numéro.

Le titre de « Une » (« Enquête. Le gouvernement et les médias le cachent. Insécurité, c’est de pire en pire »), sous forme de halo de lumière sur fond noir, complète le titre « Le divorce » et le sous-titre « Pourquoi les Français le lâchent » qui encadrent le visage de Nicolas Sarkozy. On notera en passant que ce titre fracassant fait écho à d’autres « Unes » de Marianne. Avant le divorce, il y eut la séparation, que l’hebdomadaire annonçait un an auparavant en titrant sur la couverture du numéro daté 15 mars… 2008 : « La France le quitte ».

Deuxième dévoilement annoncé : la complicité ou le mutisme des autres médias qui, aux yeux de l’auteur de l’article, ne font pas leur travail. Obnubilés par les faits divers (de ce point de vue, on verra que l’arroseur se trouve vite arrosé), ils ne s’empressent guère de relever l’écart entre les effets d’annonce et les pratiques réelles, « comme si toute contre-enquête était interdite sur ces chiffres certifiés conforme qui viennent chaque mois rassurer les Français ».

L’article débute en prenant ses distances à l’encontre de la « chanson douce » présidentielle (celle qui clame que la délinquance dégringole) comme du « fracas des faits divers » mis en scène par les médias. Et il se clôt sur la mention d’un « matraquage politique et médiatique ».

Rien de bien nouveau, au fond : Marianne se présente comme l’hebdomadaire qui pourfend la « pensée unique » et la collusion des élites politiques et médiatiques. À grand renfort de « Unes » racoleuses, comme nous l’avions relevé ici même [2], Marianne se présente et se vend comme l’hebdomadaire de la politique sarkophage (LA politique, c’est lui) et des vraies révélations (la dissimulation, ce sont les autres).

Marianne prétend donc, sur la question dite « de l’insécurité », faire acte de salubrité publique. « Le gouvernement le cache… » lit-on en exergue sur la première double page, à côté du titre, avec en contrepoint une citation attribuée à un « responsable du Syndicat national des officiers de police » : « Les statistiques, c’est une façade, une grande illusion », cette dernière expression étant surlignée.

On admettra sans peine qu’il est toujours utile de remettre en cause, comme le fait l’auteur de l’article, des statistiques officielles à la fois facilement manipulables par les gouvernants et volontiers fétichisées ou, du moins, acceptées sans distance critique par les gouvernés.

Les raisons de se montrer vigilants sont connues. Il est ainsi arrivé que des journalistes citent le « théorème de Demonque », datant du début des années 1980, selon lequel « sur une courte période, les statistiques de la délinquance varient en proportion inverse de la popularité du ministre de l’Intérieur auprès des agents chargés du collationnement des données qui les fondent » [3]. Elle suggérait déjà en une formule humoristique les précautions d’interprétation requises. Mais il est toujours bon de les rappeler.

Et de fait, on trouve dans l’article des exemples qui, pris isolément, sont tout à fait instructifs sur les manières de gonfler ou de rétrécir des chiffres, sur les contingences pratiques parfois triviales qui président à la fabrication des statistiques, sur la fragilité voire l’artificialité de certains indicateurs, sur l’absurdité des raisonnements comptables et leurs effets nocifs sur les pratiques professionnelles. Le journaliste suggère aussi, sans hélas pousser le raisonnement, que l’exhortation au rendement policier touche les populations les plus visibles et les plus vulnérables au contrôle : petits consommateurs de stupéfiants, prostituées, immigrés clandestins, « bronzés ».

Sur la forme, cependant, le ton racoleur coutumier de l’hebdomadaire incite d’emblée à la méfiance. La grossièreté de la mise en page - dont l’auteur de l’article n’est certainement pas responsable - en est la première illustration. Il y a d’abord la taille démesurée du titre de l’article, qui clame en caractères énormes qu’en matière d’insécurité, c’est « pire qu’avant ». Le surtitre « France », lui, permet de suggérer une spécificité française qui pourrait en réalité prêter franchement à la relativisation. En outre, le sens de la photographie qui abrite ces titres n’est pas clair. Elle montre la réunion à un carrefour de plusieurs agents en patrouille entourés de fourgons policiers, la nuit, en milieu urbain, dans ce qu’on suppose être une banlieue « sensible » bien qu’en l’occurrence il semble que le calme règne. Est-ce à dire qu’une telle présence policière est en elle-même un facteur d’insécurité ? Tel ne sera pas, on s’en doute, le propos de l’article.

Sur le fond, si la contre-enquête donne quelques éléments sur les conditions de production et d’usage des statistiques policières, c’est sans pousser l’investigation très loin, et surtout en entretenant quelques préjugés communs au passage.

Quelques développements curieux...

Certains passages sonnent d’abord curieusement. L’un d’eux évoque ainsi, pour la période précédant 2002, sans s’y attarder tant elle irait sans dire, l’« incapacité du gouvernement socialiste à communiquer sur le sujet [de l’insécurité], englué dans un carcan idéologique qui le coupait de la réalité du quotidien des Français ». Voilà qui est étrange ! Car si une chose marque bien l’ère de la gauche plurielle, c’est au contraire une capacité inédite à discourir sur le sujet, doublée d’une mise au pas idéologique, avec l’abandon d’un discours alternatif. On voit mal quel « carcan » a freiné la conversion des élites socialistes lorsqu’elles se sont activement évertuées à promouvoir la sécurité une « valeur de gauche » [4]. Expliquer que le gouvernement socialiste n’a pas su prendre le train sécuritaire en marche (sinon le fournir généreusement en combustible) relève de ces préjugés largement partagés par les médias dont Marianne prétend se distinguer et en dit déjà long sur les présupposés de l’article, malgré sa prétention à dévoiler une vérité cachée.

Lieu commun, donc… et autorité médiatiquement et politiquement consacrée : un paradoxe de l’article est qu’il convoque pour seule caution « scientifique » Alain Bauer, qui joua un rôle éminent dans la conversion « sécuritaire » du PS... avant de se voir décerner une « chaire » universitaire ad hoc sur ordre du chef de l’État himself [5]. Certes, le journaliste marque avec lui une certaine prise de distance, en le désignant comme le « grand manitou des statistiques de la délinquance » et comme « M. Statistiques du gouvernement », mais pas au point de se priver de ses services, par exemple quand il s’appuie sur les « aveux » du « manitou » (« En matière de crime organisé et de vol à main armée, on assiste à une véritable perte de contrôle de la situation ») pour prouver une prétendue inefficacité gouvernementale en matière de répression. Non seulement l’auteur de l’article ne s’appuie que sur Alain Bauer, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est très contesté par les spécialistes (aucun statisticien n’est pourtant convié pour donner la réplique ou apporter un éclairage différent), mais surtout le journaliste élude la dimension stratégique du discours qu’il reprend : dire que l’on perd le contrôle, c’est aussi un moyen pour réclamer davantage de contrôle… L’objet d’une véritable contre-enquête ne serait-il pas de s’interroger à ce sujet ?

On peut se demander en outre si la critique des autres médias n’est pas un simple rideau de fumée. L’article mentionne en effet, pour illustrer « le risque d’un déchaînement de violence et un important préjudice moral », « le traumatisme subi par le fameux "papy" d’Orléans, dont le visage tuméfié fit la une des journaux télévisés à la veille du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 ». Or, la propriété distinctive de cette affaire est ailleurs. Tremplin de choix pour l’exploitation du motif sécuritaire, elle a précisément servi de pierre de touche pour apprécier les effets pervers… du traitement médiatique [6]. Le fait est connu, pourtant l’article n’en dit mot. En revanche, il remet sur le tapis l’un des faits divers qu’il reprochait à ses collègues de monter en épingle.

Enfin, outre l’attribution au seul chef de l’État de la responsabilité d’une politique, l’article procède à une mystérieuse distinction entre Michèle Alliot-Marie et Nicolas Sarkozy. À l’inverse de son supérieur hiérarchique, notre ministre de l’Intérieur serait selon lui « convaincue que "sécurité ne rime pas forcément avec Kärcher". Il était temps… » On se demande bien où le journaliste est allé pêcher cette opposition, bien faite pour renforcer une vision excessivement personnalisée, donc superficielle, du jeu politique.

Mais les quelques remarques qui précèdent ne sont que des symptômes mineurs. De façon générale, l’article souffre dans son ensemble d’un manque de cohérence qui fragilise une démonstration par ailleurs biaisée par des partis pris idéologiques mal dissimulés.

au service d’une démonstration fragile et tendancieuse.

Il y a d’abord un problème de logique dans la démonstration. On voit mal, en effet, comment il est possible d’affirmer avec assurance que l’« insécurité » (dans l’acception réductrice du terme qui a ici seule voix au chapitre) grimpe en flèche, alors même que l’on vient de divulguer le manque de fiabilité des outils qui sont censés la mesurer et les aléas du travail policier dont elles dépendent ! Le journaliste a entre autres pointé du doigt les multiples manières de « faire du chiffre » en transformant en « affaires » ce qui n’en était pas, avec pour effet d’exagérer la délinquance réelle… Comment donc statuer avec certitude sur les évolutions réelles des conduites illégales, sauf bien sûr pour jouer au pompier pyromane ?

Cette incohérence est plus généralement le reflet du caractère fourre-tout des pièces à conviction énumérées par l’auteur au fil de son article. Difficile de dénoncer en effet une « grande illusion » quand on contribue à mêler des choses hétérogènes : « la petite cuisine du "taux d’élucidation" », les violences familiales, « l’explosion des gardes à vue », l’« arnaque » des voitures brûlées, les « sept ans perdus » concernant les « quartiers sensibles » (une expression dont le journaliste aurait dû se méfier [7]), les « chiffres en trompe l’œil » de l’immigration, la « flambée des braquages »…

Parti pris du mélange… et parti pris du silence. L’article, en effet, s’ouvre sur une analogie avec Bernard Madoff et les « escrocs du capitalisme »… pour se focaliser ensuite exclusivement sur les infractions ordinaires, et plus précisément sur les illégalismes populaires. Le journaliste pointe les effets pervers du pseudo-rendement policier, qui s’effectue « quitte à privilégier la facilité ou la chasse au faciès au détriment de la traque des vrais voyous ». Mais de quels « vrais voyous » s’agit-il ? Peut-être des patrons voyous : on ne peut pas dire que l’actualité ne nous en fournisse pas un généreux contingent. Mais non. Le journaliste ne manque pas de blâmer les manouches qui s’attaquent aux riches dans leurs villas, ou de déplorer le nombre de « larcins "anecdotiques" » qui « passent à la trappe ». En revanche, exit la délinquance en col blanc et la criminalité d’affaires, dont les coûts sociaux sont incomparablement plus élevés et touchent le plus grand nombre. Par conséquent, l’article contribue à reconduire une représentation faussée de la « délinquance ». Il occulte le fait que cette représentation résulte d’une construction intellectuelle et institutionnelle ; autrement dit que sa définition dépend de l’état des rapports de forces sociaux. Ne serait-il pas raisonnable de considérer comme une forme de délinquance certaines atteintes industrielles à la santé ou l’environnement ? De tels agissements menacent assurément notre sécurité…

Ce qui nous amène au troisième problème : il n’est question dans cet article que de l’acception la plus réductrice du terme « insécurité ». Elle se limite à ce qui concerne l’intégrité corporelle d’une part, la propriété privée de l’autre. C’est se faire de cette notion, comme de nos existences, une idée bien pauvre, qui élude l’insécurité sociale (professionnelle, salariale, sanitaire, etc.). La « contre-enquête » se garde bien de mettre en rapport ces différentes formes d’insécurité pour déterminer la « sûreté » du pays. Elle se dispense même de toute considération sur les « causes » de la délinquance, qui, si elles sont tout à fait insuffisantes lorsqu’elles envisagent celle-ci comme un ensemble de phénomènes identifiés une fois pour toutes, ont le mérite d’évoquer la question sociale. Or celle-ci est ici complètement invisible.

Que ressort-il au fond de cet article, dont on pouvait avoir l’impression qu’il faisait pièce à quelques préjugés ? En réalité, il ne met pas en cause le projet présidentiel, ni ses présupposés ou sa teneur idéologique, mais seulement sa réalisation. Que déplore-t-il ? Que Nicolas Sarkozy n’a pas tenu ses promesses sécuritaires. Que le grand chambardement qu’il avait promis n’a pas lieu. Que la répression annoncée montre des signes de faiblesse.

L’auteur s’inquiète ainsi des troubles à l’ordre public non détectés par le radar policier, comme du nombre d’affaires classées sans suite. Il regrette l’insuffisance des moyens alloués à la justice et regrette que seules quelques malheureuses places de prison supplémentaires aient été construites. Il se scandalise aussi de ce que toutes les reconduites à la frontières prononcées ne sont pas exécutées : « une infime minorité » seulement, et qui, en plus, se permet de revenir et parfois d’engranger une prime ! [8].

Libre à Marianne et à l’auteur de l’article de prendre ainsi position. Mais ce n’est ni la conclusion logique d’une contre-enquête approfondie ni l’expression politique d’une opposition effective à la politique conduite par Nicolas Sarkozy. Car sous son antisarkozysme apparent, l’article en appelle finalement… à plus de sarkozysme. Les mailles du filet de la société de contrôle sont trop lâches, l’appareil pénal trop clément. Sous prétexte de déchiffrer les discours officiels, Marianne joue sur les peurs sociales et entonne le chant de la répression. Au Front national, on ne s’y est pas trompé. Un tel « constat » a tout d’une aubaine, si bien que l’article est relayé sur le site de Bruno Gollnisch…

Grégory Salle

 
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Notes

[1F. Ploquin, « Insécurité : c’est pire qu’avant », Marianne, n° 622, 21-27 mars 2009. Sauf mention contraire, les citations en sont issues.

[3Sur ce « théorème » ironique, du nom du pseudonyme d’un fondateur de la sociologie de la police en France, voir une page consacrée dans les archives du site de l’association Pénombre. « L’association Pénombre offre un espace de réflexions et d’échanges sur l’usage du nombre dans le débat public  », peut-on lire sur son site. Elle traque les mésusages, conscients ou non, des chiffres, notamment sur l’insécurité, ainsi que nous avions déjà eu l’occasion de le mentionner en juin 2005. Lire : « Insécurité : les tripatouillages de Villepin ».

[4Sur les origines récentes de la « quasi obsession sécuritaire », voir le documentaire « Braves gens, n’ayez plus peur », réalisé par le collectif Panic ! On trouvera facilement en ligne des travaux sur le tournant ou, plutôt, la dégringolade sécuritaire du PS, notamment chez Laurent Bonelli, Fabien Jobard, Laurent Mucchielli, Loïc Wacquant, etc.

[8L’auteur suggère aussi un léger chantage, lorsqu’il explique que les « attaques répétées contre les petits commerçants risquent de peser sur le climat politique. A fortiori en période de crise… » Est-ce à dire que l’extension et l’approfondissement du quadrillage policier nous sauveront du fascisme ?

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