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Réponse à Guy Carlier, l’humoriste caché dans un rayon (Tribune)

Nous reproduisons ci-dessous, et sous forme de tribune [1], un texte initialement publié sur le site « Plateforme d’Enquêtes Militantes » le 21 mai dernier. Rédigée collectivement, cette « réponse à Guy Carlier » fait suite à une chronique de l’humoriste sur Europe 1, qui, sous les rires des journalistes en studio, ciblait les grévistes du Monoprix Gambetta d’Issy-Les-Moulineaux en lutte depuis des semaines pour leurs conditions de travail. Les salariés dénoncent tout à la fois les bas salaires, les cadences imposées, la pénibilité et les risques physiques au travail, les sous-effectifs et les injonctions à la productivité alors que l’enseigne fait toujours davantage de profits. [2]

Cher Guy,

On va t’appeler Guy et dire tu, pour reprendre le ton condescendant de ta chronique à propos de la mobilisation des employé.es du Monoprix Gambetta d’Issy-les-Moulineaux, celui où tu vas faire tes courses le samedi matin.

C’est dommage de créer de l’audience pour Europe 1, mais on conseille à nos lecteurs et lectrices d’écouter cette chronique et de mesurer attentivement le niveau de son mépris.



Tu comprends vraiment rien Guy. Tu comprends rien et tu ne cherches même pas à comprendre puisque tu n’as pas été capable de venir nous voir, de poser des questions, préférant enregistrer en cachette nos prises de parole. Ton discours et le rire des chroniqueurs qui t’entourent, c’est de la violence de haut niveau, une violence de classe, une violence de lâche. Et ce n’est pas ton petit encouragement de la fin qui va nous suffire. On ne peut pas justifier le fait de produire une telle violence en faisant preuve de bienveillance paternaliste en conclusion. Ta condescendance, c’est juste une humiliation de plus. Celle de trop.

Tu produis cette violence en tant que dominant. Tu profites de ta position pour humilier ceux grâce à qui tu remplis ton caddie, pour les rabaisser un peu plus. Tu en profites pour ignorer la réalité de leur quotidien, la réalité de ces métiers épuisants. Tu as pourtant fait ta chronique avec le tract en main. Plutôt que de moquer un jeu de mots qui t’échappe (sûrement parce qu’il n’est pas de toi) tu aurais pu parler des faits qu’il décrit, parler des conditions de travail inacceptables, des salaires indécents, du harcèlement patronal, de ces salariés qui traversent la région parisienne en bus de nuit pour servir au petit matin les habitants des beaux quartiers.

Et ce n’est pas ton sourire à la caissière qui peut y changer quelque chose. Tu n’es pas capable de comprendre l’impact d’une mobilisation de ce type : alors que la direction était totalement silencieuse, elle presse désormais les syndicats pour négocier. Une dizaine de salariés ont débrayé, soit près de la moitié, ce qu’ils n’avaient jamais fait avant. Ils ont pu le faire parce qu’ils ont reçu le soutien de nombreux secteurs en lutte : des étudiants, des cheminots, des ouvriers, des profs, des collègues de Carrefour. Et tu as mal compté, ou plutôt tu as compté de loin, puisqu’on était une soixantaine à s’être déplacés pour soutenir une lutte qui en vaut la peine.



Le type sur qui tu décides de t’acharner ne s’appelle pas Jean-Pierre, mais Alain. Tu le décris comme un incapable alors qu’il fait partie de celles et ceux qui ont décidé de se battre pour le collectif plutôt que pour leur carrière individuelle. Contrairement à ce que tu crois, toi qui ne comprends rien, il n’est pas parachuté par la direction de son syndicat. C’est tout le contraire, il déploie une énergie incroyable pour faire réagir les directions syndicales, pour créer des ponts entre des secteurs qui d’habitude ne se parlent pas. Il est connu et reconnu pour ça dans un monde dont tu ignores tout.

Le gars que tu humilies parce qu’il bafouille au mégaphone, lui non plus il ne s’appelle pas Jean-Pierre. Il s’appelle Mouloud, c’est un ouvrier des entrepôts Geodis, qui tous les jours soulève à la main les produits que tu achètes dans la grande distribution ou que tu commandes sur Amazon. Il se casse le dos pour ça. C’est aussi un militant infatigable dont les prises de paroles sont toujours percutantes. Tu as décidé de passer à l’antenne son seul cafouillage de la journée, après deux heures de slogans et de témoignages forts. C’est une décision politique Guy, une décision de classe et de race, une décision de vieux bourgeois blanc, méprisant de jeunes ouvriers noirs et arabes qui ouvrent leurs gueules.

Tu vas nous répondre (on l’espère) que c’était de l’humour. Certes, mais l’humour choisit ses cibles. Tu aurais pu te moquer du directeur du magasin, qui se cachait derrière les rayons pour ne pas être vu. Tu aurais pu te moquer de tes voisines, les mamies d’Issy-les-Moulineaux scandalisées de voir des cégétistes défiler dans leur supermarché, ou des cadres supérieurs en polo Ralph Lauren, obligés de traverser un groupe de militants appelant à renverser l’ordre social.

Tu aurais même pu te moquer du côté bigarré de notre groupe, rassemblant des arabes de Gennevilliers survoltés, des cadres de la CGT droits dans leurs bottes, des intellos universitaires aux grandes phrases, des étudiants mal réveillés et des nuitdeboutistes hauts perchés. Franchement c’était drôle ! Mais humilier celui qui se met en avant, celui qui risque son boulot pour changer les choses autour de lui, l’humilier parce qu’il ne parle pas comme toi, parce qu’il n’écrit pas comme toi… c’est faire de ton humour une arme réactionnaire.

Tu gères le truc comme tu veux Guy. Tu peux nous ignorer et rester le « gros con avec son chariot rempli de produits bio » que tu décris. L’évitement est un privilège dont bénéficie ta classe. Mais faudra pas t’étonner si tout le monde te fusille du regard la prochaine fois que tu pousses les portes du magasin. Dans ce cas, on t’invite d’ailleurs à ne plus les pousser et à faire tes courses en ligne, histoire d’achever définitivement ta coupure avec la réalité sociale.

Ou sinon, tu peux te joindre à nous pour le prochain rassemblement, le 25 mai à 11H00 devant les portes du magasin, à l’occasion du premier round de négociation avec la direction. Un personnage public comme toi peut peser dans le rapport de force, surtout à une petite échelle comme celle-ci. C’est juste en bas de chez toi, ça te concerne directement, d’autant plus maintenant.

Et on invite aussi tou.tes les lecteurs.trices à venir nous rejoindre, pour soutenir un combat qui mérite respect et engagement.

RASSEMBLEMENT MONOP EN LUTTE
VENDREDI 25 MAI À 11H00 / DEVANT LE MAGASIN D’ISSY
22-24 Boulevard Gambetta / Issy-les-Moulineaux / M12 Corentin Celton
Gros coup de pression pour une première négo de la direction !

Des employé.es Monop’,
Des ouvrier.es Geodis,
Des étudiant.es,
Des cheminot.es,
Des profs et précaires de la recherche,
Des cégétistes, des sudistes et des autonomes,
Et la Plateforme d’Enquêtes Militantes

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs dont nous ne partageons pas nécessairement toutes les positions.

[2Se reporter, par exemple, à cet article de France Bleu, qui donnait un écho à leur mobilisation le 5 mai dernier.

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