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Présidence de Radio France : six projets pour une même obsession managériale

par Denis Souchon, Pauline Perrenot,

Nous avons précédemment signalé combien les candidats à la présidence de Radio France incarnent des « profils inquiétants pour le service public ». À l’issue d’une lecture serrée – et éprouvante – de leurs « projets stratégiques », Acrimed rend sa copie et réitère son inquiétude. Semblant sortis tout droit d’un générateur automatique de la novlangue néolibérale, ces dossiers en disent long sur l’attachement purement de façade des auteurs au service public : Radio France, une entreprise comme une autre dans une « start-up nation » ? Tel est le sentiment que nous donne la lecture de ces six apôtres de (la soumission à) l’ordre marchand en quête d’une place de choix.

NB : Cet article était en cours de relecture au moment où nous avons appris la nomination par le CSA de Sibyle Veil à la présidence de Radio France. Son contenu n’en reste pas moins éclairant sur la vision managériale générale promue par tous les candidats d’une part, et sur le fait que le CSA a finalement choisi, parmi le pire, le pire de cette « vision »...

Le 21 mars, le CSA déclarait recevables les candidatures de Jérôme Batout, Bruno Delport, François Desnoyers, Guillaume Klossa, Christophe Tardieu, Sibyle Veil [1], et – joie de la transparence ! – mettait en ligne leurs « projets stratégiques » pour Radio France. Grands commis d’État, francs-tireurs et médiacrates, ils envisagent la radio publique comme un vaste « projet » managérial, le « mode projet » étant l’horizon ultime de la pensée néolibérale.

Les six candidats ont un point commun : ils usent jusqu’à la corde les lieux communs d’écoles de commerce, applicables aussi bien à la vente de croquettes pour chiens [2] qu’aux activités de traders. Cela sans aucune trace d’une démarche respectueuse et compréhensive des spécificités, de l’histoire, des valeurs et des missions du service public de l’audiovisuel. Et on ne parle même pas d’une réflexion sur le sens du journalisme et sur les moyens alloués à sa mission d’intérêt général. Là n’est visiblement pas le sujet.

Pour preuve : sur six projets de trente pages en moyenne, le terme « journalisme » est quasiment absent ! Le projet de F. Desnoyers parle de « déontologie du journalisme » comme d’un « grand axe à poursuivre et à développer », ce qui n’engage à rien, tandis que celui de G. Klossa évoque la profession tantôt dans le cadre d’un vague programme européen visant à « combattre les fausses nouvelles », tantôt pour promouvoir un sommet international en grande pompe de la profession calqué sur le modèle des foires commerciales : « Radio France pourrait également envoyer des équipes au « News Xchange », qui rassemblent chaque année les meilleurs professionnels du journalisme mondial dans le but de partager les meilleures innovations et pratiques en matière de journalisme. »

Plus généralement, les six projets semblent traversés par les mêmes obsessions : la rigueur budgétaire, le culte de l’audimat, l’importation aveugle de techniques de management et de gestion du secteur privé, et pour finir, la glorification de la publicité et des partenariats public/privé.


Des cerveaux structurés comme un bilan comptable

Mais commençons par le début et avec F. Desnoyers. Parmi les « outils de la transformation » proposés par le candidat vient en première position… « une rigueur budgétaire indispensable et un effort commercial accru ». Où l’on peut lire dès l’entame du chapitre :

Le retour à l’équilibre [du budget 2018 de Radio France], fruit d’une politique d’économies de fonctionnement et de maîtrise de la masse salariale, s’inscrit dans la feuille de route établie par le Contrat d’Objectifs et de Moyens. La poursuite de cette politique rigoureuse de gestion qui a été celle de la Direction de Radio France des dernières années s’impose évidemment […]. Les objectifs stratégiques de la société s’inscrivent dans cette trajectoire budgétaire exigeante. Toutefois, il faut veiller avec constance à ce que les moyens de production affectés à la création des programmes et de l’information ne soient pas la variable d’ajustement. […] Au nom du principe qui verra toujours préférer une radio bien administrée à une administration qui ferait de la radio.

Nous n’en doutons pas une seconde. Notons qu’une telle politique, « rigoureuse » dans la bouche du médiacrate, n’est pas perçue de la même manière par les salariés et responsables syndicaux de la Maison ronde. [3] François Desnoyers n’est hélas pas le seul à théoriser la « rigueur » et n’avoir à la bouche que la « réduction des dépenses » ou « faire mieux avec moins » : c’est la démarche de tous les autres candidats.

Deux extraits, à commencer par le « business plan offensif » (sic) de Sibyle Veil [4], qui ne pèse pas ses mots mais les dépenses, si :

Le retour à l’équilibre en 2018 s’est appuyé au sein de Radio France sur une forte augmentation de la productivité de toutes les directions. L’enjeu des cinq prochaines années sera non seulement de consolider durablement cet équilibre budgétaire, mais surtout d’apprendre à faire plus et mieux avec les moyens fléchés par l’État actionnaire. C’est pourquoi il m’apparaît essentiel de réaliser une revue interne des moyens (fonctionnement, investissement, effectifs, fréquences…) afin de mieux les répartir en priorisant les missions et les publics.

Et Guillaume Klossa de renchérir, en bon néolibéral qui se respecte, dans une partie intitulée « S’appuyer sur une gestion moderne, efficace et exemplaire » :

Les engagements pris dans le cadre du COM (stabilité en valeur des charges externes, hors loyers et frais de diffusion qui vont diminuer, économie de 5,2 M€ sur un total de 174 M€ à horizon 2019 par la mise en œuvre de l’optimisation de la politique d’achats) seront respectés. Pour la période 2020-2023, une nouvelle étape de réduction des charges externes devra être anticipée.

Tout est à l’avenant. Christophe Tardieu vante la « gestion rigoureuse  » et la « politique volontariste […] d’optimisation de la billetterie » dont il a su faire preuve au cours de ses fonctions passées. Il affirme de première nécessité, « après trois années de déficit, de renouer avec l’équilibre financier […] et de respecter la trajectoire fixée par le COM 2015-2019 », tandis que Jérôme Batout, qui a commencé sa carrière dans une banque d’affaires et rêve probablement en euros, pense « projet » et « montée en puissance de la monétisation » grâce aux opérations dites « de diversification » (nous y reviendrons) :

L’objectif serait de provoquer une montée en puissance de la monétisation par les pistes évoquées avec l’objectif d’atteindre 15 millions d’euros sur l’exercice 2020 et 50 millions d’euros à l’horizon 2023. Il ne s’agit pas de se lancer dans une embardée, mais de mûrir le projet, de comprendre le marché, puis de créer des fondamentaux très sains sur le plan éthique (sic), et très compétitifs sur le plan économique. […] Pas de mélange des genres.

Aucun en effet. Nous ne pouvons résister de proposer à nos lecteurs le visionnage d’une partie de la conférence gesticulée donnée par Franck Lepage [5], et au cours de laquelle ce dernier improvise des discours plus creux les uns que les autres en jonglant avec seize mots-clés (seulement !) du lexique managérial (à partir de 3:18:00) :



Évidemment, la sidération financière et l’obsession du chiffre se doublent, chez tous les candidats, du culte de l’audimat. Et ce peu importe les programmes, dont ils ne disent pas grand-chose sur le fond, hormis qu’ils les souhaitent « de qualité »… Dire le contraire dans une candidature eut été étonnant ! En revanche, ils n’oublient jamais que la « création » ne doit pas se faire aux dépens… du sacro-saint « équilibre du budget ». Inutile de préciser lequel des deux sera prioritaire sur l’autre… Ainsi de Christophe Tardieu, qui affirme :

En termes de contenus, les efforts très réels de France Culture et de France Inter dans le domaine de la création originale – respectivement 74 et 81 textes commandés – doivent être maintenus et amplifiés sous réserve de disponibilités budgétaires.

« Conquérir/fédérer/atteindre de nouveaux publics » (Desnoyers, Klossa, Veil), considérer les « auditeurs comme les premiers actionnaires  » (Klossa) ou comme des « consommateurs de contenus » (Batout, Desnoyers) : voilà le grand principe des candidats, la tête pleine de « médiamétrie » et vide de contenu, pourtant seul garant de l’intérêt que pourront porter les auditeurs à la radio et de la régularité avec laquelle ils écouteront ses programmes. Rien d’étonnant à ce que ce culte de l’audimat débouche, notamment chez le candidat G. Klossa, un ancien dirigeant de McDonald’s, sur une transposition des méthodes publicitaires aux usages de la radio :

[Il faut] mieux connaitre, grâce notamment au big data et aux algorithmes, les attentes et les modes de consommation des utilisateurs. D’un point de vue pratique, la personnalisation suppose le développement d’algorithmes spécifiques conformes aux valeurs de service public. Je ne souhaite pas une personnalisation totale qui ferait qu’un utilisateur n’a accès qu’aux contenus qui l’intéressent. Je souhaite une approche de « push personnalisé ».

Grandiose.

Rien d’étonnant non plus à ce qu’une telle vision hyper-individualisante et consumériste de l’information et du service public conduise d’autres candidats à remettre en cause – à demi-mot seulement, pour l’instant – la redevance publique au profit de modes de financement « à la demande ». Là encore, la « modernisation », la « révolution des usages » et, in fine, les « temps qui changent », sont autant de prétextes à l’élaboration d’un fonctionnement et d’un financement d’arrière-garde, quand bien même l’adjectif « archaïque » servira d’ici peu dans leur bouche, soyons patients, à critiquer les défenseurs de la redevance publique. Ainsi de Sibyle Veil, évoquant le projet avorté « no-billag » (suppression de la redevance) suisse, émanant d’une frange politique très à droite :

« Le no billag » s’appuyait sur l’idée, de plus en répandue, de ne vouloir payer que pour ce que l’on consomme. La votation du 4 mars a massivement rejeté l’initiative. Mais il ne faut pas faire perdre de vue l’arrière-plan de ces contestations du service public audiovisuel.

Sibyle Veil encline à entendre le fond des contestations ? C’est noté. Dans le cas du « no-billag », que la contestation ait été massivement rejetée par les citoyens suisses mais portée par une infime minorité de « membres du parti libéral-radical (PLR) évoluant dans les secteurs bancaires et financiers », comme le soulève Libération, n’est sans doute pas pas pour déplaire à la « dégraisseuse d’État ». Pas plus qu’elle ne semble s’inquiéter le moins du monde que le « no-billag » prévoyait, en plus de la « suppression totale de la redevance audiovisuelle, la vente aux enchères des concessions de la SSR et des 34 chaînes, et l’interdiction constitutionnelle pour la Confédération helvétique de financer le moindre média, sauf en cas de guerre. » [6] Et Sibyle Veil de préparer le terrain à une fin de la redevance :

Dans un contexte d’offres médiatiques démultipliées et de personnalisation de la consommation, il devient de plus en plus complexe pour les médias publics de conserver un rôle fédérateur. […] De nouveaux acteurs extrêmement puissants, les GAFA, […] captent une partie croissante du temps disponible, des audiences et constituent de nouveaux intermédiaires entre les médias et leur public en structurant l’offre, hiérarchisant les contenus et leur visibilité. Sollicités par d’innombrables propositions d’information ou de loisirs, les auditeurs-téléspectateurs-internautes-mobinautes sont devenus des « utilisateurs » exigeants, opérant des arbitrages constants.

Souvenons-nous également que si la fin de la redevance devait arriver sur la table sous sa présidence au profit d’un paiement à la demande, elle le sera évidemment au nom de l’« exigence des consommateurs ». Misère…


Invasion de la novlangue macroniste

Si ce premier tour d’horizon « budgétaire » n’apporte aucune garantie à une quelconque amélioration de l’esprit et des missions du service public, la seconde priorité de l’ensemble des candidats va dans le sens de sa décomposition pure et simple. Cette seconde priorité pourrait s’intituler « management partout, journalisme nulle part ».

Dans les différents projets, cette doctrine est d’abord portée par des « éléments de langage ». L’invasion de la novlangue managériale structure et rythme la prose des candidats et génère de manière robotique des discours qui, quoique creux et abscons, n’en restent pas moins pernicieux sur le fond des mesures qu’ils habillent.

Pour ne pas faire trop souffrir nos lecteurs, nous nous contenterons de quelques exemples, à commencer par la fameuse… « disruption » [7].

Florilège :

- J. Batout : « Dans mon rôle actuel, j’ai eu l’occasion d’étudier de près, sur une multiplicité de pays, les différentes vagues de disruption des médias et d’apprendre à déceler quelques-unes des vagues à venir. […] Une conviction : la disruption du média radio n’a pas encore eu lieu. » [8]

- G. Klossa : « Aujourd’hui, avec le big data, l’intelligence artificielle, avec de nouveaux modes de production avancés, nous entrons dans une période de forte disruption qui suppose que l’entreprise soit capable d’évoluer plus vite encore qu’elle ne l’a fait dans le passé, en d’autres mots qu’elle soit plus que jamais extrêmement agile et performante. »

- Sibyle Veil : « Une meilleure maîtrise de notre distribution est indispensable pour éviter de se faire disrupter. »


Ces radio-évangélistes du marché ne sont pas que des adeptes de la « disruption ». Ils manient également la novlangue à coup de « philosophie de la transformation » (Batout), de « transversalité et performance » (Klossa, Veil), de « palette de talents et d’influenceurs » (Desnoyers, Klossa), d’« incubateur de start-ups » (Desnoyers, Veil), de « création de dynamiques de conquête et de mutation » (Klossa), de « chaines-marques », de « chaines servicielles » et de « mode projet » (Tardieu, Veil), etc.

Un zèle tel que les candidats donnent parfois l’impression de rivaliser dans le grand jeu du « bingo-Macron ». Et Guillaume Klossa, pour qui la vie n’est qu’un vaste séminaire de team-building, est en bonne place :

Il faut développer des formes d’organisation, de gouvernance et de gestion de projets fluides et claires, […] mettre en place une organisation plus agile, plus fluide, plus horizontale et transversale, afin de libérer les initiatives, stimuler la créativité, développer la logique transmédia. [...] En vue : une nouvelle distribution des responsabilités, donnant une plus grande place à la gestion par projets et à l’approche matricielle.

Véritables écrans de fumée (mais nous manquons certainement de pédagogie), ces « éléments de langage » sassés, ressassés et essorés floutent une réalité dont ont tout à craindre les auditeurs et personnels de Radio France : l’invasion à flux tendus des techniques managériales les plus « rationalisées » [9] promouvant l’« agilité stratégique ». Ou comment faire faire pareil, ou même plus, avec moins de moyens et tout en contrôlant davantage… Une bien sombre promesse pour la qualité de l’information…


En application, cette doctrine touche d’abord les salariés et les emplois, rebaptisés « masse salariale » dans la plupart des projets de candidats. Une « masse salariale » nécessairement « à maîtriser » ou « à limiter » selon les cas :

- C. Tardieu : « Ce retour à l’équilibre ne peut se faire sans une attention forte aux évolutions de la masse salariale qui correspond à près de 60 % des dépenses de l’entreprise. Il est certainement possible de poursuivre cette limitation de la masse salariale de façon intelligente, en ne remplaçant pas certains départs, sans pour autant fragiliser Radio France dont toute la production des émissions est faite en interne, à la différence de la télévision. Mon objectif n’est évidemment pas de fragiliser l’entreprise en la coupant de ses forces vives. » Évidemment que non !

- G. Klossa : « Au-delà de 2019, la maîtrise des effectifs et des charges salariales restera d’actualité. La recherche d’accords gagnant-gagnant avec les représentants du personnel devra permettre des avancées sur les organisations et la mise en œuvre des temps de travail. »

Pour les différents candidats, réduire, limiter ou maîtriser « la masse salariale » revient à employer des méthodes gestionnaires de « rationalisation de l’emploi » : c’est le fameux « développement du contrôle interne au sein de l’entreprise ». Un concept que nous illustrerons grâce à Christophe Tardieu – mais qui passionne tous les candidats :

Pour avoir développé cette fonction à l’Opéra de Paris puis plus récemment au CNC, j’ai constaté que le contrôle interne pouvait permettre à la fois des économies sensibles et surtout une meilleure organisation du travail et une plus grande rationalité dans l’utilisation des crédits. Il existe déjà des exemples intéressants au sein de l’entreprise comme la mise en concurrence pour le marché des services météorologiques ou la mutualisation des flash de nuit sur France Info et France Inter.

Détricoter et mettre en concurrence différents secteurs de l’information et mutualiser les contenus pour supprimer des postes : en voilà une idée lumineuse qui garantirait à coup sûr une information de qualité !


Dégradation des conditions de travail et de la qualité de l’information

C’est sous le terme de « gestion prévisionnelle des emplois » (Klossa, Veil, Tardieu, Desnoyers) que se dessine la future organisation du travail à Radio France. Et sans surprise, elle est à son tour envisagée la plupart du temps à l’aune des potentiels « gains de productivité » qu’elle peut procurer. Ainsi que le note Christophe Tardieu :

Je suis persuadé qu’il est tout à fait possible de réfléchir à l’organisation du travail pour réaliser des gains de productivité. C’est un grand chantier que je souhaiterais mener avec les antennes en y impliquant l’ensemble des salariés […]. Il me semble que quel que soit son domaine d’activité, une structure de près de 5000 salariés peut gagner en efficacité avec une meilleure organisation.

Concrètement, et le projet de Sibyle Veil ou de François Desnoyers sont peut-être à cet égard les plus « complets », cette nouvelle organisation du travail entraînera plus de précarité et une dégradation des conditions de travail et de la qualité de l’information. Journalistes et salariés devront en effet endosser de plus en plus de tâches – voire de métiers – qui ne leur incombaient pas jusqu’alors, ce qui ne pourra que nuire à la qualité du travail accompli. Exemple exemplaire d’un raisonnement de marché qui poussé à son terme est une négation du métier de journaliste, et de toute démarche de production culturelle, d’ailleurs :

F. Desnoyers : La prise en compte de la dimension centrale du rôle de « community-manager » [la gestion des réseaux sociaux NDLR] est indispensable pour coller au marché et aller à la rencontre de tous les publics en animant la présence des marques et de leurs contenus sur les réseaux sociaux devenus les prescripteurs de la radio. En cela les choix éditoriaux des radios doivent évoluer vers une prise en compte essentielle de ce qui retient l’attention sur les réseaux sociaux. L’évolution des pratiques – des journalistes comme des animateurs – vers un savoir-faire proche de celui des « community-managers » devient une nécessité : compléter ce qui se dit sur le web, et surtout avec une rigueur professionnelle, pouvoir en dénoncer les “fake”.

Ainsi, les grilles de programmes, les émissions et leurs orientations éditoriales, la hiérarchie de l’information seraient calibrées en fonction de leur audience potentielle, mesurée, ou plutôt anticipée en fonction « de ce qui retient l’attention sur les réseaux sociaux »… Dans un tel cadre, la « lutte contre la désinformation amplifiée par le Web » a bon dos et se révèle comme l’ultime prétexte à la destruction pure et simple du travail des journalistes, ramené à de simples humeurs de tendances en ligne – d’« animateurs », selon F. Desnoyers, ils deviendront « community-managers ». Et s’ils restaient simplement, et pleinement, « journalistes » ? Ce ne serait déjà pas si mal.

Le projet de Sibyle Veil est exactement de la même veine :

Une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences devra donc être mise en place pour définir, très concrètement, activité par activité, les métiers qui apparaissent, qui disparaissent ou qui vont se transformer au regard des prochaines évolutions. […] Le Nouvel accord collectif, qui a constitué une avancée importante, ne saurait avoir pour effet de figer l’entreprise et ses métiers sur une organisation et une nomenclature des emplois d’ores et déjà dépassées. Il devra faire l’objet d’une évaluation avec les organisations syndicales en vue de tenir compte des perspectives d’évolution des différents métiers. Enfin, de nouvelles activités naissent des obligations de service public : l’éducation aux médias, l’éducation musicale, l’incubation de start-ups.

Et c’est sans doute parce que Sibyle Veil est parfaitement consciente que ses propositions ne seront pas accueillies à bras ouverts par les salariés qu’elle anticipe d’ores et déjà des mobilisations – tout en préparant le terrain du fameux édredon appelé « dialogue social », et tout en mettant par avance à profit les largesses patronales offertes par les ordonnances Macron :

Le dialogue social sera donc essentiel dans les prochaines années et devra investir de multiples terrains. […] J’ai expérimenté combien l’échange avec les partenaires sociaux peut être direct mais fécond dès lors qu’il existe une confiance entre les interlocuteurs. […] Il devra être exercé à différents niveaux de responsabilité afin de créer les conditions du compromis social nécessaire à la mise en œuvre des indispensables évolutions des activités de l’entreprise. […] Enfin, la négociation d’une convention devra être engagée au niveau d’une branche radio-télévision, publique, privée pour permettre de mieux faire valoir les intérêts du secteur.

La boucle du nœud coulant gestionnaire est bouclée.

Porter au plus haut les couleurs du management dans Radio France, transformer l’encadrement en une force homogène, disciplinée et tendue vers un seul objectif : imposer « le changement » voulu par la direction au reste des salariés – voilà la philosophie managériale de Sibyle Veil :

L’engagement du management constitue l’un des principaux enjeux au sein de Radio France et passe par la construction d’une communauté soudée de cadres, relayant les objectifs stratégiques et formée à la conduite du changement.

Guillaume Klossa n’est pas en reste non plus :

Dans une telle dynamique, le rôle des managers doit s’enrichir. Ils ne seront plus seulement des gestionnaires, mais des animateurs de communautés interdisciplinaires incluant le corps social de l’entreprise et ses parties prenantes extérieures.

Partout, à tous les étages, du management !

Et pour former les fantassins de la destruction du service public, quoi de mieux que de multiplier outils, logiciels, « plateformes disruptives » et « séminaires managériaux » afin de cultiver « la stratégie du leadership » comme le propose la prétendante à la présidence aux côtés d’autres candidats (Batout, Tardieu, Klossa notamment) ?


Vive la publicité, les partenariats et la diversification !

Jérôme Batout, qui croit être philosophe, livre sans détour l’une des croyances communes aux six candidats managers :

Dans un monde idéal, il n’y aurait aucune publicité sur la radio publique. Mais l’équation budgétaire actuelle est telle qu’on en a besoin, même dans ce que j’ai appelé plus haut dans ce projet, le coeur radio — le noyau dur de l’expérience due aux publics.

En d’autres termes, ceux qui imaginent le service public débarrassé du poison qu’est la publicité sont des idéalistes et nos experts-comptables veulent nous en infliger quand bon leur semble.

En exposant les pistes qu’ils comptent privilégier pour trouver des financements annexes à la contribution publique nos six ambitieux militent pour la marchandisation progressive de toutes les activités du secteur public.

Pour Jérôme Batout, la « diversification » sonne comme une euphémisation de la marchandisation des activités de Radio France :

On prendra en charge en régie toute une série de radio de marques, d’entreprises, d’institutions ou de lieux, dans lesquels on placera des contenus directs ou différés provenant du cœur radio, mais aussi des contenus sui generis pour la marque ou l’institution cliente.

Philosophie oblige, les « valeurs » ne sont jamais loin, même si c’est pour être aussitôt rentabilisées : « ce corpus de valeurs peut au surplus être un puissant argument de vente. »

Bruno Delport, pour sa part, n’a pas l’air de savoir que Radio France n’est pas une entreprise privée : « Radio France, [qui] devra repenser son offre commerciale pour y accroître la valeur ajoutée de ses marques ». Et il compte bien rentabiliser toutes les facettes du patrimoine du groupe public :

Les mises à disposition de salles de réception pour des événements privés, les propositions culturelles faites aux marques et aux entreprises, sont autant d’occasions d’exprimer le savoir faire de Radio France et son offre culturelle multiple.

Une brillante idée qu’il partage avec Christophe Tardieu :

L’auditorium et le studio 104 sont naturellement réservés aux formations musicales de Radio France. Toutefois, lorsque ces dernières n’y sont pas programmées, ces espaces peuvent donner lieu à des locations.

Quant à Guillaume Klossa, il est visiblement un fervent adepte des partenariats public-privé et compte bien en faire profiter Radio France :

J’ai également initié le « MediaRoad », un écosystème d’innovation continental reposant sur un partenariat public-privé ouvert au monde de la recherche et des entreprises innovantes et favorisant le développement d’une culture d’anticipation dans les médias publics et les économies d’échelle en matière de recherche et développement.

Mais c’est sur les méthodes de développement des recettes publicitaires que les candidats donnent la pleine mesure de leur talent. S’il est probable que peu d’entre eux soient des nostalgiques de mai 68, lorsqu’ils évoquent la publicité ou les relations avec les annonceurs, c’est « l’imagination au pouvoir ». Avec toujours le philosophe Batout en vigie de l’éthique et des valeurs :

Il reviendra à la prochaine présidence de lancer une réflexion autour de l’invention des formats à venir de publicité sur le service public. Proposer aux agences et annonceurs une écriture publicitaire moins perturbatrice. La presse écrite l’a fait avec les opérations spéciales. La publicité sur le service public ne doit pas se limiter à l’augmentation des recettes sans avoir le souci de l’expérience utilisateur. Puisqu’il y a de la publicité, il faut qu’elle soit d’une certaine manière en phase avec certaines valeurs clés du service public de la radio.

Un souci partagé par Christophe Tardieu, particulièrement vigilant sur la qualité des programmes – mêmes publicitaires :

Je ne serai pas opposé non plus à ce que les équipes de Radio France puissent avoir une forme de droit de regard sur les publicités envisagées pour l’antenne. Je suis persuadé que le niveau intellectuel parfois douteux de ces dernières peut faire fuir l’auditeur.

Bruno Delport, au diapason des hiérarques actuels de Radio France, semble vouloir développer les parrainages, qu’il ne considère pas vraiment comme de la publicité, mais comme du « contenu » :

Cette croissance des recettes passe par la création de contenus dédiés pour les marques. Il ne s’agit pas de créer des contenus hagiographiques pour une marque mais bien de proposer des contenus en lien avec une volonté d’engagement d’une marque sur un sujet, à l’instar de ce que Radio France avait fait avec Engie à l’occasion de la COP 21 (Engie investissant aujourd’hui massivement dans les énergies renouvelables). […] Radio France possède toutes les cartes pour proposer ce type de campagnes responsables sans y perdre quelque indépendance ou grever son image et pourra ainsi mieux valoriser ses espaces disponibles pour augmenter ses ressources propres.

Guillaume Klossa, va droit au but et veut aller chercher les euros là où ils sont :

La publicité sur les antennes est plafonnée et évolue dans un contexte d’érosion tendancielle de la publicité sur les médias traditionnels. Il faut donc accélérer la dynamique de recettes publicitaires fortes sur les offres numériques. »

François Desnoyers est sur la même ligne, qui déclare (avec gravité) : « En respectant le caractère très particulier des services et offres en ligne de Radio France, leur monétisation accrue est bien à l’ordre du jour et doit être conduite avec énergie et imagination. »

Enfin, Sibyle Veil, particulièrement audacieuse, prône l’union sacrée, en matière commerciale, des radios publiques et privées :

Je souhaite que nous nous inspirions fortement et rapidement des expériences réussies à l’étranger, en Grande-Bretagne et en Allemagne notamment, qui ont conduit à une alliance entre radio publique et radios privées, sous l’égide d’une seule marque et d’un seul opérateur auquel elles sont étroitement associées. Ce type d’alliance permet aux éditeurs de ne parler que d’une seule voix aux constructeurs automobiles, à Google ou Amazon. Il leur permet de maîtriser les analyses d’audience, la collecte de datas et la commercialisation éventuelle de formats de publicité digitale.


***


L’invasion managériale dont est l’objet l’audiovisuel public s’inscrit dans la révolution conservatrice en cours depuis plus de trois décennies et passe notamment par un travail d’inculcation de la vision marchande chez les réfractaires. Et les personnes qui, comme les six candidats à la présidence de Radio France, sont l’incarnation de cet esprit d’expert-comptable et/ou de publicitaire sont les mieux placées pour dispenser cette « pédagogie de la soumission » et par suite pour faire régner l’ordre marchand dans un service public dont le maintien et la ré-invention restent, malgré l’immense et presque décourageante dissymétrie des forces en présence, envisageables car l’histoire n’est pas terminée.


Pauline Perrenot et Denis Souchon

 
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Notes

[1Lire notre article sur le profil de ces différents candidats.

[2Ou pour chats.

[3Lire à ce sujet nos articles donnant la parole à des grévistes de Radio France et les communiqués syndicaux dénonçant les coupes budgétaires dans la rubrique dédiée.

[4Dont on sait désormais qu’elle a remporté le trophée !

[5La conférence gesticulée est titrée « Inculture(s) 1 ».

[6Toujours selon Libération.

[7Pour une formation accélérée en « parler-start-up », rien de tel que Guillaume Meurice, à qui la notion de « disruption » est chère !

[8C’est beau comme du Batout. À noter que le très zélé Batout emploie au moins à six reprises le terme de « disruption ».

[9Voir à ce sujet notre précédent article, où nous écrivions : « Claude Allègre, déclarait à propos des effectifs de l’éducation nationale : “Il faut dégraisser le mammouth”. Vingt ans plus tard, Sibyle Veil se présente comme une spécialiste du “lean management”, expression qui est la traduction anglaise et euphémisée du propos de Claude Allègre (“lean” signifiant “maigre” ou … “dégraissé” en anglais.). Si la favorite des pronostiqueurs est finalement choisie par le CSA, les personnels de Radio France sauront à quoi s’en tenir… »

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