Si Le Monde a supprimé depuis belle lurette sa rubrique sociale (mais en a installé d’autres, plus sonnantes et trébuchantes [1]), le quotidien a choisi d’installer dans ses colonnes une étude de cas : le licenciement de Daniel Schneidermann.
A l’issue d’une semaine d’assourdissante omerta du quotidien sur un sujet abordé par la plupart des médias, la direction du Monde publiait (en date du 4 octobre 2003), dans le supplément hebdomadaire Le Monde Télévision (celui-là même où sévissait Schneidermann), la lettre de notification du licenciement " qui lui a été envoyée le mercredi 1er octobre " [2].
Conséquence logique : Daniel Schneidermann obtient, en vertu du droit de réponse, la publication d’un texte dans une édition suivante du Monde Télévision (datée 18 octobre 2003).
Schneidermann souligne que la publication d’extraits d’une lettre de licenciement, " une première dans la presse française ", est un " procédé " (…) " d’une brutalité inouie ".
Et relève que " les extraits publiés dénaturent le sens de (son) livre ".
La direction du Monde s’appuie le livre de Schneidermann Le Cauchemar médiatique. Dans la " lettre de licenciement " telle qu’elle l’a publiée le 4 octobre, elle prétend : " Vous comparez ses dirigeants à "un clan sicilien" "
Dans son droit de réponse, Schneidermann cite son livre : " Il me semblait que Le Monde, plutôt que de répondre comme un clan sicilien offensé par la provocation d’un clan rival (mutisme majestueux, chagrin insondable, bordée d’insultes et préparation minutieuse du bain de sang des représailles), devait répondre comme un journal dans une démocratie développée du XXIe siècle. "
La direction du Monde : " Vous apportez votre soutien à MM. Péan et Cohen contre lesquels, vous le savez, Le Monde et ses dirigeants ont engagé une procédure en diffamation. "
Mais Schneidermann a écrit en fait : " Le chapitre insinuant que Plenel pourrait être un agent de la CIA est si inepte que l’on ne peut qu’en rire, ou en pleurer. J’espère que le procès en diffamation, justement intenté par Le Monde, parviendra à en faire litière. "
La direction du Monde : " Vous jetez la suspicion sur ce que seraient les comptes du Monde ".
En fait, Schneidermann a écrit que la référence à Enron est " anonyme, non argumentée, sans le moindre début de preuve, donc, selon les critères de tout journaliste, nulle et non avenue. "
La direction du Monde : " L’entreprise de dénigrement (du journal) à laquelle vous vous êtes livré ".
Schneidermann a écrit : " Le Monde est le seul journal où j’aie jamais souhaité travailler par attachement à ses qualités de pluralisme, de curiosité et d’ouverture " ; " Le Monde est un journal où on s’est toujours fait un devoir d’accorder place aux arguments de ceux qui ne pensent pas comme vous. "
" A la vérité, poursuit Schneidermann dans son droit de réponse, j’ai pris grand soin d’éviter de confondre le travail de la grande majorité des journalistes du Monde avec les pratiques professionnelles de la direction. "
Le médiateur abdique
Comment le médiateur du quotidien va-t-il traiter du cas d’un journaliste licencié pour abus de la liberté d’expression à propos de son journal ?
En se défaussant.
Dans Le Monde daté 19 octobre, Robert Solé explique qu’ " il n’appartient pas au médiateur de se prononcer sur le licenciement d’un journaliste, et je n’ai aucune intention de sortir de mon rôle " [3]. Ainsi, le médiateur semble négliger le fait que le motif allégué du licenciement renvoie directement au contenu du journal, lequel relève de la compétence... du médiateur.
Le reste de la page produit des lettres de lecteurs, et un texte de Jean-Marie Colombani [4]. A la question de la liberté d’expression des journalistes du Monde à propos de leur propre journal, le directeur de la publication propose une réponse simplissime : " Si ce journal est celui qu’il décrit, si donc il lui était intolérable d’y travailler, avec cette direction-là et ces journalistes-là, il pouvait fort bien le quitter en évoquant ses désaccords professionnels ou en faisant jouer la clause de conscience. "
Emballez, c’est pesé. Voilà, à la faveur d’une rubrique " sociale " improvisée, l’exemple d’une entreprise bien " tenue ".