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Rapport Lescure : du sur mesure pour l’industrie du divertissement

par Blaise Magnin,

Au terme d’une « concertation » de neuf mois sur « les contenus numériques et la politique culturelle à l’ère du numérique », Pierre Lescure remettait le 13 mai 2013 à la ministre de la Culture et de la Communication, son rapport censé préparer l’« Acte II de l’exception culturelle » – rien que ça… Hormis le titre pompeux de la « mission » confiée à Pierre Lescure et la longueur du rapport [1], rien dans son contenu ne paraît à la hauteur des enjeux auxquels les secteurs de la culture et des médias sont confrontés avec l’avènement du numérique… Pis, les recommandations du rapport se contentent de gérer le court terme en sauvegardant les intérêts des grands acteurs de l’industrie culturelle, quitte à supprimer l’Hadopi pour… confier ses missions répressives au CSA !

Un arbitre entre les lobbys, premier entre ses pairs

Certes, nul ne pourra reprocher à Pierre Lescure de ne pas savoir de quoi il parle. Le problème, justement, est qu’il connaît beaucoup trop intimement le monde des médias, de l’audiovisuel et de la production culturelle pour que ne soit pas suspect le principe même de lui confier la mission d’éclairer le législateur sur ces sujets…

Son parcours et sa situation professionnels, en effet, sont éloquents : d’abord journaliste, il se reconvertit dans les affaires en 1984 en participant au lancement de Canal +. Il dirige la chaîne, puis le groupe devenu européen, avant d’être nommé co-directeur général de Vivendi Universal, dont il sera débarqué en 2002 par Jean-Marie Messier – contestant au passage ses indemnités de licenciement, réduites au « minimum légal », soit… 2,9 millions d’euros !

Il saura néanmoins rebondir après cette déconvenue, menant toujours ses affaires à la croisée des industries des médias, de la culture et du divertissement. Tout en multipliant les prestations dans les talkshows ou les jeux télévisés et radiophoniques, il obtient surtout, pour ce qui nous intéresse ici, des sièges dans les conseils d’administration et de surveillance des multinationales françaises Havas (spécialisée dans la publicité et les relations publiques mais dont le patron, Vincent Bolloré, ne cache pas son intérêt pour les médias) et Lagardère, ainsi que dans les groupes Kudelski et Technicolor – lesquels jouent un rôle crucial dans le développement de systèmes de gestion du droit des œuvres en ligne : quatre sociétés rémunérant Pierre Lescure, dont les activités recouvrent plus ou moins largement le domaine de l’expertise confiée… à Pierre Lescure ! On connaît des partisans d’une « République exemplaire » qui se seraient émus pour moins que ça…

Autant dire qu’avec de telles accointances, Pierre Lescure ne risquait d’embarrasser ni les grands intérêts du secteur, ni le gouvernement par l’audace de ses recommandations…

Partage non marchand : que tout change pour que rien ne change

Ainsi, sur la question centrale du partage non marchand de fichiers sur internet (le « téléchargement illégal », dans le langage de l’industrie), le rapport Lescure semble au diapason de la proposition 45 du candidat Hollande qui contenait la promesse d’abroger la loi Hadopi, tout en laissant un flou de bien mauvais augure sur les alternatives envisagées : « une grande loi […] qui conciliera la défense des droits des créateurs et un accès aux œuvres par internet facilité et sécurisé ».

Pierre Lescure, en effet, propose bien de supprimer la Hadopi… mais suggère de confier au CSA ses missions répressives ! Un tour de passe-passe institutionnel qui ne convaincra que les communicants du ministère de la culture et de l’Élysée. Une proposition d’autant plus malvenue que les sanctions prévues par la loi Hadopi seraient revues pour les rendre… plus facilement applicables et plus souvent appliquées. Ainsi, la sanction de déconnexion de l’accès à Internet serait supprimée, mais le délit de « négligence caractérisée » dans la surveillance de l’accès Internet demeurerait, sanctionné par un système d’amendes automatisées.

Quant à l’autre promesse de campagne de François Hollande, qui annonçait que « les auteurs seront rémunérés en fonction du nombre d’accès à leurs œuvres grâce à un financement reposant à la fois sur les usagers et sur tous les acteurs de l’économie numérique qui profitent de la circulation numérique des œuvres » et qui pouvait passer pour une ambitieuse intention d’introduire une « licence globale » et de légaliser de la sorte le partage non marchand d’œuvres audiovisuelles, elle passe aussi par pertes et profits dans le rapport Lescure.

Alors qu’Aurélie Filippetti s’était déclarée favorable à une telle « contribution créative » en 2009 pour l’oublier aussitôt devenue ministre, le rapport consacre 11 pages à analyser les tenants et aboutissants d’une compensation financière liée à l’abonnement internet, pour, finalement, l’enterrer dans un appel à « approfondir la réflexion »…

Autre versant de la consommation culturelle en ligne, l’offre légale ne se verra pas bouleversée, ni considérablement enrichie par les quelques mesures avancées pour revoir la chronologie des médias [2] et permettre une exploitation des œuvres cinématographiques en VOD plus rapidement après leur sortie en salle… De même, l’extension prévue du droit de citation [3] pour finalité « créative ou transformative » (mash-ups et remix), certes louable, ne saurait compenser la pénalisation maintenue des pratiques massives de millions d’internautes.

Enfin, dernière mesure pensée pour complaire aux géants de l’industrie culturelle et les subventionner discrètement : une taxe sur tous les appareils connectés visant à rémunérer la copie privée [4].

Un CSA qui enfle au détriment de la cohérence de ses missions

Le CSA (que le gouvernement envisage de rafistoler au lieu de le transformer en profondeur) avait déjà un rôle ambigu : régulateur des fréquences radio et télé qu’il attribue aux opérateurs sur des critères éditoriaux (du moins officiellement), il joue aussi un rôle de garant de la moralité publique et du pluralisme politique sur les ondes…

Par la grâce de la volonté de Pierre Lescure, il se verrait donc attribuer de surcroît les fonctions d’une police de proximité sur internet en prenant en charge la traque et la sanction des internautes qui persisteraient à échanger illégalement des fichiers. Et comme si cela ne suffisait pas, le rapport propose de faire du CSA un genre de contrôleur de qualité auprès des hébergeurs et des diffuseurs de contenu culturel. Quand on a en tête que la convention de TF1 a été reconduite sans difficultés malgré les entorses graves et multiples au cahier des charges qui lui était imposé, le projet peut prêter à sourire…

Les opérateurs qui s’engageraient à favoriser la production et la diffusion d’œuvres françaises et européennes, ainsi qu’à protéger les droits d’auteurs, se verraient octroyer préférentiellement des aides publiques, tandis que « pour les plus "vertueux", une priorité dans la gestion des débits pourrait même être envisagée. » On ne peut que partager le diagnostic de La Quadrature du Net quand elle souligne qu’une telle mesure serait une atteinte flagrante à la neutralité du net…

Des projets liberticides

Plus grave encore, les pouvoirs publics ne pouvant juridiquement, et ne souhaitant sans doute pas (pour des raisons politiques) assumer un rôle de censeur du net, le rapport entend, sous couvert d’autorégulation, inciter les opérateurs privés à se doter de technologies de détection automatique et de filtrage de contenus illicites.

Dans le même registre, et dans le sillage de l’affaire « Allostreaming » (site illégal qui mettait à disposition des internautes une très large sélection d’œuvres audiovisuelles pouvant être regardées gratuitement en « streaming »), le rapport préconise l’adoption de mesures qui permettraient à l’administration d’imposer aux fournisseurs d’accès le blocage de sites.

Outre le problème posé par la volonté de confier à des opérateurs privés un droit de censure, la Quadrature du Net, dans l’article déjà cité, signale à juste titre les risques de blocage de contenus licites, d’atteinte à la liberté d’expression et des communications que recèleraient des dispositifs de ce type.



***

Les résultats de cette « mission Lescure » ne sont guère surprenants… Nul ne pouvait attendre d’un haut dirigeant d’un secteur industriel aussi puissant qu’influent qu’il prône une remise à plat et une remise en cause des intérêts économiques qu’il représente !

Ce qui est plus surprenant, en revanche (encore que…), c’est qu’un gouvernement de gauche qui avait lancé des pistes de réforme intéressantes, malgré leur flou et leur modestie, fasse le choix de s’assoir dessus en confiant leur mise en musique à un homme d’affaires dont le parti-pris évident ne pouvait déboucher que sur un bricolage prolongeant un statu quo favorable aux intérêts établis…

 
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Notes

[1Deux volumes comptant respectivement 486 et 233 pages – pour 2,3 kg s’extasient nombre de journalistes –, consultables sur le site du ministère.

[2La chronologie des médias est la règle définissant l’ordre et les délais dans lesquels les diverses exploitations d’une œuvre cinématographique peuvent intervenir. Cette réglementation a essentiellement pour but la sauvegarde de l’exploitation en salle des films. Ce n’est en effet qu’après une durée déterminée que les autres formes d’exploitation (vidéo, télévision...) sont autorisées.

[3Selon l’article L 122-5 du Code de la propriété intellectuelle, « Lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : […] Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source : a) Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées. »

[4Depuis la loi Lang en 1985, chaque acheteur d’une œuvre (CD, film...) peut en faire une copie pour un usage familial, en échange d’un prélèvement sur chaque support (cassettes vierges pour matériel Hi-fi et magnétoscopes hier, CD-R, disque dur, clé USB, etc., aujourd’hui).

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