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Quand Le Nouvel Observateur lustre Ariel Sharon

par Pierre Melnais,

Le Nouvel Observateur est contre-exemplaire en bien des domaines : c’est là, reconnaissons-le, ce qui fait toute la richesse de sa lecture critique. Cette fois, l’hebdomadaire sévit dans l’hagiographie pour mettre à l’honneur un personnage connu pour les massacres de Sabra et Chatila, la multiplication des implantations dans les territoires occupés et l’enfermement des Palestiniens derrière un mur de 600 km.

C’est Josette Alia, littératrice reconnue et directrice déléguée de l’hebdomadaire, qui s’y colle, avec l’audace intellectuelle que seul permet l’oubli du sens du ridicule et avec le doigté que seule exige la réhabilitation éhontée d’Ariel Sharon et de son « destin de [...] combattant hors du commun » (Le Nouvel Observateur, n° 2134, du 29 septembre du 5 octobre 2005, pp. 30-34).

L’art du roman et de l’hagiographie

L’hagiographie est un art qui doit permettre de louer une politique en présentant un personnage et de rendre sympathique un personnage pour louer sa politique. Il faut, pour être en mesure de pratiquer un tel art, posséder un certain nombre de qualités.

D’abord, avoir le sens de la formule réductrice, destinée à forcer l’émerveillement de n’importe quel lecteur en quête de raccourcis confortables. Ainsi peut-on lire ceci d’emblée, en guise d’introduction : le premier ministre israélien, Arial Sharon, « était l’ennemi numéro un des partisans de la paix [...] Aujourd’hui, c’est lui qui fait évacuer la bande de Gaza et reconnaît le droit des Palestiniens à un Etat ». Comprenez : Ariel Sharon est aujourd’hui partisan de la paix et protecteur des palestiniens. On ne peut guère imaginer plus contestable. Mais le propos est loin d’être innocent, car ces quelques mots finement agencés sont destinés à inoculer le doute : un tel homme, doté d’une âme d’apôtre, ne peut pas être aussi mauvais qu’on le dit. C’est là ce que suggère le bon sens même.

C’est visiblement ce même bon sens qui inspire à notre écrivaine - qui est aussi, rappelons-le, journaliste - le questionnement suivant : un nouveau Sharon est-il arrivé ? Un Sharon qui a « changé d’objectif » ? Un Sharon qui aurait « opéré un virage à 180 degrés » ? Pourquoi, « lui, l’homme qui toute sa vie avait cru aux vertus de l’implantation des colonies, aux rapports de force, l’homme qui avait refusé Oslo et occupé le Liban, le dur des durs, le baroudeur », a-t-il soudain choisi la voie du retrait, et ce au risque - c’est dire son abnégation - de soulever la « colère de ses électeurs », de se faire traiter de « traître » et de provoquer « l’étonnement du monde » ? Le « baroudeur intraitable » aurait-il entendu des voix lui enjoignant de bouter les colons de Gaza hors de Gaza ?

C’est l’hypothèse amusante de l’auteure, cette voix est celle du pragmatisme : « on - ce fameux pronom impersonnel, qui est si utile pour clamer sans se mouiller -, avait seulement sous-estimé son pragmatisme, précise la journaliste, son aptitude à tirer les leçons d’un échec et à appliquer ensuite sans états d’âme, en bon militaire de terrain, ce qu’il avait décidé » ; « La sécurité sera assurée par les réalistes, les pragmatiques. Comme lui  », reprécise la journaliste qui, incapable de concevoir les véritables raisons d’une politique, se contente de lui trouver des motifs qu’elle croit nobles. Vous n’êtes pas convaincu ? La journaliste se borne alors à citer le point de vue officiel, par la voix d’Eyal Arad, le conseiller très proche du héros : « II veut pousser le Likoud sur le même chemin que Ben Gourion, non pas pour créer mais pour conforter un Etat juif à majorité juive... Comme en 1948, le pragmatisme doit gagner ». La journaliste, soucieuse d’informer, aurait pu se souvenir que ce pragmatisme s’est traduit par l’expulsion et l’exode de 750 000 à 800 000 Palestiniens ; un exil, notent Alain Gresh et Dominique Vidal, qui se trouve probablement à « l’origine du drame, qui, depuis, ensanglante le Proche-Orient » [1]. Qu’importe !

Mais l’hagiographie ne consiste pas seulement à dire ou laisser dire n’importe quoi, encore faut-il raconter l’histoire du point de vue du héros, et ce - c’est important -, tout en respectant les raisons de celui-ci d’occulter les enjeux qui le motivent. L’hagiographe évitera donc tout questionnement susceptible de provoquer réflexion et controverse, tel que celui-ci : derrière le fameux pragmatisme d’Ariel Sharon, y a-t-il quelques objectifs inavouables ? A cette décision d’évacuer 8 000 colons israéliens du minuscule territoire de la bande de Gaza et 500 colons de quatre petites colonies - difficiles à défendre - de Cisjordanie, y a-t-il quelques arrière-pensées ? Doit-on y voir un ajustement tactique conforme à une stratégie de consolidation des positions israéliennes en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et au Golan ? Ne faut-il pas interpréter aussi ce retrait de Gaza comme une conséquence du soulèvement palestinien ? Ou comme une manière, pour Israël, de se présenter au monde et à la masse des journalistes qui le commentent, comme un pays qui veut la paix, qui fait les pas nécessaires quand la situation l’exige, et plus clairement, de montrer au monde et ses commentateurs que la guerre est fondamentalement la faute du peuple palestinien, que celui-ci est responsable de son propre malheur ?

En revanche, puisqu’il s’agit tout de même d’expliquer un tantinet, la journaliste-hagiographe cèdera sa place à la romancière qui brodera, l’air de rien, quelques formules en puisant dans le discours de légitimation officiel. Donc : s’il est question de « rendre un territoire conquis » et « d’obtenir [...] le départ des colons », c’est parce que « l’Intifada n’est plus celle des pierres lancées par des gamins mais celle des kamikazes, des attentats ciblés, des tueries, des maisons écrasées et des enfants qui meurent en direct à la télévision. Israël souffre, l’économie s’effondre  ».

Qui parle ? Josette Alia ou Ariel Sharon ? La question vaut d’être posée car il faudrait être fort peu journaliste pour attribuer à l’Intifada la responsabilité « des maisons écrasées et des enfants qui meurent » et réduire cette Intifada à des « pierres lancées par des gamins », voire à l’emportement naturel et donc déraisonnable d’une jeunesse espiègle. Il faudrait être fort peu journaliste pour ne pas y voir - quoi que l’on pense de ses objectifs et de ses modalités - la révolte sociale d’une population de 300 000 habitants vivant avec moins de deux dollars par jour et, pour la moitié d’entre eux, au chômage. Et il faudrait n’être qu’une pamphlétaire pour proposer une conception des rapports de force dans la région comme globalement en défaveur de la population israélienne et présenter la population colonisée comme la principale responsable des violences dans la région. Quant à la seconde phrase - « Israël souffre, l’économie s’effondre » -, on l’aura compris, elle permet de légitimer l’action du gouvernement israélien, sous couvert d’une présentation de sa conception, et ceci d’autant plus facilement qu’on néglige au passage, tandis qu’« Israël souffre », la « sécurité » des populations occupées...

Ariel Sharon est partisan de la paix parce que « Israël souffre ». C’est en ce sens que le lecteur de l’hebdomadaire doit lire les événements : se réjouir du retrait de la bande de Gaza, mais à condition de tenir la population palestinienne et ses souffrances comme des facteurs négligeables.

Empathie pour Sharon et sympathie pour sa politique

Le reste de l’article est tout bonnement caricatural, tant la profonde sympathie que la journaliste-romancière éprouve pour Ariel Sharon tient lieu d’analyse de sa politique et permet ainsi de l’approuver sans le dire explicitement. Voici quelques extraits qui, contrairement aux apparences, ne sont pas destinés à faire pouffer le lecteur, mais qui révèlent, en revanche, à quel point Josette Alia tient en mépris les derniers reliquats de conscience politique de ses lecteurs : Sharon « croit toujours que sa mission est d’assurer la sécurité d’Israël », « il y mettra son intelligence, sa force, son cynisme. Sa foi ». « Cette obsession remonte à son enfance », du temps de cette « menace bien réelle, continuelle, obsédante. Celle des Arabes qui rôdent autour du moshav et l’attaque parfois » (c’est nous qui soulignons). La journaliste n’arrive plus à contrôler son enthousiasme : pour la défense de la « terre juive », Sharon, « un héros plein de colère et d’amertume », se montrera, tour à tour « un guerrier mince et souple, efficace, rapide  », il avancera « téméraire, rebelle, sûr de lui », il aimera « le danger, la fraternité d’armes, les nuits à la dure, les parachutages en plein désert », il se montrera « parfois brutal mais jamais arrogant » - il se montrera même « minutieux » -, il détestera « l’establishment civil ou militaire », ne fera « confiance qu’à ses qualités, réelles, d’appréciations des risques, de rapidité dans la décision, d’audace dans la manœuvre ». Bref : « de quoi faire beaucoup de fidèles et beaucoup d’ennemis ». Ses qualités sont ses défauts...

Y a-t-il d’autres raisons qui pourraient expliquer les ressentiments nourris par certains à son égard ? A la rigueur, l’« indiscipline et à sa propension à penser qu’il a toujours raison ». L’unité 101 ? La journaliste s’amuse, en citant - sans le reprendre - Sharon lui-même : « Un groupe un peu sauvage, dit Sharon ». Elle explique que dans un village jordanien, Kibbya, Sharon et ses hommes, qui dynamitent 46 maisons et laissent derrière eux 69 morts civils - il n’est pas précisé dans l’article que parmi eux se trouvent des femmes et des enfants -, ont « cette fois franchi la ligne rouge. Ligne rouge, ajoute la journaliste - qui ricane - en citant Sharon de nouveau, qui, chez moi, devient rarement rosé ». Le lecteur du Nouvel Observateur sourit peut-être, en passant...

L’assassinat de 40 à 50 ouvriers égyptiens durant la guerre de 1956 ? Ses « escadrons de la mort » qui assassinèrent des dizaines de fedayin de la bande de Gaza au début des années 70 ? Ses "nettoyages", à la même époque, de camps de réfugiés à coups de bulldozers ? [2] Puisqu’il s’agit d’une hagiographe, il n’en sera donc pas fait mention. C’est la loi du genre : parier sur l’ignorance du lecteur.

L’épouvantable tuerie de Sabra et Chatila ? Le lecteur doit être au courant, l’hagiographe l’évoquera donc, mais pour mieux la minimiser. Comment en vouloir, en effet, à un homme qui « va se trouver une nouvelle passion », « dangereuse et enivrante. [...] le vertige de l’Orient », le Liban. Comment sérieusement blâmer un homme, alors très « énervé » par Arafat - « qui, précise la journaliste, plastronne à Beyrouth  » et « commandite impunément des attentats anti-israéliens à travers le monde » -, un homme comme Sharon qui, en vérité, tombe « dans un guêpier » et se laisse entraîner dans un « projet fumeux » ? Comment réprouver un homme, enfin, qui, comme le fait remarquer la journaliste en citant Lily - la seconde épouse de Sharon - devait traiter avec des Arabes qui « font des baisemains et en mêmes temps [...] tuent » ? Comment stigmatiser un homme qui, tandis que le sang n’a pas encore séché, probablement meurtri du peu de reconnaissance internationale, s’en va, «  galopant à travers champs sur Yardena, sa jument favorite », et il « réfléchit »  ; il « réfléchit à ce qui n’a pas marché ». Une hypothèse est avancée dans l’article du Nouvel Observateur : « Quant aux Arabes qu’il croyait bien connaître, il ne les comprend pas ». Et s’il faut une preuve supplémentaire de l’injustice qui est faite à Sharon, la journaliste ajoute que le grand crève-cœur du « baroudeur », juste après le bain de sang, « ce n’est pas d’être vilipendé, diabolisé, "poursuivi par les chiens"  », mais... ses enfants qui « sont insultés à l’école ».

Ariel Sharon est partisan de la paix parce que « Israël souffre », mais plus encore parce qu’Ariel Sharon souffre lui-même. Ariel Sharon est un homme, un homme est sensible, Ariel Sharon mérite donc notre compassion. L’hagiographe, on le voit, ne connaît pas toujours les limites de la ringardise psychologisante. Plus c’est gros, plus ça devrait passer...

Reste un dernier détail contrariant : Sharon est de « droite ». En réalité, selon Le Nouvel Observateur, Sharon a d’abord hésité « entre la gauche et la droite », puis, troublé par « l’arrogance » dont les travaillistes auraient fait preuve, il a décidé de « créer le Likoud ». L’« arrogance » des travaillistes et - accessoirement - « leur responsabilité dans la guerre du Kippour » : rien donc de bien méchant ; pas de quoi, en tous les cas, invoquer des principes de gauche pour jeter ensuite l’anathème sur un héros.

La démonstration est close sur ces quelques mots : lorsque Sharon déclare à la tribune des Nations Unies que les implantations juives sur la rive occidentale du Jourdain se poursuivraient « autant que nécessaire », la journaliste résume ainsi l’intervention, en toute objectivité : « Le 15 septembre, Ariel Sharon, reçu à l’ONU, prononce un beau discours ».

Le 29 septembre, le Nouvel Observateur a publié un beau roman.

Pierre Melnais

 
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Notes

[1Alain Gresh, Dominique Vidal, Les 100 clés du Proche-Orient, Hachettes Littératures, Coll. « Pluriel », p. 230.

[2Cf. entrée « Ariel Sharon », in Alain Gresh, Dominique Vidal, ibid, pp. 487-490.

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