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Tribune

Nous, salariés de France Télévisions, venons vous faire part de notre colère

Nous publions ci-dessous, sous forme de « tribune », un texte que nous ont fait parvenir des salariés de France 3 Alsace (Acrimed).

Nous voulons faire part de notre colère.
Nous sommes en colère à cause du charcutage de notre entreprise, initié par l’annonce présidentielle du 8 janvier dernier proclamant sans concertation ni solution réelle la suppression de la publicité sur les chaînes de télévision publique.

Et nous sommes en colère contre nos dirigeants muets depuis 5 mois, incapables de se défendre, de nous défendre, et de dire qui nous sommes et ce que nous valons.

Voilà ce que nous avons à dire.

Pour commencer nous dénonçons un mensonge.Lorsque le 8 janvier dernier le Président de la République déclarait « Le service public, son critère, c’est la qualité », puis qu’il exigeait une suppression totale de la publicité sur ses antennes, la logique proclamée était claire : le but de la suppression de la publicité était d’obtenir une plus grande qualité sur les chaînes de service public.

Poudre aux yeux.Il est vite apparu que cette annonce n’était pas préparée et que les pistes de compensation qu’elle traçait n’étaient que des impasses. La « taxe infinitésimale sur le chiffre d’affaire des nouveaux moyens de communication comme l’accès à l’Internet ou la téléphonie mobile » ne sera vraisemblablement pas acceptée par la Commission européenne pour cause de distorsion de concurrence, et la « taxe sur les recettes publicitaires accrues des chaînes privées » est minorée par celles qui doivent l’acquitter.

Il s’est surtout avéré que l’annonce présidentielle était la conséquence d’une toute autre logique : le siphonage programmé des fonds du service public au profit du secteur privé. Depuis 5 mois toutes les annonces filtrent dans ce sens et forment un puzzle dont l’annonce de la suppression de la publicité pour le service public n’est qu’une pièce.

C’est dès octobre dernier à Cannes, lors du Mipcom – le Marché international des programmes audiovisuel de la communication- que Christine Albanel, la Ministre de la Culture et de la Communication, a fait part de ses projets. La refonte de l’audiovisuel public est envisagée, une loi globale sur l’audiovisuel sera soumise au Parlement, les décrets régissant les relations entre producteurs et diffuseurs seront revus, les règles anti-concentration adoucies de manière à créer des groupes multimédia privés de taille mondiale [1]

Pourquoi ?L’arrivée de la TNT, d’Internet et des opérateurs de téléphonie mobile a laminé les audiences donc les profits des groupes audiovisuels privés. « Les groupes audiovisuels français n’ont pas la taille critique au niveau international. Et si on les compare aux opérateurs téléphoniques, ce sont des nains », explique ainsi Christine Albanel dans un entretien publié le 3 juin par « Les Echos ». Il faut donc booster les profits de l’audiovisuel privé.

De 40% dans les années 90, la part d’audience de TF1 est tombée à 27,2% en mai 2008. L’action de TF1 a perdu 40% de janvier 2007 à février 2008. De 93 euros au 07 mars 2000, le cours de l’action TF1 est tombé à 13 euros au 1er juin 2008. Conclusion : « Nous sommes en guerre ! » a déclaré fin mai Nonce Paolini, le directeur général du groupe TF1, à ses salariés.

Où trouver l’argent de la publicité ? Dans la poche du service public.On estime que de 300 à 550 millions d’euros de publicité arriveront sur les chaînes privées grâce aux mesures engagées. La nationalisation des pertes et la privatisation des profits entretiennent l’amitié.

Martin Bouygues, PDG du Groupe Bouygues, administrateur de Bouygues et TF1 ? Mon « meilleur ami », selon le Président de la République. Et Nicolas Sarkozy ? Un « frère », selon Arnaud Lagardère dont le groupe est centré sur les medias. Les responsables des autres groupes de l’audiovisuel Français, Vivendi et Bertelsmann (M6) sont aussi des intimes du pouvoir. Leurs demandes obtiennent gain de cause avec les projets annoncés.

Et le service public ? Qu’il crève !S’il ne s’agissait que de transvaser la publicité de l’un à l’autre, de cliver les téléspectateurs selon leurs attentes respectives, de promouvoir la culture en préservant un secteur public « de qualité », qui s’en plaindrait ? Mais à peine installée la commission Copé « pour la nouvelle télévision publique » a prouvé que tel n’était pas son but, en réduisant encore les fonds insuffisants qui font vivre le service public.

Le manque à gagner global à compenser pour le groupe France Télévisions est estimé à 1,2 milliards d’euros. Cette somme englobe à la fois le revenu publicitaire dont seront privées les chaînes publiques (830 millions, 30% de leur budget), et le coût de fabrication des programmes nécessaires au comblement du temps d’antenne laissé vide par la publicité (400 millions).

Mais la commission Copé minore le manque à gagner à 650 millions d’euros lorsque la publicité aura totalement disparu au 1er janvier 2012 (et 450 millions pour la période transitoire de suppression en soirée uniquement de la publicité, du 1er septembre 2009 au 31 décembre 2011), compte tenu de recettes annexes dont il crédite les Service Public.

Il en manque la moitié ! Si les zéros disparaissent, l’idéologie apparaît. Ce que sous entend ce menu pour gréviste de la faim, c’est que la télévision de service public c’est avant tout du service public, et qu’il convient de le traiter comme tel. Comme le parasite, le dépensier, le fainéant, le nid de fonctionnaires –inutiles, dispendieux sinon nuisibles- qu’il faut mettre au pas, sinon à bas. Qu’ils travaillent plus ! Qu’ils travaillent mieux ! Qu’ils rationalisent ! Et qu’ils ne fassent pas d’ombre au privé !

Nous n’y voyons qu’erreurs, sinon calomnies.Car avec des budgets de fin de mois, le service de l’audiovisuel public prouve depuis des années qu’il gère bien, et à l’économie, ses ressources. 80 % de ses revenus proviennent de la redevance, qui n’a pas augmenté depuis 7 ans ! Mécaniquement chaque année les revenus de France Télévisions s’appauvrissent du montant de l’inflation. Le point d’indice qui fixe les salaires n’a pas évolué depuis 11 ans ! Mécaniquement les salariés s’appauvrissent chaque année du montant de l’inflation.

Chez nous la guerre aux coûts est depuis des années une constante. France3 Alsace ne fait plus d’émissions en extérieur. Trop chères, tout comme les émissions gourmandes en personnels. Les sports (« Sportshow »), l’information (« les Dossiers de France3 »), la culture (« Nuit Blanche »), l’animation « Tout peut arriver » : nos programmes disparus sont un cimetière peuplé d’économies.

A force de rogner les budgets et presser les salariés, l’avenir a jusqu’ici été préservé. Les investissements très lourds dus au passage au numérique ont été effectués, même si l’on jongle souvent avec des bouts de ficelle et du bas de gamme. Cela ne se voit pas à l’antenne, mais chaque jour est une prouesse.

Et c’est cet audiovisuel de service public qui réussit l’impossible qu’on ponctionne encore ? Parce que ses concurrents du privé n’ont pas su évoluer à temps !Pourquoi est-ce lui qui est frappé ? Nous sommes en colère.

L’audiovisuel public joue pourtant un grand rôle.On le crédite encore de programmes de qualité, cet accès à la culture qu’on dit « de service public ». Ce n’est pas son seul mérite. L’audiovisuel public fabrique du lien social, bien plus que ses concurrents du privé qui exacerbent à longueur de jeux et de thématiques d’émissions la réussite individuelle et le triomphe de l’argent. Cette fabrique de lien social compte dans une société qui s’angoisse pour son avenir.

Les journaux du service public tentent également d’être différents.Dans une société de l’immédiateté où chaque fait divers devient universel, fut-il exceptionnel, la course à l’audience engendre une permanence de la monstruosité. S’en repaître à longueur de JT, comme c’est souvent le cas sur les chaînes privées, c’est réduire le citoyen à cet électeur dont la peur fait le jeu des conservatismes. Tenter au contraire de prendre de la distance, comme le fait encore malgré ses moyens dérisoires le service public, c’est fournir au citoyen matière à libre arbitre. Est-ce trop ?

Il apparaît qu’on nous promet au mieux une laisse plus courte, au pire une corde pour nous pendre. Ainsi, les propositions du 11 juin dernier faites par la commission Copé préconisent le regroupement des 13 régions actuelles de France 3 en 7 grandes régions. Voilà d’une pierre 4 coups possibles. Supprimer la concurrence publicitaire pour l’audiovisuel privé ; adosser probablement l’information télévisuelle aux groupes de Presse Quotidienne Régionale, eux-mêmes en difficulté financière, en leur concédant des fenêtres de réclames dans les décrochages d’information, ce qui leur permettra de devenir des aspirateurs publicitaires multimédia ; diminuer les coûts d’échelle sur les nouvelles structures interrégionales ; accoler ces structures aux collectivités locales, afin vraisemblablement de leur en transférer la charge comme cela s’est fait dans tant d’autres domaines.

C’est habile, mais nos financements ne sont toujours pas assurés.Et notre indépendance encore moins ! Car pas plus qu’on ne concentre les médias sans danger de Pravda, on ne les marie aux politiques locaux sans réveiller télé-Préfet. Est-ce souhaitable ?

Nous constatons que la commission Copé arrive tout naturellement là où le Chef de l’Etat voulait la conduire. Le démantèlement annoncé du service public ressemble en effet à celui dont le site Médiapart révélait dès le 25 janvier que l’Elysée et la Presse Quotidienne Régionale discutaient. Les démentis n’y ont rien changé : chargée de trouver des solutions pour financer « La nouvelle télévision publique », la commission Copé semble travailler comme dans un labyrinthe de magazine pour enfant. Il n’y a qu’une entrée, qu’une sortie, qu’une solution possible -le démantèlement !- toutes les autres sont des leurres.
Pourquoi ?

En interdisant à la commission Copé de préconiser une augmentation de la redevance, le Chef de l’Etat place le service public en coma financier permanent, alors qu’il est déjà dramatiquement sous-financé. La redevance audiovisuelle française est l’une des plus faibles d’Europe. Elle coûte 116,50 euros, contre 161 euros pour la moyenne européenne, 195 euros en Grande-Bretagne, 204 euros en Allemagne, 324 euros en Autriche.

La redevance est le moyen naturel de financement d’un service public préoccupé de qualité et non pas de course à l’audience, celui-là même qu’appelle pourtant de ses vœux le Chef de l’Etat. Cette redevance –si faible- assure malgré tout aujourd’hui 80% des revenus de l’audiovisuel public. Serait-elle correctement relevée qu’elle permettrait aux chaînes de travailler sans compromission et d’échapper à la compétition de l’audience publicitaire.

De plus, parce que son montant peut-être déterminé des années à l’avance, la redevance permet de fixer un cap et de s’engager sur le long terme. Elle est en même temps la coque du bateau, sa boussole, et ses cartes. Les programmes racoleurs que raillent les usagers du service public audiovisuel français ne sont rien d’autre que le produit d’une redevance trop faible.

On le voit, loin de donner à l’audiovisuel public les moyens de nouvelles ambitions, l’annonce du Chef de l’Etat l’a déboussolé, déstructuré, et même sabordé. Depuis le 8 janvier les annonceurs se sont retirés, anticipant sur la suppression prochaine de la publicité. 20% des recettes publicitaires de l’année se sont évaporées, creusant un trou de 150 millions d’euros qui n’a toujours pas été comblé malgré les promesses de l’Etat et les engagements du Président.

Patrick de Carolis, le président de France Télévisions en est aujourd’hui contraint à pratiquer ce qu’il appelle une « gestion de précaution ». Concrètement cela veut dire que le passage aux grilles d’été moins coûteuses est avancé, que les programmes sont compressés et les personnels gérés à flux tendu.

Nous sommes en colère parce cette paralysie financière hypothèque l’avenir de l’entreprise. Faute de certitude, faute d’argent, depuis 5 mois les décisions ne se prennent plus, le futur ne se prépare plus. Les programmes de télévision ont beau être immatériels lorsqu’on les regarde, leur fabrication est concrète comme celle d’une automobile. Il faut les avoir conçus, il faut les réaliser, il faut les tester, les faire rouler et les vendre.

Or nous sommes aujourd’hui dans la situation d’une entreprise automobile à qui on supprime les bureaux d’études, et même les unités de fabrication : on vit sur les stocks. Imagine-t-on qu’un gouvernement ait fait la même chose à l’ex-régie Renault ? Tout le monde aurait réagi : « Vous êtes fous, vous faites crever l’entreprise ! ». Elle ne sera pas seule : 1300 sociétés privées - la production audiovisuelle française- attendent les commandes du service public.

L’audiovisuel public français représente des milliers de salariés. 11000 à France Télévisions. 6000 à France 3. Ce sont aussi des milliards d’euros qui sont en jeu, le produit de l’épargne de générations de français. C’est un patrimoine d’avenir, et une concentration de compétences. Est-ce que ça ne vaut pas la peine d’en faire quelque chose de grand, et de fort ?

L’audiovisuel public, c’est à vous. C’est votre propriété. Défendez-la.

Des salariés de France 3 Alsace

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Actuellement les diffuseurs ne sont pas propriétaires des œuvres qu’ils diffusent, ils ne peuvent donc les rediffuser librement d’un support à l’autre (câble, internet, hertzien, mobile, satellite…) ; les chaînes doivent investir une part de leur chiffre d’affaire dans la production audiovisuelle et sont tenues de commander 2/3 de leur production à des producteurs indépendants pour les faire vivre. Il est annoncé que volume et calcul horaire de la publicité sur les chaînes de télévisions privées seraient modifiés afin de les faire passer de 6 à 9 minutes par heure en moyenne. Ils pourraient être comptabilisés en heure d’horloge (de 20h à 21h par exemple) et non plus sur une heure glissante (de 19h50 à 20h50 par exemple), il y aurait une 2ème coupure publicitaire par film. Enfin les seuils anti-concentration seraient doublement modifiés tant en ce qui concerne les médias (interdiction actuelle pour un même groupe de posséder à la fois un journal national, une télé et une radio) que les volumes (actuellement un opérateur ne peut posséder au maximum qu’une chaîne nationale en mode analogique, ou 7 chaînes nationales en mode numérique, et un actionnaire ne peut posséder plus de 49 % du capital ou des droits de vote d’une chaîne qui fait plus de 2,5% de l’audience totale des services de télévision).

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