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Une pseudo-enquête sur "la vie sexuelle en France"

Pratiques sexuelles : licences médiatiques

par Patrick Lemaire,

Face à un sujet "vendeur", la rigueur scientifique a peu de poids.

La vie sexuelle en France est l’émoustillant titre d’un livre de la sociologue Janine Mossuz-Lavau auquel les médias ont fait une conséquente publicité en mars 2002. "Le Monde, L’Express, Libération, Elle, France Soir lui ont même consacré tout ou partie de leur une", tandis que l’auteur était invitée à l’ "émission littéraire" de Guillaume Durand sur France 2 le 7 mars, rapporte Le Canard enchaîné ("La vie textuelle de Janine M., sociologue", 13 mars 2002).

"Sur le vécu sexuel des gens comme vous et moi, d’un point de vue sociologique, la vérité n’était pas dite", confiait à Elle Mme Mossuz-Lavau, citée par Le Canard. La directrice de recherche au CNRS indique qu’elle a travaillé à partir d’un "échantillon non pas représentatif, mais significatif car il respecte la plus grande diversité possible des profils socio-démographiques et sexuels des hommes et des femmes qui le composent".

En fait, la chercheuse a travaillé sur un échantillon de... 70 personnes. Ce qui signifie que les informations recueillies lors de ces entretiens n’ont guère de signification pour le reste de la population.

Cela n’empêche pas Mme Mossuz-Lavau de donner à ses conclusions la valeur de généralités : "les homosexuels se sentent désormais acceptés" ; "de plus en plus de jeunes mariées enterrent leur vie de jeune fille en louant les services d’un strip-teaser" ; "dans les milieux les plus modestes, c’est à l’homme de prendre l’initiative", cite le Canard. Une escroquerie intellectuelle perpétrée avec la complicité de journaux comme le Monde, qui, le 2 mars, accorde à ces travaux une page entière ainsi que sa une, sous le titre (manchette) : "la diversité des pratiques sexuelles des Français".

L’association Pénombre revient longuement sur cette manipulation dans un article plein d’esprit de Pierre V. Tournier paru en juillet 2002. Il relève dans Le Monde d’autres affirmations généralisatrices.
"Dès l’adolescence, les filles sont beaucoup moins adeptes [de la masturbation] que les garçons. Et ce décalage perdure tout au long de la vie. [...] Pour nombre de femmes, la sexualité n’a de sens que dans la relation."
"Il est assez rare que les filles disent avoir eu du plaisir la première fois. [...] Le déroulé de l’acte sexuel, lui, est apparu assez invariable, quelles que soient les sexualités (hétérosexuelles ou homosexuelles) et les générations. [...]. La fellation est monnaie courante (sic) dans la partie jeune et jeune-mûre de la population [...]".

"Que penser d’un recours aux expressions suivantes ? poursuit Pierre V. Tournier : "beaucoup moins", "nombre de femmes", "il est assez rare", "assez invariable", "monnaie courante", "semblent progresser, tout en demeurant tres marginale", "bon nombre de femmes", "la plupart des hommes", "dans leur grande majorité", "pour un grand nombre de jeunes femmes" [...] ?"

"De plus, il est dit que "l’enquête porte sur les hommes et les femmes de tous âges et de tous milieux ". [...] Dans l’article, il est question effectivement des hommes et des femmes, des différentes sexualités (hétérosexuelles ou homosexuelles, sans parler des bisexuelles), des jeunes, des "jeunes-mûres", des moins de 40 ans, des plus de 40 ans, des autres, des couches socialement défavorisées et favorisées. Il est même question des niveaux bac + 5. En croisant la variable sexe (2 postes), sexualité (3 postes), âges (5 postes ?), "condition sociale" (3 postes ?), niveau d’études (2 postes ?), on obtient déjà une mosaïque de 2 x 3 x 5 x 3 x 2 = 180 catégories. Les 70 entretiens peuvent-ils en rendre compte ? [...]
Demandez-vous alors sur quelles bases rationnelles reposent les différentes affirmations reproduites supra. Reprenons, par exemple, la phrase suivante : "l’auteur se dit frappée des risques pris par les femmes de 35-40 ans seules après avoir vécu en couple, qui arrêtent la pilule au moment de la séparation sans avoir conscience des difficultés qu’elles auront à imposer le préservatif aux partenaires de leur âge". Combien sont-elles parmi les 70 personnes à prendre de tels risques ? deux, trois, quatre ?"

Non contentes de généraliser abusivement, Mme Mossuz-Lavau et la presse complaisante assènent aussi des affirmations arbitraires sur l’évolution des pratiques dans le temps.

Dans son texte de présentation, Le Monde indique : "Dix ans après la grande enquête quantitative sur les comportements sexuels en France, il s’agit de la première enquête qualitative sur ces mêmes pratiques [...]. L’auteur a mené 70 entretiens avec des femmes et des hommes de tous ages et de tous milieux". Or, l’enquête précédente à laquelle il est fait référence est une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), datant de 1991-1992, et portant, elle, sur 20 000 personnes.

Nous sommes donc en présence de travaux de nature très différente : d’un côté une enquête quantitative sur la population française, de l’autre une "étude" qualitative sur un "échantillon confetti" (selon l’expression du Canard). Ca n’empêche pas la sociologue de comparer les résultats pour tirer des conclusions quant à l’évolution en dix ans des pratiques de la population française. Un tour de passe-passe audacieux ! Exemples d’affirmations à l’emporte pièce, tirées du Monde : "la pénétration anale est "plus fréquente que ce a quoi je m’attendais et que ce qui apparaissait dans l’enquête de 1992", note Jeanine Mossuz-Lavau" ; "le niveau d’exigence sexuelle des femmes s’est beaucoup élevé". Pas le niveau d’exigence déontologique de la sociologue et de la presse.


Actualisation de mars 2003.

Le numéro suivant de la Lettre de Pénombre publie un droit de réponse de Jeanine Mossuz-Lavau-, " politologue
directrice de recherche au CNRS "
 : « Dans Pénombre du mois de juillet 2002, le démographe Pierre V. Tournier consacre près de trois pages à mon livre, La vie sexuelle en France, paru le 4 mars 2002 aux Éditions de la Martinière... ou plus exactement à l’article du Monde daté du 2 mars concernant ce livre. Et c’est bien là qu’il y a comme un problème. »

Mme Mossuz-Lavau reproche à Pierre V. Tournier d’asseoir son commentaire sur ce qui est paru dans Le Monde, et non directement sur son étude elle-même. Ce faisant, elle formule un réquisitoire contre la façon dont Le Monde a rendu compte de son livre.

« Je n’ai jamais prétendu que cet échantillon était représentatif, notion absente des enquêtes qualitatives », poursuit-elle. Mais alors, ses propos à Elle entretiennent une certaine ambiguïté : " sur le vécu sexuel des gens comme vous et moi, d’un point de vue sociologique, la vérité n’était pas dite ", elle a travaillé à partir d’un " échantillon non pas représentatif, mais significatif car il respecte la plus grande diversité possible des profils socio-démographiques et sexuels des hommes et des femmes qui le composent ".

Dans son droit de réponse, Mme Mossuz-Lavau conclut : « Je déplore en tout cas que des scientifiques se comportent comme certains journalistes qui, quand ils veulent parler d’un sujet, lisent les dossiers de presse mais ne regardent pas les ouvrages dont il est question, et reproduisent ainsi, d’article en article, les erreurs commises par les premiers qui en ont parlé. Dommage de devoir constater que, décidément, dans Pénombre, le niveau monte. »

En bref : il ne faut pas croire ce que disent les journaux ! La rédaction de Pénombre répond notamment que " l’article de P. Tournier n’était pas consacré au livre de J. Mossuz-Lavau, mais à l’article du Monde : sans avoir à prendre la défense de P. Tournier, il nous paraît que le reproche que lui fait Mme Mossuz-Lavau est mal dirigé. [...] En l’occurrence, ce qui compte c’est ce que le lecteur du Monde lit, ce qu’il est susceptible de comprendre et de croire. S’il n’a pas le moyen, lui, de remonter au document de base - ou si, citoyen mais non scientifique, il n’en a pas l’idée - peu importe qu’il se trouve en présence du fidèle reflet d’une mauvaise étude ou d’un commentaire trompeur sur un excellent travail. On pourra par ailleurs faire le départ entre les mérites et responsabilités de l’auteur premier et du journaliste. Mais ce qui prime, ici, c’est d’alerter ce lecteur qui risque d’être abusé. "

 
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