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Quand Michel Noblecourt voit rouge

par Martin Carrel,

Voici des années que Michel Noblecourt fait partager aux lecteurs du Monde sa passion pour les syndicats et les partis « réformistes », ce qui sous sa plume signifie « de gauche », mais proches du patronat. Ce journaliste est un peu à l’analyse du « social » ce qu’est Alain Duhamel à celle de la « politique » : fort d’une longue expérience du domaine, tous deux affectionnent un journalisme assis (aux tables de restaurants), obsédés par les luttes de coteries au plus haut niveau des organisations, et ressassent les mêmes antiennes papier après papier, depuis des décennies.

« Grande plume » du « grand » quotidien du soir, Michel Noblecourt est un symptôme parmi tant d’autres d’une certaine conception du journalisme qui gangrène l’élite de la profession : adepte du commentaire plutôt que du compte rendu et de l’enquête, acteur plutôt qu’observateur ou analyste des rapports de force sociaux et politiques sur lesquels il écrit, il n’a de cesse d’asséner ses partis pris pour ramener le débat public dans le « cercle de la raison ». Moins flamboyant qu’un Franz-Olivier Giesbert, moins radical qu’un Arnaud Leparmentier, moins célèbre qu’un Laurent Joffrin, Michel Noblecourt n’en demeure pas moins un digne représentant de l’éditocratie à la française.

Né en 1950, Michel Noblecourt est diplômé de l’IEP de Paris – comme tant de ses collègues des principales rédactions nationales – et titulaire d’une maitrise de droit. Après un passage au quotidien La Croix, il intègre Le Monde en 1982 pour y suivre les syndicats sous la présidence de François Mitterrand. Ce catholique de gauche fait carrière au sein du journal « de référence » : chef de la rubrique sociale de 1983 à 1989, chef du service économie de 1991 à 1994, il est ensuite chargé de suivre le Parti socialiste de 1995 à 2002, au moment où Lionel Jospin devient Premier ministre. Éditorialiste, puis chef du service éditorial du journal, il assure aujourd’hui essentiellement des papiers d’« analyse » et des chroniques.

Président d’honneur de l’Association des journalistes de l’Information sociale, Noblecourt est aussi à ses heures perdues expert pour la fondation Jean Jaurès, la boîte à idées du Parti socialiste. Il a ainsi collaboré en 2015 à un ouvrage intitulé Le moteur du changement : la démocratie sociale ! [1] conçu par deux éminents représentants des « partenaires sociaux » dont on ne peut pas dire qu’ils soient de farouches partisans de la lutte des classes : Jacky Bontems, qui a été pendant plus de 15 ans le numéro 2 de la CFDT, et Aude de Castet, cadre dirigeante au sein de l’Institut de l’entreprise, le puissant think tank patronal. Cerise sur le gâteau, l’ouvrage est préfacé par François Hollande. PS + CDFT + Institut de l’Entreprise : même s’il ne l’avait jamais vraiment cachée, au moins Michel Noblecourt affiche la couleur en participant à cet attelage pensé pour aguicher les journalistes en quête de « modernité »,, tout en se faisant le promoteur actif de cette conception du « dialogue social » qui renforce la place de la négociation syndicale au détriment de la loi (Le Monde, 16 janvier 2013).

Une démocratie sociale à la sauce patronale

Dans les pages du Monde, la vie syndicale n’occupe qu’une place toute marginale – le « social » est fondu dans les pages du supplément « économie » qui traite de la vie des grandes entreprises et de questions économiques. Alors que l’espace éditorial qui leur est réservé est déjà réduit à la portion congrue, constater en plus que Noblecourt fait figure de « Monsieur syndicat » a de quoi faire frémir. Car l’expert ne traite des syndicats que vu d’en haut, en commentateur (et arbitre) de la compétition à laquelle se livrent les centrales syndicales, et de leurs positionnements dans les négociations avec les gouvernements et les organisations patronales. Jamais aucun syndicaliste de terrain n’est interrogé ou cité. Jamais les difficultés de l’activité syndicale en entreprise (répression, discrimination…) ne sont évoquées. Une seule chose obsède l’éditorialiste : l’attitude des syndicats à l’égard des réformes « utiles » au patronat, et leur capacité à enrayer ou à contenir toute révolte. Bref, à « gagner en maturité » (Le Monde, 14 avril 2005).

Déjà, le journaliste avait-il brillé par son audace en novembre-décembre 1995 : en plein mouvement social contre une réforme de la sécurité sociale portée par un gouvernement de droite, le voici qui organisait, comme une provocation du « cercle de la raison » à l’endroit des manifestants et des grévistes obtus, une rencontre entre le sociologue organique de la gauche libérale Alain Touraine et le dirigeant socialiste libéral Dominique Strauss-Kahn – tous deux d’accord pour décrire le mouvement social comme un « refus de la mise en œuvre de Maastricht », un refus de la société de s’adapter au changement (Le Monde, 12 décembre 1995).

Presque 20 ans plus tard, toujours aussi neutre et objectif dans sa couverture de la vie syndicale, Michel Noblecourt se portait aux avant-postes pour tirer à vue sur un dirigeant de la CGT en difficulté, Thierry Lepaon. Sous son impulsion, le quotidien a été en première ligne dans la campagne médiatique ayant abouti à la démission de Lepaon, allant jusqu’à publier en Une du quotidien un faux scoop annonçant le 5 décembre 2014 le départ du dirigeant syndical. « Cette fois c’est fini », se réjouissait alors Noblecourt, dans un article fondé sur des propos anonymes glanés auprès d’opposants au syndicaliste (« il faut que Thierry Lepaon s’en aille » ; « il est fini » ; « les jours de Thierry Lepaon sont comptés »…). Le même jour, un communiqué de la CGT démentait ces rumeurs et dénonçait les « pressions médiatiques » auxquelles l’organisation se trouvait soumise ; le syndicaliste ne devait finalement démissionner qu’un mois plus tard.

Haro sur la CGT

Pendant des années, Noblecourt s’est satisfait des orientations prises par la direction de la CGT, et a applaudi des deux mains à sa « mutation ». Éloignement du Parti communiste, adhésion à la Confédération européenne des syndicats, rapprochement avec la CFDT lors de mobilisations intersyndicales, «  pragmatisme » de Bernard Thibault : les années 2000 étaient à ce point bénies aux yeux de Noblecourt que les défaites des syndicats apparaissaient alors comme autant de signes de leur maturité. À l’exemple du conflit sur les retraites en 2010. Malgré de gigantesques manifestations, le gouvernement de François Fillon n’avait pas renoncé à imposer sa réforme. Qu’importe ! s’exclamait Noblecourt. Car le syndicalisme, « faute de résultats, a amélioré son image ». Surtout, « l’intersyndicale a affiché un esprit de responsabilité évitant les surenchères et la politisation alors même qu’un vent d’antisarkozysme soufflait de plus en plus fort sur la contestation  ». Les grèves reconductibles ont échoué, et « la contestation n’a pas bloqué le pays comme lors du mouvement social de 1995 ou plus encore en Mai 68  ». Le tout sous un titre éloquent : « Une défaite en chantant pour le syndicalisme » (Le Monde, 5 novembre 2010) !

Mais toutes les bonnes choses ont une fin : désormais, Noblecourt déplore les orientations prises par le syndicat. Car voici que la CGT se radicaliserait ! Le journaliste a ainsi observé avec effroi les discussions tenues lors de son 51ème congrès à Marseille (Le Monde, 23 avril 2016). Décrivant « une ambiance survoltée, virant souvent au chahut », il déplore que « la CGT offre le visage d’un syndicat qui s’isole et se fragmente ». En cause ? Le choix du secrétaire général, Philippe Martinez, de prendre ses distances avec le « syndicalisme rassemblé » – ouvert à la CFDT – de ses prédécesseurs. Il faut dire que le dirigeant syndical n’a pas manqué dans son discours d’ouverture de fustiger «  certains chroniqueurs  » qui « nous traitent de dinosaures, de derniers des Soviets », si ce n’est de «  terroristes ». Et puis, relate le journaliste, le congrès a été marqué par des appels répétés à la grève générale et « des attaques d’une violence inédite contre les “traitres” et les “collabos” de la CFDT – rebaptisée “C’est fini de trahir”. » Ce choix d’une ligne jugée trop « radicale » par le quotidien vespéral est présenté comme le reflet d’un « repli identitaire », et la marque de l’opportunisme de son principal dirigeant, soupçonné de suivre son aile gauche « pour s’assurer une réélection tranquille » (Le Monde, 5 avril 2016). Conclusion lumineuse du spécialiste des syndicats : la CGT se radicalise, donc elle s’affaiblit.

Loi travail : la voix de la raison

Aux yeux de Noblecourt, le clivage est limpide : les syndicats «  réalistes  », ouverts au « changement », s’opposent aux syndicats « contestataires  » arc-boutés sur leurs acquis sociaux – des conservateurs drapés de rouge, que ce soit celui de la CGT, de FO ou de Solidaires. Le débat sur la réforme du code du travail est ainsi accusé d’avoir « [fait] renaitre, jusqu’à la caricature, le clivage entre « contestataires », arc-boutés sur le retrait de la « loi travail », et « réformistes », prêts à négocier des aménagements pour la rendre acceptable  ». (Le Monde, 05.04.2016)

D’ailleurs, Michel Noblecourt a décidé de prendre la plume pour partager son indignation. L’objet de sa vindicte ? Non pas le projet de réforme du code du travail porté par la ministre Myriam El Khomri. Mais la démarche « brutale » du gouvernement qui a failli « faire capoter une (utile) réforme » (Le Monde, 15 mars 2016). En effet, déplore le journaliste, « il n’y a pas eu de concertation réelle avec les partenaires sociaux », au risque « de diviser le PS et de mettre en péril la confiance des syndicats réformistes.  » Après cette première fausse note, le Premier ministre a su retrouver leur confiance… ce qui n’a pas suffi à freiner la contestation, ni à décourager des centaines de milliers de manifestants de descendre dans la rue pour s’opposer au projet de loi. Mais tout ceci n’est plus du ressort de Michel Noblecourt : de toute évidence, tous ces gens ne sont pas « réformistes » !

Pour le journaliste du Monde, que l’on puisse qualifier de « néoconservatrice » l’idéologie qui a inspiré la réforme s’avère proprement délirant. C’est « [faire] totalement fausse route » et « [nourrir] la boite à fantasmes » s’étrangle-t-il (Le Monde, 15 février 2016). Et en bon journaliste, il ne se contente pas de ses intuitions, mettant un point d’honneur à démontrer ce qu’il avance, et sachant débusquer une preuve irréfutable : « Le vent de la dérégulation souffle d’autant moins que le patronat s’alarme de la timidité de la réforme ». Avec les positions du patronat comme boussole idéologique, l’éditorialiste ne risque-t-il pas de voir ses perceptions des frontières entre progressisme et conservatisme, ou entre réformisme et radicalité, dériver jusqu’à se brouiller complètement ? Le brouillage est tel que le journaliste peut affirmer, après le recours du gouvernement à l’article 49-3 pour forcer l’adoption du texte, qu’il y a deux « perdants » dans cette bataille : les « syndicats contestataires » et le « patronat  » (Le Monde, 13.05.2016). Aucun n’aurait donc obtenu satisfaction ? Et si, finalement, la « radicalisation » et « la boîte à fantasmes » n’étaient pas du côté où Noblecourt croit les déceler ?

Martin Carrel

 
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Notes

[1Coédition Fondation Jean Jaurès/Ligne Repères.

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