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Un média populaire est-il possible ? L’expérience de Radio Lorraine Cœur d’acier

par Ingrid Hayes,

Suite de la mise en ligne du dossier du numéro 15 de notre magazine trimestriel Médiacritique(s), consacré aux rapports entre les médias et les classes populaires, après la publication il y a deux semaines de l’article d’introduction et, la semaine dernière, d’un article du sociologue Vincent Goulet.



Ingrid Hayes est historienne, associée au Centre d’histoire sociale du XXe siècle [1]. Elle revient dans cet entretien sur l’expérience de Radio Lorraine Cœur d’acier (LCA), initialement lancée par la CGT en mars 1979 et qui durera un peu plus d’un an. Dans le contexte des luttes ouvrières contre le démantèlement de la sidérurgie lorraine, LCA a prétendu constituer un véritable média populaire, posant dans la pratique toutes les questions relatives à l’appropriation populaire des médias.

Pourrais-tu revenir dans un premier temps sur le contexte – sociopolitique, médiatique, local – qui a rendu possible Radio Lorraine Cœur d’Acier (LCA) ?

Radio Lorraine Cœur d’acier émet, dans sa forme initiale, du mois de mars 1979 au mois de juillet 1980. Elle est issue d’un double contexte. Côté médias, la bataille pour la libéralisation des ondes est en cours depuis 1977, avec le développement de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement des radios libres. Les organisations de la gauche politique et syndicale ne se désintéressent pas de cette mobilisation. Elles hésitent cependant sur la manière de traduire ces aspirations, étant notamment majoritairement hostiles à la fin du monopole d’État sur la radiodiffusion. Le PCF rêve de radios municipales mais n’ose franchir le pas de l’illégalité. La CGT, dotée d’un récent secteur «  propagande  », est également en pleine réflexion.

En décembre 1978, l’histoire des radios libres croise celle de la sidérurgie, à Denain et, surtout, Longwy. Dans cette enclave mono-industrielle, les maîtres de forge se sont assuré le monopole sur la main-d’œuvre, empêchant le développement d’autres activités que la sidérurgie. Celle-ci est déjà en crise depuis plus de 15 ans. Malgré une succession de plans de reconversion, elle est déclassée au niveau mondial, et se retrouve en état de faillite, au point que l’État en prend le contrôle et organise progressivement le démantèlement. En 1978, on annonce 21 500 suppressions d’emplois dont 6 500 à Longwy.

Tandis qu’Usinor «  frappe Longwy à mort  » et qu’une large mobilisation s’organise, la CFDT locale riposte en lançant SOS Emploi, une radio clandestine, dont la diffusion est assez confidentielle mais qui a un très fort impact symbolique. C’est le moment pour la CGT de concrétiser le projet qui était resté dans les tiroirs : les dirigeants confédéraux y sont favorables et les militants locaux souhaitent disposer de leur propre outil face à la concurrence de la petite CFDT. L’occasion est donnée par la préparation d’une manifestation nationale prévue à Paris le 23 mars 1979.

Radio Lorraine Cœur d’acier est lancée le 16 mars. Avec une durée de vie prévisible de quelques semaines seulement, elle a pour vocation d’amplifier la mobilisation pour le 23, et de renforcer le rayonnement de la CGT. Celle-ci y investit des moyens considérables, techniques (un émetteur de 600 watts – ce qui permet une diffusion sur un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres – acheminé discrètement depuis l’Italie) et humains (l’attribution à la radio de deux journalistes professionnels, tous deux collaborateurs de la CGT et du PCF et ayant déjà goûté à l’aventure des radios libres, Jacques Dupont et Marcel Trillat).

Il faut toutefois noter que la radio s’insère de manière décalée dans la mobilisation : après la marche sur Paris du 23 mars, celle-ci entre dans une phase descendante. LCA va toutefois lui survivre, et, symboliquement, la prolonger au-delà de la défaite, scellée le 24 juillet 1979. Ce décalage chronologique n’est pas sans conséquence sur l’évolution de la radio, tant du point de vue de l’animation (les ouvriers, même syndicalistes, sont retournés travailler) que de celui du contenu.


Cette expérience est souvent présentée comme l’exemple d’un média populaire, en un double sens : un média à destination des classes populaires et donnant la parole aux classes populaires. Tu montres d’ailleurs que, dans une certaine mesure, LCA est effectivement parvenue à construire un lien étroit avec les classes populaires. Est-ce que tu pourrais préciser la nature et les formes de ce lien ?

Radio Lorraine Cœur d’acier est indéniablement un média populaire, dans le double sens évoqué. C’est justement le double sens qui lui donne sa singularité : le monde ne manque pas de médias à destination des classes populaires. L’aspect le plus surprenant réside dans le fait qu’elles soient partie prenante de la conception, de l’animation, et qu’elles aient la possibilité de se l’approprier. Ce lien intrinsèque est d’abord assuré par le biais syndical, nationalement et localement, mais il prend bien vite une autre ampleur, avec l’intégration dans l’équipe d’animation et dans le cercle des habitués d’individus parfois néo-militants ou dont l’appartenance politique et syndicale n’avait qu’une traduction militante très faible.

Une part non négligeable du lien était appuyée sur la conviction que LCA était «  leur radio  », capable de transcrire et relayer la mobilisation et de décrire fidèlement les conditions de la vie quotidienne. Cette conviction elle-même reposait sur la réalité concrète de l’accès à la parole permis par la radio. Celle-ci appliquait en effet le principe du direct permanent. Un téléphone était branché dans le studio et qui voulait s’exprimer pouvait le faire à tout moment, modifiant le déroulement de l’émission en cours. Ainsi, la parole n’est pas seulement déléguée à des représentants politiques et syndicaux chargés de porter haut le verbe ouvrier et populaire et les revendications de la mobilisation en cours.

Ceux-là animaient et s’exprimaient évidemment, mais ils n’en avaient pas le monopole. Enfin, la conception de la grille des programmes était adaptée à l’appropriation populaire décrite. Peu à peu se sont mis en place des rendez-vous quotidiens ou hebdomadaires, mais il n’y eut jamais de grille fixe et contraignante, et une bonne partie du temps d’antenne est constitué d’échanges improvisés au gré des demandes, des visites dans le studio ou de l’actualité.


Au-delà de cet aspect fluctuant de la programmation, qu’en est-il en termes de contenu : est-ce que LCA se distinguait nettement des radios traditionnelles ? Quelles étaient les émissions emblématiques, qui ont construit l’identité de LCA et est-ce que les thématiques liées au monde ouvrier, ou plus largement à l’univers des classes populaires, étaient centrales ?

J’évoquais des rendez-vous qui se sont progressivement mis en place. Le premier d’entre eux avait lieu quotidiennement, en matinée. Il s’agissait d’une revue de presse, préparée sur place par les journalistes et les autres animateurs présents, pendant qu’à l’antenne on diffusait de la musique. Une fois l’émission commencée, les interventions et échanges portaient sur les articles sélectionnés en amont, notamment dans le quotidien régional, Le Républicain lorrain. Dans les premières semaines, ces émissions ont un contenu revendiqué de critique des médias, le prétexte initial étant le caractère extrêmement discutable et limité du traitement de la mobilisation en faveur du maintien de la sidérurgie.

Les acteurs s’en souviennent ainsi, sans doute avec quelque exagération : ils ont appris à décoder les ressorts manipulatoires utilisés dans les médias, cessant totalement, au passage, de regarder la télévision, puisqu’ils avaient enfin «  leur média  ». Cette dimension de critique des médias s’est progressivement affaiblie, laissant la place à une revue de presse plus classique dans sa forme, tout en demeurant critique, et tenant lieu d’émission éditoriale. La part éducative ne disparaît cependant pas, réactivée notamment en cas de débat interne à la sphère cégéto-communiste. Les journalistes font alors le choix de croiser et confronter les sources, se fondant sur L’Humanité mais aussi d’autres quotidiens. C’est notamment le cas en ce qui concerne les atteintes à la démocratie dans les «  démocraties populaires  », et, surtout, au moment de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS.

Viennent ensuite les rendez-vous hebdomadaires. Les émissions culturelles sont de celles-là, animées par des enseignants (émissions littéraires, historiques), des passionnés animateurs d’une association locale (émissions de jazz), des étudiants (autres émissions musicales). À première vue, cette part des programmes distingue peu LCA des radios locales qui se sont développées après la libéralisation des ondes, voire même des radios généralistes nationales. Il faut cependant garder à l’esprit que ces émissions animées par des aficionados prenaient une signification commune donnée par les journalistes, qui avaient à cœur de transmettre une «  bonne  » culture au peuple aliéné par les médias dominants. Cette dimension avait donc directement à voir avec la radio populaire.

Cela dit, qu’il s’agisse de la revue de presse ou des émissions culturelles, on est avant tout dans le registre de l’éducation du peuple, et assez peu dans celle d’une valorisation des cultures populaires. L’émission intitulée «  La parole aux immigrés  » avait également lieu toutes les semaines, le dimanche. Elle avait une spécificité extrêmement rare et précieuse : animée presque exclusivement par des animateurs eux-mêmes immigrés, elle avait partiellement lieu en langue arabe. C’est sans doute la principale «  auto-production ouvrière  » de la radio. La plupart des syndicalistes investis dans l’animation des émissions étaient originaires d’Afrique du Nord et en général de la première génération. D’autres strates de l’immigration étaient également représentées, notamment l’italienne, mais dans une moindre mesure.

Dans une région où les différentes vagues migratoires ont largement contribué à constituer le mouvement ouvrier, cette émission traduisait aussi les difficultés de la CGT à s’implanter dans les couches de l’immigration la plus récente, et ses tentatives pour remédier à ce problème d’implantation. «  La parole aux immigrés  » était l’occasion de dénoncer les mesures gouvernementales favorisant le retour des immigrés dans leur pays d’origine pour faciliter le démantèlement de la sidérurgie, mais elle permettait aussi d’évoquer les conditions de vie et de travail des Maghrébins, notamment dans les foyers Sonacotra. J’évoquerai une dernière émission régulière (non hebdomadaire celle-là), intitulée «  Passé-présent  », durant laquelle un individu, souvent militant expérimenté, venait raconter son parcours. Mais, rappelons-le encore, l’essentiel du temps est occupé par des émissions improvisées et des débats impromptus, au gré des visites et de l’actualité. Cette part de souplesse permettait par exemple que trouvent à s’exprimer des femmes, souvent non salariées et néo-militantes, même si cette expression est loin d’être dominante.

Ainsi, il y a bien une spécificité du contenu. C’est d’une part une radio militante, marquée par une forte dimension d’éducation populaire. Elle a en outre permis l’expression des classes populaires dans leur diversité. Il faut noter qu’en revanche les thématiques liées au travail, aux usines, à la sidérurgie prennent une place extrêmement limitée, et ceux qui sont sollicités sur ce terrain le font pour évoquer leur passé plus que leur présent.


Peux-tu être plus précise sur la place prise à la radio par des groupes dominés au sein du monde ouvrier (femmes, travailleurs immigrés) mais aussi revenir sur le rôle des journalistes dans le fonctionnement de LCA ?

Le premier aspect est sans conteste le fait que les groupes dominés aient pris une place tout court. C’est assez rare pour être signalé. Les femmes des classes populaires sont par exemple, en plusieurs occasions, parvenues à imposer un cours singulier aux émissions, surprenant même les journalistes pourtant experts de la gestion des discussions à l’antenne. Une émission a particulièrement marqué les esprits. Portant sur l’hôpital local, elle devait permettre un échange entre médecins, personnel soignant et auditeurs. Elle est devenue un plaidoyer contre les conditions d’accouchement dans cet établissement, décrites par des auditrices au téléphone avec force détails, face à un pouvoir médical désarmé, et des journalistes qui peinent à faire revenir les échanges sur les rails prévus. Pour l’anecdote, on notera d’ailleurs que dans la mémoire collective de la radio, l’émission est associée non à l’accouchement mais à l’avortement, en vertu des représentations dominantes de la maternité ici malmenées… Il est également arrivé que des auditrices remettent en cause le consensus idéologique, portant un discours favorable à la peine de mort ou contre les «  assistés  ».

Cela dit, les situations exceptionnelles évoquées ne doivent pas masquer des données plus générales. On peut distinguer trois catégories de femmes, deux d’entre elles appartenant au monde ouvrier : au début de l’aventure, des femmes syndicalistes (pour la plupart salariées du commerce et du textile) sont actives à l’antenne, organisant des débats portant sur «  la condition des femmes  ». La radio attire également des femmes non salariées, épouses de sidérurgistes, sans expérience militante préalable, et des femmes issues des classes moyennes intellectuelles, étudiantes et enseignantes principalement. Si les deux derniers groupes sont progressivement intégrés dans l’équipe d’animation, les émissions consacrées aux femmes disparaissent avec les syndicalistes.

En outre, aux femmes non salariées et néo-militantes échoient pour l’essentiel des tâches d’intendance. Lorsque les tensions s’aggravent, à la fin de l’expérience, elles s’expriment aussi entre les femmes syndicalistes qui ont déserté la radio à la fin de la mobilisation et les femmes non salariées qui, en acceptant une position subalterne à la radio, perturbent l’identité militante des premières. Cela dit, paradoxalement, ce sont les femmes non salariées et néo-militantes chez lesquelles l’aventure radiophonique a provoqué les plus profonds bouleversements, dans un sens émancipateur. On pourrait détailler de même les contradictions qui marquent la place prise par les immigrés maghrébins, pour l’essentiel cantonnés à l’animation de l’émission «  La parole aux immigrés  ».

Dans ce cadre, les journalistes ont un rôle absolument central. Ils assurent le lien entre les différents groupes et sous-groupes en présence, mais dans le cadre d’une hégémonie culturelle préexistante qu’ils confirment. Comme transfuges de classe (les deux principaux journalistes sont issus de milieu modeste, non ouvrier, et appartiennent à la première génération qui accède aux études supérieures), ils entretiennent un rapport ambivalent à la culture, se faisant le relais des normes dominantes dans leur volonté de transmettre au monde ouvrier «  une bonne culture  », tout en valorisant une «  culture populaire  » assez évanescente, en opposition à une culture de masse sur laquelle ils portent un jugement très négatif, qui s’exprime par exemple lors d’un instant volé qui n’aurait pas dû figurer dans les sources [2] : Marcel Trillat, dont le micro n’a malencontreusement pas été coupé, s’adresse au technicien qui vient de lancer un morceau de Claude François, alors qu’un premier morceau de variété se termine tout juste. Il lui demande d’assumer ses responsabilités en dissuadant les auditeurs lorsqu’ils demandent ce type de musique, parce que ce n’est «  que de la merde  ».

Les journalistes reconstituent en outre à la radio un groupe de pairs, issus des classes moyennes intellectuelles, qui fonctionne parallèlement à celui des animateurs ouvriers et syndicalistes normalement chargés de la radio. Mais ils sont indispensables : en leur absence, la radio n’aurait pas eu les mêmes dimensions, le même ancrage ni la même durée. Ils sont la condition de l’expérience, même s’ils contribuent aussi à la borner.

Ainsi, la radio constitue une expérience extraordinaire, permettant l’expression d’un monde ouvrier divers, mais elle n’a pas de vertus magiques. Les rapports de domination sont pour certains nommés, condamnés, mais jamais suspendus. Cet aspect est évidemment peu surprenant. Ce qui l’est davantage, c’est le fait que le groupe ouvrier, dans un bassin mono-industriel largement dominé par le prolétariat sidérurgique du point de vue de sa composition sociale, au sein d’une radio lancée par la CGT et au cœur d’une mobilisation ouvrière, ne soit pas davantage à la manœuvre, ni du point de vue du contenu ni du point de vue de l’animation. C’est dire la force des dominations. C’est dire aussi le rôle des organisations du mouvement ouvrier qui servaient pour ainsi dire de boucliers. Ainsi, la reprise en main de LCA par la CGT en juillet 1980 constitue en un sens une revanche : la CGT agit ici comme un collectif de dominés, qui s’affronte dans le cas d’espèce à des alliés de classe et utilise ses moyens (avec toute la brutalité dont elle est capable) pour rétablir l’équilibre mis à mal par l’expérience.

Ingrid Hayes

 
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Notes

[1Ingrid Hayes est auteure notamment de l’article «  Les limites d’une médiation militante  », Actes de la recherche en science sociales, 2013, n° 196-197.

[2ADSS, 4AV/889, 30/5/79.

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