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« Portrait du journaliste en sarkozyste » (extraits de Profession : Elkabbach)

par Vincent Quivy,

Nous publions ci-dessous, avec l’accord de son auteur des extraits du premier chapitre de son livre, Profession : Elkabbach [1] dont nous avons rendu compte par ailleurs.

Pour comprendre ce qui suit, un rappel de quelques épisodes d’une longue carrière, commencée avant 1968, peut être utile. PDG de France Télévisions de 1993 à 1996, contraint de démissionner en raison des contrats faramineux qu’il avait consentis à des animateurs-producteurs, Jean-Pierre Elkabbach revient alors à Europe 1 (où il avait déjà trôné de 1981 à 1988). Il en deviendra animateur d’antenne puis président, alors qu’il est administrateur au sein du groupe du propriétaire, Arnaud Lagardère, président de Lagardère Media. L’annonce, par erreur, de la mort de Pascal Sevran lui vaudra de perdre son poste de président d’Europe 1, en juin 2008, mais il est nommé à la direction de Lagardère News et maintenu à l’antenne de la radio pour son interview matinale. Cumulard, de 2000 à 2009, il est président de La Chaîne Parlementaire Public Sénat. (Acrimed)

« Portrait du journaliste en sarkozyste  » (extraits)



Cet animateur télé qui bouge encore

Avril 2008 : Jean-Pierre Elkabbach est à son apogée, pilier incontournable de l’univers audiovisuel, commandeur voué par le temps à imposer sa morgue et son la au petit univers politico-médiatique français. Soutien et ami d’un président de la République, Nicolas Sarkozy, aux allures de Roi soleil, exécuteur de confiance d’un baron d’industrie, Arnaud Lagardère, devenu maître d’un empire médiatique sans équivalent dans l’Hexagone, homme lige des parlementaires français qui l’ont choisi, dans une belle unanimité, pour diriger leur chaîne télévisée, Public Sénat, il est aussi un animateur écouté, un intervieweur recherché, un patron de radio, Europe 1, craint et donc respecté.

Respecté ? Hum, le mot paraît fort. Car la radio privée qu’il dirige alors, « fleuron du groupe Lagardère », devient en 2007 dans la bouche de beaucoup « Radio Sarko ». Un surnom qui n’a rien de gratifiant pour une vieille maison qui s’est longtemps voulu « reine de l’info », réactive et « objective », indépendante. Un surnom qui doit justement beaucoup à Jean-Pierre Elkabbach dont les liens et le soutien au ministre de l’Intérieur devenu président de la République sont anciens et connus et dont les saillies verbales et les interventions maladroites font jaser.

Car Jean-Pierre Elkabbach n’est pas un patron ordinaire, pas du genre à s’investir dans la gestion et la direction des affaires, dans l’administration silencieuse et prenante d’une grande entreprise. Non, son truc à lui, c’est « l’antenne » et plus précisément l’interview politique qu’il anime chaque matin sur Europe 1 depuis des années. Rares sont en effet les patrons de l’audiovisuel qui sont à la fois président et journaliste, ont leur « case » et leurs émissions. Comment concilier les obligations prenantes que suppose la direction d’une grande entreprise de plus de 250 employés et une activité d’intervieweur toujours sur la brèche, posé derrière un micro chaque matin de semaine ? « Ce qui le fait se lever le matin, c’est l’antenne, c’est ça son truc, confirme un ancien d’Europe 1. Honnêtement, on sentait bien que le boulot de pdg ne l’intéressait pas. Ce qui l’intéressait c’étaient les attributs du pouvoir, l’apparence, le titre. »

Une double casquette un brin encombrante. Car les remarques et les questions de l’éditorialiste-intervieweur qui d’ordinaire n’engagent que lui ont un autre écho quand elles émanent du big boss. Elles donnent le ton et la ligne de la station, définissent son identité et sa couleur.

« Vous n’êtes pas de l’UMP, Jean-Pierre Elkabbach ! »

Or en ces temps très sarkozystes, le pdg d’Europe 1 n’est pas des plus neutres et laisse percer un attachement très fort au plus puissant, témoin ce dialogue entendu en pleine campagne électorale. Nous sommes le 28 janvier 2007, à quelques semaines de l’élection présidentielle, Jean-Pierre Elkabbach reçoit au micro d’Europe 1 un des proches de la candidate Ségolène Royal, Jean-Louis Bianco. Le socialiste, très énervé par un discours de Nicolas Sarkozy dans lequel l’homme de droite s’est emparé de Jean Jaurès, figure historique de la gauche, fait part de son indignation. Une indignation que notre patron de radio ne partage pas et qui le pousse, comme souvent, à passer du rôle d’intervieweur à celui de juge très affirmatif : « Mais par exemple, intervient-il agacé, Mitterrand pouvait parler de Maurras, de Chardonne… De la gauche, de Blum… » Jusque là rien de grave mais la partie de ping-pong connaît une étrange tournure quand Jean-Louis Bianco s’en prend à « l’inspirateur » supposé du discours, « Franck Tapiro, vous le savez, le conseiller en communication, l’un des nombreux conseillers en communication de Monsieur Sarkozy. » Suite du dialogue :

Jean-Pierre Elkabbach : « Oui, mais enfin, notre inspirateur, ce n’est pas monsieur »
Jean-Louis Bianco : « C’est l’inspirateur... »
Jean-Pierre Elkabbach : « Comment il s’appelle ? »
Jean-Louis Bianco : « Tapiro ! »
Jean-Pierre Elkabbach : « Non, ce n’est pas notre inspirateur. »
Jean-Louis Bianco : « Mais pourquoi vous dites “notre” inspirateur ? »
Jean-Pierre Elkabbach : « Ce n’est pas nos... nos... On n’a pas besoin... »
Jean-Louis Bianco : « Vous n’êtes pas de l’UMP, Jean-Pierre Elkabbach ! »
Jean-Pierre Elkabbach : « Non, non, ni à l’UMP, ni... »
Jean-Louis Bianco : « “Notre” inspirateur »…

Un « lapsus » parmi d’autres qui a laissé des traces dans les mémoires des journalistes de la station et dans le petit monde des médias parisiens. Difficile en effet après ce « notre » très UMP de ne pas assimiler Europe 1 à Nicolas Sarkozy.

C’est qu’en plus des lapsus, il y eut le ton et la manière d’interroger les uns ou les autres. Cette façon de faire la leçon aux syndicalistes qui ne comprennent pas l’importance que lui, baron d’Empire lucide et progressiste, sait accorder aux réformes du gouvernement ; cet art d’interroger Nicolas Sarkozy en intégrant dans ses questions les lignes force de la pensée du président comme s’il les faisait siennes ; ce « Bravo ! » lancé avec naturel au socialiste Éric Besson après son ralliement en pleine campagne présidentielle au panache du candidat de l’UMP [2].

Au delà, il y a ces relations entretenues avec assiduité avec un ministre puis un candidat puis un Président. Ainsi prend-on l’habitude de le voir dans l’ombre de Nicolas Sarkozy au cours de multiples voyages, non pas, comme le note l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie qui en a pourtant vu d’autres, du côté des journalistes mais parmi la « délégation officielle », au milieu des ministres et des « invités personnels » de l’homme d’État. « N’était-il pas, géographiquement et donc professionnellement, passé de l’autre côté de la barrière, c’est-à-dire exactement à l’endroit où les journalistes ne devraient pas être ? » se demande le confrère avant d’avouer que poser la question c’est déjà y répondre [3]. Ainsi le patron d’Europe 1 apparaît-il sur nombre de photos juste derrière le président, ombre fidèle parmi les fidèles, « officiel » perdu parmi les personnalités, loin de la « meute » des journalistes repoussée en périphérie. […]

Un fils (pas très) spirituel

« Ce qui a profondément changé avec Sarkozy, estime un journaliste politique, c’est que Elkabbach a participé à son ascension, à son éclosion, il l’a repéré et aidé. De sorte que les rapports ne sont plus du tout les mêmes qu’avec Chirac ou Mitterrand. » Les relations avec les deux prédécesseurs de M. Sarkozy, si elles étaient amicales et suivies, n’en étaient pas moins marquées par une certaine distance qui sépare le journaliste du politique. Avec eux, même s’il en fut proche, Elkabbach est resté de l’autre côté de cette « barrière » qu’évoquait Jean-Michel Aphatie. Avec Sarkozy, ce ne sont plus réellement des relations de journaliste à politique. Une question d’âge peut-être : Mitterrand et Chirac étaient plus vieux que Jean-Pierre Elkabbach, Nicolas Sarkozy est presque de vingt ans son cadet. Quand les deux premiers se sont lancés dans la « carrière », notre baron n’était pas encore journaliste ou si jeune, dans le cas de Chirac, qu’il ne pouvait qu’être spectateur. Quand Nicolas Sarkozy entre dans l’arène, Elkabbach est un personnage important du petit univers médiatico-politique, il en a l’assurance et les certitudes, l’entregent et le bagout, il est en position de pouvoir conseiller et valoriser quelques jeunes ambitieux dont il sait repérer le talent.

« Il est très content d’avoir connu Sarko quand il avait dix-huit ans, raconte un journaliste d’Europe 1. Très jeune en effet, Sarko le harcèle pour être son invité. Et Elkabbach sent le mec qui a du potentiel. »

De cette rencontre ancienne, entre celui qui n’est encore personne mais cherche à devenir quelqu’un et celui qui est déjà quelqu’un mais aspire à être encore plus, naissent les prémices d’une complicité qui s’appuie sur les intérêts bien compris de l’un et de l’autre et qui va prendre forme à mesure que le jeune Sarkozy va se faire un nom.

« Elkabbach a toujours été à l’affût des “nouveaux talents” de la politique, analyse un journaliste, les gens dont il perçoit qu’ils ont un avenir et, plus prosaïquement, des personnes qui aient le talent et la carrure pour être des “bons clients” de ses émissions politiques. » C’est que, comme l’explique un ex-journaliste d’Europe 1, « il sait qu’un bon interview repose bien sûr sur le talent de l’intervieweur mais aussi sur le charisme de l’interviewé. » […]

« Télé Sarko »

[…] Sous la présidence de Jean-Pierre Elkabbach, Nicolas Sarkozy est l’invité à de nombreuses reprises du journal de 20 heures de France 2, une place enviée qui lui permet de se faire connaître et d’imposer son personnage à une large partie des Français. Une présence qui répond, certes, au fait que le jeune Sarkozy est aussi porte-parole du gouvernement mais pas seulement. Ainsi quand, en février 1994, il fait paraître une biographie du personnage un peu oublié qu’est Georges Mandel, il a droit aux honneurs de la « grande messe du 20 heures » qui assure à son ouvrage une publicité des plus sympathiques. Peu d’écrivains ont bénéficié d’un tel traitement. […]

Dans l’optique d’Elkabbach, il y a donc aussi la conscience d’avoir affaire à une « bête médiatique », un brillant interlocuteur, accrocheur, séducteur, comme il les aime et avec lesquels il peut mener des entretiens vifs et remarqués. « Sarkozy, explique un journaliste d’Europe 1, a tout compris de l’art de la communication. Il sait ce qu’attend un type comme Elkabbach : un interview rapide, enlevé, avec du rythme et surtout des infos. Il faut toujours réserver une annonce, un petit scoop qui permettra à l’interview d’Elkabbach d’être reprise ou évoquée par les autres médias dans la journée. Tout le monde vous le dira : Elkabbach fonctionne “à la dépêche” ». Autrement dit, si un ministre ou une personnalité a la bonne idée de réserver l’exclusivité d’une information ou d’un projet au micro de Jean-Pierre Elkabbach, les agences de presse se feront un devoir de rédiger une ou plusieurs dépêches dans lesquelles elles rappelleront le nom de l’intervieweur et de son émission. Dépêches qui elles-mêmes seront reprises par la presse, les radios et les télés. De quoi flatter son ego et s’assurer une bonne publicité.

Car l’intérêt pour le journaliste dans ce jeu de relations avec le politique ne se limite pas à l’espoir de facilités de carrière ou de privilèges divers. Être l’ami de Nicolas Sarkozy, c’est être au cœur du pouvoir, être informé en permanence, bénéficier avant les confrères de la teneur des décisions et des projets. Et pouvoir, dans la guerre sans répit qu’est la course aux infos, « griller » les concurrents. Ainsi se noue un rapport dont chacune des deux parties profite à tous niveaux, en terme d’information comme en terme de carrière. […]

« Radio Sarko »

[…] « Clairement, dit une journaliste politique d’une radio concurrente, pour Sarkozy, Europe 1 était un enjeu considérable. Autant il était peu concerné par une radio comme France Inter qui traditionnellement est écoutée par un public plutôt à gauche, autant il était à fond sur Europe, attentif au moindre commentaire, mettant une “pression” incroyable sur les journalistes [politiques] de la station. »

« C’est vrai que les choses ont changé avec le départ de [Jérôme] Bellay, analyse un ancien d’Europe, pas parce que Sarkozy intervenait davantage ou plus directement, moi personnellement je ne l’ai pas vu et je n’ai rien entendu dans ce sens, mais parce que Bellay était dans la rédaction, tout le temps, à préparer les éditions, les journaux. Ça avait des inconvénients mais ça avait un avantage : il servait de paravent, il était solidaire et s’il y avait des retours, c’est par lui que ça passait. Avec Elkabbach, c’était différent. Il était rarement là, et quand il y était c’était surtout pour son interview du matin, le reste du temps, il déléguait. Parfois, simplement, il donnait des infos, en disant : “tiens, j’ai dîné avec tel ministre, il paraît que…” Parfois on le croisait à des réceptions ou des conférences de presse. On ne savait pas trop au nom de quoi il était là. C’était bizarre. »

« Quand j’étais rédac chef, se souvient un autre ancien, jamais il ne m’a donné une instruction, jamais. Alors c’est vrai, maintenant que j’y réfléchis, je pense qu’il y avait beaucoup d’autocensure, de ma part et de la part des autres. Par peur du groupe Lagardère, de lui, des retombées. Tout un contexte qui faisait que j’étais moins libre qu’aujourd’hui, qu’on n’avait pas les c… de balancer des trucs sur Sarko. Sans doute qu’il n’y avait pas ce même rapport qu’avec Bellay, ce côté patron solidaire et uni dont on savait qu’il serait là pour nous défendre. Avec Elkabbach, franchement, ce n’était pas le cas. On se demandait en cas de clash avec Sarko, dans quel camp il se mettrait… »

Autocensure, peur, retombées, autant d’éléments qui ne poussent pas à trop enquêter ou critiquer le futur président ? Jean-Pierre Elkabbach affirme qu’il n’est jamais intervenu. Le « contexte » se suffisait à lui-même. […]

« Comme jadis à Versailles »

C’est que Jean-Pierre Elkabbach n’a pas pour ami, on l’aura compris, que Nicolas Sarkozy. Ses relations avec le chef de l’État ne sont pas un accident de parcours, un hasard ou une nécessité due à un quelconque « coup de foudre de l’amitié », non, elles sont, au contraire, la partie immergée de l’iceberg, de toute une vie professionnelle passée dans l’antichambre du pouvoir.

« Le salon des Ambassadeurs est la pièce centrale, côté jardin, du Château [de l’Élysée], écrit Saïd Mahrane. Y accèdent uniquement ceux qui ont un petit point rouge sur leur carton d’invitation. Soit une centaine de personnes sur les 8 000 conviées ce jour-là. C’était le 14 juillet 2008. Dans le salon des Ambassadeurs, les “choses de la cour” se jouaient à huis clos. Comme jadis à Versailles, entre les pilastres du salon d’Hercule, quand Louis XIV recevait. Étienne Mougeotte, Jean-Pierre Elkabbach et Catherine Nay se disent maintes choses à voix basse. [4] » Là au milieu des gens qui comptent, dans les salons dorés de la République, il est à son aise, chez lui, allant de l’un à l’autre, personnage familier de la cour, baron bien connu ayant survécu à nombre de souverains, maréchal émérite des médias ayant servi tous les régimes. De droite ou de gauche, du centre ou de la périphérie.

« Au fond, analyse Christian Guy, ex-journaliste télé qui a travaillé avec Jean-Pierre Elkabbach, il a toujours eu une relation bizarre avec le politique. Ça a dû à un moment se mélanger dans sa tête. Bien sûr, quand on est journaliste politique, on est amené à avoir des relations avec les dirigeants mais il y a une limite, une barrière que l’on perçoit très vite. Lui cherchait à aller au-delà, entretenait des relations qui n’étaient plus professionnelles, ça nourrissait une ambition, la volonté d’appartenir à leur monde, d’être admis parmi eux. Je me suis demandé s’il n’allait pas franchir le pas et finir par abandonner le journalisme pour la politique. » […]

Il fréquente l’Élysée et les ministères, il est de ces « clubs » très parisiens où se côtoie la fine fleur des décideurs français. Il fut de la « Fondation Saint-Simon », créée par François Furet puis dissoute en 1999, regroupant intellectuels, grands patrons, hommes de médias et hauts responsables politiques. Il est du « Siècle », le « club des clubs », le « réseau des réseaux », « la quintessence du pouvoir politique, économique et médiatique » où se retrouvent des gens comme Patrick Poivre d’Arvor, Dominique Strauss-Kahn, Thierry Breton, Claude Bébéar ou Nicole Notat. « Tous sont membres du Siècle, le plus prestigieux des cercles de décideurs hexagonaux. [5] ».Un cercle qui comptait en 2007, selon son secrétaire général Etienne Lacour, outre Nicolas Sarkozy et François Fillon, quinze membres du gouvernement [6].

[…] Une fréquentation assidue qui ne semble pas lui peser pourtant et qu’il assume avec entrain à soixante-dix ans passés. Du petit monde de la politique française, il connaît tous les rouages, les visages et les usages. Il s’y est fait des amis de longues dates, des complices et des intimes : Jacques Attali, Julien Dray, Thierry Breton, Dominique Strauss-Kahn… Il petit-déjeune, déjeune et dîne avec tout ce monde important.

Part-il en vacances ? Il y retrouve Jacques Chirac, adepte comme lui d’un luxueux hôtel de l’île Maurice : « Les promenades [avec Chirac] à travers l’île, les dîners, les conversations, assis à la même table, légère ou graves, souvent personnelles, sont d’ordre privé et le resteront », écrit Jean-Pierre Elkabbach dans un des ses livres. Rentre-t-il de ses vacances ? Il court retrouver le président de l’époque : « François Mitterrand à qui rien ne pouvait rester caché avait aussi appris ces rencontres de vacances. Il m’accueillait parfois à mon retour, d’un souriant : “Comment va votre ami mauricien ? [7]  »

A-t-il besoin de prendre une décision importante ? Il dîne avec un ancien ministre de ses amis : « Je connaissais depuis longtemps cet homme politique [Charles Millon] sincère et réaliste [il sera un des rares présidents de région à accepter de s’allier au Front National], doté de fortes convictions qu’il met en œuvre depuis longtemps dans sa région. […] Ambitieux, il n’était ni candide, ni cynique. Je lui exposai toutes les hypothèses, j’avais confiance en son exigence et son pragmatisme. » L’ex-ministre lui dit alors : « Il faut […] tenter l’aventure. C’est probablement le sens de ton destin, saisis-le ! » Et notre journaliste indépendant de conclure : « Ce soir-là, je décidai de présenter ma candidature au poste de président de France Télévision. [8] »

L’homme qui murmurait à l’oreille des politiques

[…] Dans le microcosme, on sait l’intérêt stratégique de faire entendre sa voix à une heure de grande écoute et à une époque où les émissions politiques se font de plus en plus rares. On sait aussi les retombées positives d’une émission où, de l’avis général, on « ne se sent jamais piégé », on n’est « jamais pris au dépourvu ».

Un « travail à l’ancienne », selon l’expression d’un journaliste : les interviews sont préparées et les questions font l’objet de « négociations ». Il ne s’agit pas de passer à côté du sujet brûlant, l’info polémique que tout le monde attend, mais il ne s’agit pas non plus de coincer l’invité. Un jeu d’équilibriste dans lequel Jean-Pierre Elkabbach se montre toujours brillant, quitte à, avant de passer à l’antenne, convaincre avec insistance l’interviewé d’aborder des thèmes dont il ne veut pas entendre parler. « Il y a toujours un deal, explique un ancien d’Europe 1, poser une seule question sur le sujet qui fâche et promettre ensuite de passer à autre chose. “Jean-François Copé, on est obligés de parler de votre appartement de fonction, je ne vous pose qu’une question mais on ne peut pas passer à côté”. Il va lui poser la question qui dérange mais l’autre sait qu’Elkabbach n’ira pas trop loin, qu’il va pouvoir répondre, qu’il va même être briefé pour répondre : “Répondez court, n’en faites pas des tonnes, 30 secondes pas plus, sinon on ne comprend rien.” Il est étonnant. »

« C’est quelqu’un, confie un autre ancien, qui va toujours discuter avec son invité avant de l’interroger et se place à la limite de l’intervieweur et du conseiller : “tu devrais faire ça, tu devrais dire ceci… Est-ce que tu as quelque chose à dire ? Qu’est-ce que tu me donnes ?” Et qui ensuite met en scène son interview par rapport à ces éléments. C’est un metteur en scène. » […]

Du haut de son trône médiatique, l’homme sélectionne en fonction de ses propres critères. Il a des inimitiés, tel le socialiste Arnaud Montebourg qu’il trouve bien trop « jusqu’au-boutiste » ou Ségolène Royal, une des rares à avoir refusé son invitation, il a des idées fixes : avoir la carrure et les compétences, ne pas dépasser les lignes du politiquement acceptable. « Il m’a invité un jour à déjeuner, confie un député de premier plan, et il m’a posé toute une série de questions. J’avais l’impression de passer un examen. C’était d’autant plus étrange qu’il rétorquait à mes points de vue, comme si nous étions deux hommes politiques face à face. Il m’a exposé ses idées. À la suite de quoi, j’ai été invité à son émission. » L’homme conçoit son interview comme une émission importante de la vie politique, pas question donc d’y convier des sans-grade ou des médiocres. Certains ministres attendent toujours d’y être invités, sans résultat. Pas question non plus de procéder à l’interview sans un peu de cérémonial. Quand Jean-Pierre Elkabbach reçoit, il est bon de montrer qu’il ne s’agit pas d’un rendez-vous banal ou d’une interview comme on en fait sur les chaînes concurrentes. […]

Une visite « historique »

Plus que la double casquette de « journaliste indépendant » et de faire-valoir des sénateurs, c’est avant tout le cumul privé-public dont use Jean-Pierre Elkabbach qui suscite la critique. « Comment trouver normal, interroge par exemple l’ancien homme fort du Monde, Edwy Plenel, que le responsable d’une radio privée, propriété d’un groupe médiatique dominant, Lagardère, soit en même temps celui d’une télévision publique, celle du Sénat ? Que nos sénateurs, droite et gauche confondues, assurent en la personne de Jean-Pierre Elkabbach la présence à demeure auprès de l’une des deux assemblées parlementaires d’un représentant dévoué des intérêts d’un industriel est un évident mélange des genres. [9]  »

Quand en 2000, il prend la présidence de Public Sénat, notre « baron d’Empire » n’est pas encore patron d’Europe 1 mais déjà « conseiller spécial pour la stratégie médias du Groupe Lagardère ». « J’ai l’assentiment de Jean-Luc et Arnaud Lagardère », se justifie notre journaliste. On les comprend. À l’heure où se discute à l’Assemblée et au Sénat une nouvelle loi sur l’audiovisuel et au moment où le groupe privé se réoriente justement pour devenir un poids lourds du paysage médiatique français, les deux hommes d’affaire ne peuvent pas voir d’un mauvais œil leur « conseiller » en « stratégie médias » pénétrer le cœur de la République. Combien de grandes sociétés rêveraient en effet de bénéficier d’un tel appui et s’économiseraient ainsi les frais d’une coûteuse politique de lobbying ?

« Il est dans une confusion des rôles, estime un ancien d’Europe 1. C’est clairement quelqu’un qui travaille pour Lagardère, qui en est le lobbyiste. Il a un bureau rue de Presbourg [siège de la société Lagardère], un rue François Ier [siège d’Europe 1], un à Public Sénat. Il est relation avec les cercles médiatiques, politiques, économiques, dans la confusion permanente. C’est un homme qui est capable de se transformer en promoteur de l’Airbus A380 parce qu’il est fabriqué par EADS dont Lagardère est actionnaire ou d’accompagner Nicolas Sarkozy à Alger en tant qu’ami parce qu’il a des liens particuliers avec Bouteflika [président algérien]. »

Une critique que l’on balaie du côté du Sénat arguant que les parlementaires se félicitent du travail fait par ce « grand professionnel » de l’audiovisuel qui a su donner une visibilité, une cohérence et une certaine notoriété à la chaîne. Ses liens avec le groupe Lagardère ? Faut-il vraiment se plaindre d’avoir avec soi un homme haut placé dans un groupe qui possède des radios, des journaux, des magazines dans lesquels il est si important d’apparaître quand on fait de la politique ?

Seuls les journalistes d’Europe 1 trouvent à redire à cet étrange mélange de fonction. En 2008, ils ont jugé un peu saumâtre qu’à quelques mois du renouvellement de son mandat à la tête de Public Sénat, le double président impose en plein journal une interview du… président du Sénat justement. Et de s’interroger sur l’actualité et l’acuité de ce brave Christian Poncelet que d’ordinaire les médias ne se disputent pas. C’est que, répond Jean-Pierre Elkabbach, l’homme est le « deuxième personnage de l’État » et effectuait, avec toute une délégation de sénateurs, une visite capitale en Chine qui, à n’en pas douter, restera dans l’histoire. Ce qui est sûr c’est qu’Elkabbach lui-même faisait partie de cette délégation en tant que président de Public Sénat et que le président d’Europe 1 était donc aux premières loges pour juger de l’intérêt du voyage de… son patron.

Vincent Quivy

 Voir aussi sur ce site, l’épisode glorieux rappelé par Vincent Quivy, d’une demande de conseil à Nicolas Sarkozy - « Sarkozy, conseiller en recrutement d’Elkabbach : de quoi enflammer les rédactions ? », février 2006) -, ainsi que l’analyse dune très complaisante interview : « Jean-Pierre « Elkabbach sert la soupe à Nicolas Sarkozy sur Europe 1 », novembre 2006. (Acrimed)

 
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Notes

[1Vincent Quivy, Profession : Elkabbach, Paris, éditions du Moment, février 2009, 219 p.

[2Europe 1, 24 avril 2007.

[3« Une place pour chacun, chacun à sa place », par Jean-Michel Aphatie, blogs.rtl.fr, janvier 2008.

[4« La monarchie sous Sarkozy », par Saïd Mahrane, Le Point, 21 août 2008.

[5« Le pouvoir à la table du Siècle », par Frédéric Saliba, Stratégies, 14 avril 2005.

[6« Le Siècle », Challenges, 29 novembre 2007.

[7Jean-Pierre Elkabbach : 29 mois et quelques jours, Grasset, 1997 p. 147.

[8 idem, p. 24.

[9 « Au pays du journalisme de gouvernement », par Edwy Plenel, Mediapart, 25 avril 2008.

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