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Après le vote

Quand le Fig Mag « enquête » sur les partisans du « Oui »...

Chaque semaine, le Figaro Magazine nous balance une bonne couche d’ultralibéralisme sur papier glacé. Bien installé dans un créneau droitier que peu de titres lui contestent, l’hebdomadaire du marchand d’armes Serge Dassault propose dans son édition du 11 juin 2005 une « enquête sur la France qui dit OUI »... Un dossier qui revisite le résultat du 29 mai en tentant de faire des ouistes des martyrs idéologiques...

Le « non » du 29 mai ? Certains y ont vu une catastrophe, d’autres un vote social qui pouvait ouvrir sur une nouvelle donne politique et idéologique. Pour les journalistes de Serge Dassault, la lecture de la période post-référendaire débouche sur des conclusions radicalement autres : emporté par le tsunami noniste, le « oui » est devenu inaudible, il est occulté par les médias versatiles et les politiques, dans leur immense démagogie, l’ignorent. Qu’à cela ne tienne, le Fig Mag, une fois n’est pas coutume, va se faire le champion des humbles et des incompris...

L’entreprise débute avec l’éditorial de Joseph Macé-Scaron, le directeur de la rédaction. Un texte introductif qui, l’air de rien, tente de justifier la nécessité de ce dossier. Commentant le 29 mai, M. Macé-Scaron parle de « révolte à froid » et mêle « Décembre 1995, avril 2002, mai 2005... » L’amalgame est connu : les grèves contre le Plan Juppé, Le Pen au deuxième tour, le Non au Traité, tout ça, c’est la même chose, ça vient d’en bas, du plus profond, plus exactement « de plaques tectoniques que l’on croyait disparues ». Une sorte de retour du refoulé démocratique qui, périodiquement, s’exprime sur le mode du lapsus électoral.

Prenant tout de même acte de l’existence d’ « un peuple du ‘non’ » et de l’aveuglement des médias à son égard, l’éditorialiste en vient à fustiger les journalistes, ces « modernes girouettes » qui, délaissant les « 45% de Français [qui] ont quand même voté pour le ‘oui’ », n’ont désormais d’yeux que pour les nonistes. Et M. Macé-Scaron de se lamenter : « il est de plus en plus malaisé pour les esprits libres de trouver le droit à l’expression dans une presse libre ». Le constat est clair : dans une presse enchaînée à l’air du temps, obligée de tenir compte du verdict des urnes, l’espace d’expression pour les « libres penseurs » tendance Fig Mag se réduit comme une peau de chagrin. L’idée peut faire sourire, elle témoigne surtout d’un vrai mépris pour l’expression démocratique.

Joseph Macé-Scaron, qui dénonce la négation du « peuple du ‘non’ » par les médias lors de la campagne, a pourtant bien du mal à en tirer les conséquences lorsque l’expression de ce peuple triomphe dans les urnes : la minorité (hier le « non », aujourd’hui le « oui ») semble manifestement mieux lui convenir. Reste que ce pourfendeur de tous les conformismes, cet « esprit libre » ne trouvait sans doute pas grand chose à redire lorsque le 29 mai n’avait encore mouché les éditorialistes de son espèce... mobilisés pour la ratification du Traité.

Le « oui », oublié « du débat politique » !

Voilà pour l’introduction, place au développement. L’ « enquête » proprement dite, qui court sur une quinzaine de pages, s’ouvre sur un article de Sylvie Pierre-Brossolette qui s’attache, dans le sillage de l’édito, à faire des partisans du « oui » des marginaux contestataires, ce qui justifie d’autant le micro tendu vers ses pauvres sans-voix. Chargé de donner le ton de l’enquête, l’article est un tissu de platitudes et d’inexactitudes à la gloire d’une certaine France. Florilège.

D’emblée, on y apprend ainsi que « les Français du ‘oui’ » sont « les oubliés du débat politique » depuis le 29 mai : il est vrai que pendant la campagne, on a à peine parlé d’eux. Tout juste savait-on, de la bouche de sondologues qui les auraient approché par questionnaires interposés, qu’ils étaient diplômés, intelligents et qu’ils se trouvaient plutôt dans les couches supérieures de l’espace social...

Un peu plus loin, Sylvie Pierre-Brossolette poursuit sont analyse : selon elle, les nonistes, forts de leur victoire référendaire, seraient désormais « parés de toutes les vertus » : à peine croyable, voici une journaliste qui ne lit pas ses confrères. Exit July, Val, Colombani et consorts. Envolés, le « non » « tripal », le peuple xénophobe et l‘« épidémie de populisme »... Le modus operandi est ici assez transparent : faire accroire que les partisans du « oui » subissent, à peu de choses près, le même sort que les nonistes. Et face à cette marginalisation, au nom de la justice médiatique, il convient de rétablir un équilibre post-référendaire « oui »/« non »...

Mais poursuivons notre lecture : les ouistes « croient à la vie, à l’effort, au progrès, à l’autre », même quand il « prend soudain le visage du plombier polonais ou du routier hongrois »... Ils apprécient également « la libre concurrence, la singularité individuelle (sic), l’ouverture ». On admirera au passage la subtilité du procédé qui, en parlant des partisans du « oui », donne un portrait en creux - forcément négatif - des nonistes (manifestement mortifères, paresseux, passéistes, altérophobes, collectivistes, fermés...).

Et voter « oui », poursuit Mme Pierre-Brossolette, décidément intarissable sur le sujet, c’est aussi croire « au travail, à la mobilité, à l’adaptabilité » et à un « modèle européen rénové », par opposition à la « frilosité » et au « repli sur des habitudes dépassées ». Doux euphémisme ! La réalité est, on le sait, beaucoup plus rude. L’adaptabilité et la mobilité, tant vantées par notre « analyste », qui doit manifestement en connaître un rayon, consiste en ceci : une fois licencié(e), allez chercher du travail ailleurs, dans une autre ville, une autre région, un autre pays. Le capital est libre, le travailleur aussi. Vous refusez ? Vous ne voulez pas suivre votre entreprise qui part s’installer en République Tchèque ? Frileux ! Ringard !

« La France qui tombe »

Voici donc, brossé à grands traits, le portrait du « Français du ‘oui ’ ». Vu d’ici, il n’a pas l’air franchement malheureux : en phase avec son époque et à l’aise dans ses baskets, il croque l’Europe à pleine dents. Et pourtant... Ce Français souffre. Oui, il a mal « de n’être jamais écouté », snobé à son tour « par les élites »... Ivre de colère, il veut « réussir » (il était manifestement en situation d’échec...) et enrage devant cet Etat qui n’en finit pas de « panser les plaies de ceux qui baissent les bras ». On retrouve ici la critique, classique à droite (et de moins en moins rare, malheureusement, à gauche), de l’Etat social qui entretient dans un supposé assistanat ceux qui sont en réalité des exclus...

Sans compter les médias qui, selon le Fig Mag, feraient maintenant assaut de courbettes devant les vainqueurs du 29 mai, que Sylvie Pierre-Brossolette, à la suite de Nicolas Baverez (nouveau penseur du pessimisme politique et boîte à idée de la presse de droite), identifie à « la France qui tombe ». Une nouvelle fois, l’évidence est là : Sylvie Pierre-Brossolette ne lit pas les journaux, en tout cas pas les éditoriaux des « journaux qui comptent », ceux qui ont commenté en termes apocalyptiques le résultat du référendum. Étrange défaite, tout de même, que celle d’une idéologie qui continue d’être sur toutes les lèvres...

Mais qu’on se rassure : les Français qui disent « oui » n’ont plus honte, ils sortent du placard et acceptent « de se montrer au grand jour ». Comme si, après le 29 mai, le processus de culpabilisation s’était retourné et frappait désormais les ouistes... De nouveau, le mécanisme d’inversion fonctionne à plein. Et Sylvie Pierre-Brossolette, en quelques lignes, a donné le ton d’un dossier qui ne vise qu’à faire l’apologie d’un certain « oui » et d’une certaine Europe.

On peut, pour finir, toucher quelques mots du reste du dossier. Il est à l’avenant. Qu’il s’agisse des jeunes partisans du « oui » à Chartres, de Bondues, la banlieue cossue de Lille ou du village lorrain de Mittersheim, le « oui » est toujours porteur des mêmes valeurs : « europhilie », alors que le « non » est forcément eurosceptique ; « fibre optimiste » ; dynamisme ; « vote d’adhésion », etc... A contrario, le « non », « vote de défiance », est « nombriliste », pessimiste, ses partisans sont « des souverainistes » qui ont bradé « la France pour des problèmes personnels » (sic) et se sont prononcé sur « des détails de la Constitution ».

Quant aux chefs d’entreprises interrogés, sans surprise, ils ont dit « oui » au Traité et « non à l’immobilisme ». Ici, le discours se fait plus ouvertement idéologique. Ainsi, un jeune chef d’entreprise assure ne pas « comprendre ceux qui ont rejeté la Constitution européenne [...] les Français n’aiment ni le changement ni les efforts ». Autre opinion, celle de Philippe Bloch (fondateur de Colombus Café) pour qui « la victoire du « non » est celle de l’immobilisme » et « exprime une grande peur face au changement et à l’avenir ». Ces dirigeants s’en prennent également à notre « modèle social dépassé, car devenu trop coûteux » et réclament plus de « croissance ». En définitive, voter « non », c’est jouer « contre la France ». On le comprend bien : la charge consiste à assimiler le « non » au passé et à l’affectif, à le déposséder de tout projet européen et d’avenir. Rien de bien neuf, donc, depuis la campagne.

L’illusion de l’honnêteté

Alors, le camp du « oui », « idéologiquement perdant », comme semble le craindre le Figaro Magazine ? Rien n’est moins sûr. Et si défaite il y a, elle est avant tout électorale. Mais il est clair que l’hebdomadaire se place sur le terrain de la contre-offensive idéologique. Continuer à marteler des valeurs ultra-libérales, les assimiler à la modernité, binariser le débat (modernité versus passé, dynamisme versus immobilisme...) et, dans le même temps, décrédibiliser la question sociale, voilà le projet dans lequel s’inscrit le magazine et, plus spécifiquement, ce dossier.

Alors que la campagne référendaire a atteint un degré de culpabilisation et de propagande inouï, alors que le « non » a été constamment dévalué, le Figaro Magazine, en feignant de tirer les leçons de ces excès, poursuit malgré tout dans la même veine. En imposant le thème de la minorité idéologique des ouistes, « validée » par les urnes, et en faisant d’eux des sous-médiatisés, le magazine peut poursuivre, à bon compte, la diffusion de son credo : apologie sans nuance des valeurs libérales, dépréciation des nonistes, évacuation de la question sociale...

Un lecture partisane qui balaie d’un revers de main le déficit abyssal de représentation politique dont souffrent les partisans du « non » et l’hégémonie médiatique dont bénéficient les partisans du « oui ». Décidément, les dominants ne supportent pas les accrocs, la contestation de leur ordre leur est insupportable. Surtout lorsqu’elle est démocratique.

Joseph Labat

 
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