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TF1 « réforme » l’école en un seul reportage...

par Stéphane Desmaison,

Le samedi 5 février 2005, la rédaction de TF1 a offert à ses chers téléspectateurs - avant que leurs cerveaux ne soient rendus disponibles par l’émission phare du moment, « La Première compagnie » - quelques bribes d’information sur la réforme Fillon de l’Education Nationale. Une présentation désinformée pour un reportage « bidon », voire bidonné.


Trois « erreurs » en guise de préambule

Le journal est commencé depuis 21’ quand la présentatrice, Laurence Ferrari, pour tenter de justifier la diffusion du reportage qui va suivre, annonce subitement, après une série de petits « sujets » en tous genres, que « les lycéens prévoient à nouveau de descendre dans la rue la semaine prochaine pour protester contre la loi Fillon » (les enseignants aussi, mais peu lui importe). Et d’embrayer aussitôt : « Parmi les points de cette loi adoptée par l’Assemblée Nationale en première lecture les « contrats individuels de réussite éducative ». Il s’agit en fait d’un enseignement adapté à chaque élève ». Et de lancer ainsi le reportage : « Le Lycée Autrement de la Roche-sur-Yon l’a adopté avec succès depuis plus d’un an ».

Difficile de commettre autant d’erreurs en si peu de mots !

1) 1ère erreur : contrairement à ce qu’affirme Laurence Ferrari, dont le souci d’exactitude n’est pas le premier souci, les « contrats individuels de réussite éducative » (les CIRE) n’existent pas sous cette dénomination dans la réforme Fillon, depuis le dernier amendement proposé par l’UMP. Désormais, on parle de « programme personnalisé de réussite scolaire » (PPRS).

2) 2ème erreur : contrairement à ce qu’affirme Laurence Ferrari, l’objet des fameux contrats n’est pas de dispenser un « enseignement adapté à chaque élève ». Il s’agit plus précisément d’un dispositif pour justifier l’inscription en heures de soutien des élèves jugés en difficulté. La loi le dit expressément : « Ce programme devra être présenté aux parents ou au responsable légal de l’enfant et indiquera les mesures préconisées pour que l’élève concerné puisse surmonter ses difficultés scolaires. ». Il s’agit donc uniquement d’un dispositif pour justifier l’inscription en heures de soutien des élèves jugés en difficulté.

3) 3ème erreur : contrairement à ce qu’affirme Laurence Ferrari, ce ne peut être ce dispositif qui « a été adopté avec succès depuis plus d’un an » dans un lycée ! Tout simplement parce que les lycées ne seront pas concernés par ce PPRS, puisqu’il est destiné dans l’article 11 du projet de loi à la scolarité obligatoire : soit jusqu’au collège !

Le reportage, sur un commentaire de Marie-Laure Bonnemain, nous entraîne alors au « Lycée Autrement de la Roche-sur-Yon ».

Le lycée de tous les prodiges

Rendu suspicieux par la totalité du reportage, j’attendrai qu’il soit achevé pour aller vérifier sur le net s’il existe bien un lycée qui porte un nom aussi inhabituel au sein de l’Education Nationale !

Il existe bien à la Roche-sur-Yon un lycée qui a pris pour devise « Le Lycée autrement », mais il s’agit d’un lycée dont le véritable nom est... le « Lycée Saint-Joseph » : un lycée privé catholique sous contrat avec l’Education Nationale. On se doute que TF1 n’a pas rebaptisé cet établissement à sa convenance, en piétinant la déontologie la plus élémentaire, par inadvertance !

Renseignements pris auprès d’enseignants de La Roche-sur-Yon, le Lycée Saint Joseph est le lycée privé important de la ville. Il recrute des élèves issus de la bourgeoisie locale (mais aussi des classes moyennes ou de la paysannerie des environs dotés des moyens financiers nécessaires). Il est connu pour ses soucis d’ordre, d’encadrement, de réussite au baccalauréat et pas seulement d’éducation religieuse catholique. Mais l’encadrement catholique est là : crucifix au dessus de l’estrade, recrutement filtré des enseignants, « flicage » ou surveillance de ceux-ci dans les manifestations politiques ou syndicales en faveur de la laïcité. Taux de réussite élevé au baccalauréat... mais grâce aussi à la sélection socioculturelle : on a à l’arrivée ce dont on a créé les conditions au départ. Par contre, ces mêmes élèves réussissent moins bien dans les classes préparatoires que ceux du lycée public, parce que, selon un enseignant de ce dernier lycée, on ne les a pas vraiment initiés à l’autonomie et l’audace intellectuelles [1].

Il suffira alors de laisser croire aux téléspectateurs que les conditions d’études dans un tel lycée sont identiques à celles un Collège classé en Zone d’Education Prioritaire (ZEP), là ou les élèves sont vraiment en difficulté ! Et que, pour réaliser les merveilles éducatives que le reportage va présenter, il suffit d’une bonne loi et d’enseignants motivés !

Les enquêteurs de TF1 peuvent être fiers de leur bricolage !

Les miracles de Saint-Joseph

Il suffit donc d’un énorme mensonge par omission pour que l’ensemble du reportage révèle sa parenté avec la publicité mensongère. La première phrase résume le scandale : « Rien en apparence ne laisse imaginer que ce lycée n’est pas un établissement traditionnel comme les autres ». « Rien ne laisse imaginer », en effet, pour peu que l’on passe sous silence les caractéristiques précises de ce Lycée ... privé !

Il ne reste plus alors qu’à montrer ce que peut faire un lycée traditionnel... « en apparence » : « Pourtant depuis un an et demi, toute la pédagogie a été réorganisée. Aujourd’hui est proposé un enseignement personnalisé à chaque élève. Tous les matins, cours classiques. Après-midi, chacun fait son choix ». Quiconque travaille dans un établissement public d’éducation, le sait : pour une structure pareille, les moyens en personnel enseignant doivent être considérables (soit ce que le gouvernement refuse d’accorder aux milliers d’enseignants dans les rues depuis 3 ans !).

La suite est éloquente : « Pour les plus faibles, sont possibles des cours de soutien dans toutes les matières et même des professeurs qui leurs donnent des coups de pouce sous forme de cours particulier. ». Et le reportage de montrer des salles de classe avec deux ou trois élèves maximum (sachant que la moyenne des effectifs par classe en lycée général public est de 35 élèves !) pour un prof !

Quand on ne dit rien sur les moyens mis en œuvre et l’origine socioculturelle des élèves, le paradis est à portée de caméra et de micro...

... Comme le montre, dans la séquence suivante, l’interview d’une prof de maths qui explique : « Moi quand je commence le cours, je viens pas avec mes exercices : je leur demande ce qu’ils veulent traiter. » On imagine assez ce que donnerait une telle « pédagogie », si je me présentais sans avoir préparé le cours et les exercices devant 25 élèves (oui, « seulement » 25 parce que je suis en ZEP catégorie 2, selon le jargon de l’Education Nationale) de niveaux très différents, dont certains savent à peine lire et écrire... Mais c’est un détail par rapport à d’autres, parfois les mêmes, dont les conditions de vie auraient effrayé Dickens.

Trêve de comptabilité et de sociologie élémentaires et retour au reportage ! « Pour les plus forts, des activités d’approfondissement sont organisées : par exemple, ceux qui veulent préparer des concours après le bac. Enfin, pour s’ouvrir l’esprit, des activités extrascolaires sont proposées par les professeurs en fonction de leurs domaines de prédilection. »

Là, je dois dire que ce sont les secondes de détente et de rire de la séquence : puisqu’on découvre que le domaine de prédilection de la prof de maths est un atelier de yoga ou de méditation (les élèves sont couchés par terre sur des tapis avec des coussins sur les yeux : si, si, je vous jure !). Et ce n’est pas terminé parce qu’on enchaîne sur l’interview d’un autre prof de maths (ils n’ont que ça dans ce lycée ?) dans la salle multimédia : « Par exemple, le professeur de sciences physiques va donner un atelier sur l’astronomie. Le professeur de mathématiques peut donner un atelier de chorale ou un atelier d’informatique. » Ça ferait sans doute plaisir à Rabelais de constater que la musique est de nouveau un domaine du champ mathématique comme au Moyen Age et à la Renaissance, mais je crains que les véritables professeurs de musique n’apprécient guère ce genre de remise en cause de leurs compétences propres (les heures de chorale existent dans les collèges en particulier : et sans attendre le succès des Choristes et le réveil démagogique de Fillon !)...

Ah, j’oubliais : si on consulte la liste des activités extrascolaires sur le site du lycée Saint Joseph, on y trouve aussi l’aumônerie et le groupe Bible... Des omissions de TF1 qui permet de continuer à parer son reportage de tous les atours de la laïcité. Pas de « signes ostensibles », donc. Mais, du coup, on ne sait pas lequel des enseignants assure ces activités : j’espère qu’ils ne forcent pas le prof d’histoire à s’en occuper parce que la naissance du christianisme est au programme de seconde !

Mieux vaut être riche et bien portant...

On se doute que des élèves qui ne connaissent rien d’autres que leur propre situation privilégiée sont les mieux placés pour donner des leçons implicites à tous les enseignants de France. La journaliste lance donc les interviews de deux lycéennes et d’une mère d’élève par cette merveilleuse phrase, très impartiale « Très rapidement, ces jeunes comprennent l’intérêt de cette structure. »

- Lycéenne de seconde : « Moi, j’ai besoin qu’on me pousse pour travailler. Et c’est vrai que les profs, ici, ils sont là pour nous aider. » Pourquoi « ici » ? Ailleurs, ils tapent les élèves peut-être ?
- Lycéenne de terminale : « Ils sont beaucoup plus présents, donc on croit vraiment qu’on n’est pas tous seuls. On a un filet. Alors que bizarrement, quand on n’est pas aidés, quand ils nous font juste le cours, on se sent noyés dans la masse. » Parce que pendant un cours, les profs n’aident pas les élèves ? Ils récitent leur prose, puis ils vont prendre un café ?

Mais comment donner tort à cette lycéenne ? Si on réduisait les effectifs dans les classes des établissements publics, on pourrait mieux aider chaque élève pendant les cours !

La journaliste se réserve le mot de la fin : « En un an et demi, il est difficile de faire un bilan. » Rassurez-vous, elle va le faire quand même : « Mais, ce qui est sûr, c’est que le taux de réussite au baccalauréat a malgré tout augmenté et que près de 90 % des parents se déclarent très satisfaits du concept.  » Ben tiens, ils payent pour inscrire leurs enfants dans ce lycée, et dois-je rappeler que les établissements privés ont comme grand jeu de faire passer le bac à leurs élèves en difficulté par une inscription en candidat libre, afin d’avoir de meilleures statistiques ?

Que penser finalement de ce reportage ? Que TF1 a une grande ambition pour l’éducation nationale ? Avec moins d’élèves par classe, plus de moyens d’encadrement des élèves, plus d’activités innovantes proposées aux élèves ? Ou, plus simplement, que TF1 s’intéresse moins à l’information qu’à la communication : celle du Ministre de l’Education Nationale, en l’occurrence. Et cela, quitte à piétiner les exigences minimales de la déontologie professionnelle et de l’honnêteté intellectuelle.

Stéphane Desmaison, enseignant dans un collège de Vitrolles.

PS. Ce magnifique reportage est visible à l’adresse suivante (qu’il vous faudra sans doute copier avant de le mettre en adresse dans votre logiciel de navigation sur le net) : http://news.tf1.fr/news/0,,3206036-e3BsYXllciBxdWFsaXR5IFVOVl9JRH0gezIwMiAyMDEgMX0=,00.html

 
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Notes

[1Quelques informations sur le « Lycée Saint-Joseph », [sur le site de l’établissement (lien périmé).

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