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Shoah : quand La Voix du Nord censure les avis de décès

par François Ferney,

A l’époque où il accorda une grâce partielle au milicien Paul Touvier, Georges Pompidou déclarait : "Allons-nous éternellement entretenir saignantes les plaies de nos désaccords nationaux ? Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier ces temps où des Français ne s’aimaient pas ?" Trente ans plus tard, on est heureux d’apprendre qu’il se trouve dans la presse française des défenseurs de l’harmonie nationale inspirés par la même philosophie.

Le Canard enchaîné du 16 octobre 2002 rapporte, dans un article intitulé "Quand ’La Voix du Nord’ réécrit les articles de décès", cette exemplaire histoire :

" La mésaventure est arrivée à une famille parisienne d’origine juive polonaise. [...] leur vieille tante [...] meurt presque centenaire, et ils souhaitent insérer un faire-part de décès. En rappelant la mémoire de son premier mari, Abraham, "assassiné par la milice française à Voiron (Isère)", et de son second compagnon, Fred, "rescapé des camps nazis".

Aucun problème du côté de la presse nationale : l’annonce paraît ainsi libellée dans "Le Figaro" (24/9) comme dans "Le Monde" (25/9). Mais au niveau local "La Voix du Nord" tique et exige que le texte légèrement différent qui lui a été soumis ("fusillé par la milice du maréchal Pétain") soit expurgé. "Pas question de réveiller les vieilles blessures, aucune mise au point à caractère personnel n’est admise dans la page des nécrologies", s’entend expliquer, stupéfait, un neveu de la défunte par un responsable de ce journal, pourtant fondé par des résistants, qui s’abrite derrière des "raisons éthiques" (sic).

Compromis boîteux, concédé par la famille endeuillée : l’annonce paraît dans l’édition du 24/9, et mentionne simplement Abraham "fusillé en otage à Voiron" et Fred "rescapé des camps de concentration". Plus trace de mots qui fâchent comme "milice" ou "nazis" [...]

Contacté par "Le Canard", le responsable de la pub et des nécros à "La Voix du Nord" explique : "On ne veut pas publier d’avis de décès qui prête à débat. C’est la ligne fixée par le journal. Nos lecteurs d’extrême droite auraient pu nous reprocher les termes utilisés. Car il y aura toujours des gens qui contestent des camps nazis. Des enfants de miliciens auraient pu se sentir visés. Et puis, nous ne sommes pas là pour dire que Pétain a fait fusiller des gens." Sans en démordre d’un pouce et sans mesurer visiblement la portée de ses propos, il poursuit, imperturbable : "Chaque journal fait comme il veut. Nous, on ne veut pas écrire tout et n’importe quoi dans les avis de décès. Tenez, c’est un peu comme le lecteur qui voulait insérer une annonce ’De la part de ses chiens’." [...] "

Une "initiative individuelle malheureuse"

Libération du 17 octobre est revenu sur l’affaire dévoilée par le Canard, dans un article intitulé ""La Voix du Nord" révise les avis de décès". Signé de la correspondante à Lille du quotidien, il cite plusieurs réactions. Les premières scandalisées :

" Michèle De Conninck, ancienne déportée à Ravensbrück, et présidente départementale de la Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes (FNDIRP), a jugé l’incident "révoltant". "Venant d’un journal issu de la Résistance, je trouve cela outrageant."

Outragés, les journalistes de la Voix le sont aussi. Pierre Desfassiaux, délégué du SNJ, dit sa colère : "En tant qu’homme, je suis scandalisé, le journal a été sali. En tant que syndicaliste, je dénonce ce type de comportement, et je souhaite que la lumière soit faite." Alain Goguey, de la CFDT, souligne la "très forte émotion" dans toute la rédaction. "

Mais juste après, on lit dans Libération que la courageuse direction du quotidien régional " a présenté ses excuses à la famille […], mais ne veut pas voir dans cette affaire autre chose qu’une "initiative individuelle malheureuse". Elle dit sa "stupeur" de découvrir "des propos prêtés à l’un de [ses] salariés", et s’interroge sur "la réalité de tels propos, qui ne correspondent ni aux valeurs d’un journal issu de la Résistance, ni aux règles en vigueur dans l’entreprise". Elle en profite pour déplorer une "exploitation outrancière" des faits qui lui sont reprochés. "

On savourera tant les " propos prêtés " - les voyous du Canard ont certainement exagéré, voire inventé, les charmants propos du petit chef nécrologue - que " l’exploitation outrancière " - cette gaffe de quelque subordonné ne méritait à l’évidence qu’un haussement d’épaule, d’ailleurs, était-ce bien si grave pour de vieilles histoires ?

Mais le summum vient ensuite : " Et, pour ne pas qu’on la soupçonne de complaisance avec l’extrême droite, elle rappelle ses prises de position "sans équivoque" lors de l’élection présidentielle. " On sent bien que l’héroïque et si peu conformiste appel à voter Chirac servira encore un bon moment de brevet de vertu au moindre roitelet de presse. La correspondante de Libération conclut cependant son article : " Pourtant, des journalistes déplorent depuis longtemps les comptes rendus "trop neutres" des conférences de presse des candidats locaux du Front national, qui contribuent, regrettent-ils, à "banaliser" le mouvement de Jean-Marie Le Pen. "

Sur le site de La Voix du Nord, la présentation de son histoire mentionne (lien périmé) que " LA VOIX DU NORD est à sa création un journal clandestin qui donne naissance à un mouvement de résistance. Le premier de 65 exemplaires est daté du 1er Avril 1941.
[…] La liberté et l’indépendance furent payés au prix fort : la prison, la torture, les camps de la mort pour plus de 530 personnes, qui ont écrit, imprimé et diffusé ces journaux. "

Une condamnation rapportée avec pudeur

La très morale direction de La Voix du Nord s’est vu épingler tout dernièrement, en la personne de son PDG Jean-Louis Prévost - par ailleurs président du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR) -, condamné le 11 octobre 2002 pour " complicité de favoritisme " à un an de prison avec sursis et 30.000 euros d’amende, rapporte Le Monde.

L’article du correspondant régional du Monde indique que " Le PDG de La Voix du Nord fait aussi l’objet d’autres procédures en cours, se rapportant aux mouvements d’actions qui ont permis à des cadres supérieurs de prendre le contrôle du journal à partir d’une reprise de l’entreprise par les salariés lancée en 1989 pour contrer une offre publique d’achat (Le Monde du 1er octobre 1997), avant que la Socpresse, filiale du groupe Hersant, n’en devienne actionnaire majoritaire. M. Prévost a été mis en examen en 1997 pour abus de biens sociaux à propos de la gestion de la même Ageconseil, qui avait recueilli 300 actions venant d’être vendues. Il affirme n’avoir jamais touché d’argent d’Ageconseil. "

(Singulier détail, cet article intitulé " Nouveau souci judiciaire pour le PDG de "La Voix du Nord" " a été mis en ligne sur le site du Monde le 16 après-midi et publié dans l’édition du soir, datée du 17 octobre… soit cinq longs jours après la condamnation de Jean-Louis Prévost, mais seulement quelques heures après la publication du Canard enchaîné, dont Le Monde n’a pas repris les informations.)

Louable modestie, La Voix du Nord a certes rendu compte de cette condamnation, dans son édition du samedi 12 octobre 2002, mais sous le discret titre " Des dirigeants d’Ageconseil et du conseil général condamnés ". Il fallait lire la totalité du chapeau pour découvrir, à la fin, que dans cette affaire " d’infraction au code des marchés publics ", Ageconseil était une filiale de La Voix du Nord. Les anciens responsables du conseil général condamnés, comme Jean-Louis Prévost, ont annoncé faire appel.

Assurons ce dernier de notre soutien, dans cette affaire comme celle de l’avis de décès : " Allons-nous éternellement entretenir saignantes les plaies de nos désaccords nationaux ? Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile ? "

 
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