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Quand Alexandre Delpérier interroge une « jeune et jolie » consœur

par Thibault Roques,

Quand Alexandre Delpérier, désormais directeur des programmes, de l’information et des contenus de Yahoo ! France, interviewe le 21 octobre Isabelle Ithurburu, sa « jeune et jolie » consœur, aucun cliché sexiste ne nous est épargné [1]. En 7 minutes chrono, et bien qu’il semble conscient du sexisme particulier au journalisme sportif, le journaliste ressasse, avec plus ou moins de subtilité, la plupart des lieux communs qui ont cours sur les femmes, les journalistes, les femmes-journalistes et plus encore sur les femmes-journalistes sportives.

« Est-ce que tu as pleuré samedi ? »

Après avoir présenté la « grande journaliste » qu’il invite, il lui pose une première question, toute classique :

 « Isabelle, est-ce que tu as pleuré d’ailleurs samedi [ndlr après la lourde défaite de l’équipe de France de rugby face aux néo-Zélandais]  ? (…) D’ailleurs est-ce qu’une femme pourrait pleurer à la télévision en direct ou est-ce que ça la fragiliserait ? »

Ah, la légendaire « sensibilité féminine »… Et ce n’est pas tout. Car si, comme il le soulignera plus tard, « on est en 2015 », le fait qu’une femme puisse diriger une émission dans laquelle figurent majoritairement des hommes ne laisse pas d’étonner :

 « Est-ce que toi, perso, tu vis un rêve éveillé en voyant cet énorme dispositif de Canal et être à la tête de tout ça ? »

Dans un moment de lucidité manifeste, Alexandre Delpérier interroge son invitée sur l’évolution des mentalités, démontrant ainsi que, au moins en ce qui concerne l’égalité homme-femme, la sienne est des plus évoluées :

 « Aujourd’hui, tu es reconnue, tu es installée ; est-ce que malgré tout, parfois, tu es obligée d’un peu hausser le ton pour te faire entendre ? »
 « On est en 2015, est-ce que t’as l’impression que le milieu journalistique a évolué et accepte une femme comme une femme, comme elle pourrait être un homme ? Est-ce que les journalistes sont machos toujours, ou plus du tout ? »


« Est-ce que tu veux des enfants ? »

Tout espoir était alors permis. Et l’on se prenait à croire qu’enfin l’égalité des sexes était à portée de main, y compris dans le milieu du sport, jusques et y compris dans l’un des plus virils d’entre eux. Quand soudain, c’est la rechute :

 « Alors tu es jeune, tu es jolie ; quand tu es sur le bord du terrain, est-ce que tu te dis quand les joueurs sont interviewés – et tu le fais plutôt très bien – est-ce que tu te dis : "ils regardent la jeune femme ou ils regardent la journaliste" ? »

Nous prenions des vessies pour des lanternes, ce que confirma la suite. Car si Alexandre Delpérier consent à lui poser enfin quelques questions purement rugbystiques, notre héraut de la cause féministe revient rapidement aux fondamentaux :

 « Une première question qui va en amener une seconde après : est-ce que tu veux des enfants ? »

Et il creuse la question en s’efforçant de lutter jusqu’au bout contre des stéréotypes qui ont décidément la vie dure :

 « Aux garçons en tout cas, et peut-être même aux filles d’ailleurs, tu leur diras : "ah tiens, ça serait bien si tu jouais au rugby" ? »

Et de terminer sur une question anodine. Ou presque…

 « Est-ce que toi, t’es sportive ? Et quel(s) sport(s) tu pratiques ? »

Vérification ultime, et bien naturelle sans doute – mais un homme journaliste sportif serait-il interrogé aussi naturellement sur sa pratique personnelle ?


***



Malgré les louables égards d’Alexandre Delpérier à l’endroit de sa collègue, alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’il parle essentiellement de sport avec une journaliste sportive, il semble incapable d’échapper à certaines images éculées : la femme fragile, la femme potiche, la femme (étonnamment) compétente, la femme future mère de famille... Et la discussion avec sa consœur roule donc « tout naturellement » sur sa vie personnelle, ses projet familiaux et l’ambiance au travail. Ce qui n’est pas forcément, chacun en conviendra, la meilleure façon de faire évoluer les mentalités, journalistiques et autres, quant aux rapports hommes-femmes.

On ne peut que regretter, par ailleurs, que la journaliste ne s’offusque pas de certaines questions et y réponde avec un certain empressement. L’emprise journalistique est telle, ici comme ailleurs, que l’on finit trop souvent, aussi lucide ou méfiant que l’on puisse être, par répondre à des questions qui ne se posent pas ou que se posent les seuls journalistes, bref à des questions qui ne devraient pas se poser, du moins en ces termes, et que notre journaliste multisupports ne songerait vraisemblablement pas à poser à un homme. Moralité ? Pour un journalisme dénué de sexisme sur Yahoo ! Sport, encore un effort !



Thibault Roques



P.S : ajoutons qu’au Figaro aussi, on sait faire preuve de finesse quand il s’agit de rugby et d’un traitement homme-femmes équilibré et nuancé. La preuve :

 
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Notes

[1À regarder ici en version intégrale.

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