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Une tribune libre

"Ni rire ni pleurer, mais comprendre "

par Jacques Soncin,

A propos des attentats aux USA, une tribune de Jacques Soncin, rédacteur en chef de Fréquences Libres [*].

" Ni rire ni pleurer, mais comprendre "

Cette forte pensée de Spinoza est à l’opposé de l’attitude des médias audiovisuels qui dominent la planète. Habituellement, ils ne cultivent que le rire gras, l’insignifiance, l’anodin, l’apparence. Dans la tragédie, ils affectent le grandiloquent, la surenchère oiseuse et les larmes ostentatoires. Les grands médias prétendaient vouloir éduquer, informer, divertir. Ils n’ont conservé de ce triptyque que le divertissement et le racolage.

La vision d’horreur diffusée en boucle depuis plusieurs jours interpelle sans aucun doute chacun d’entre nous. Comment peut-on commettre en toute conscience un cataclysme équivalent à un tremblement de terre ? Quels sont les cerveaux qui ont imaginé un tel crime ? Qui seront les bénéficiaires de cette catastrophe et qui en seront les futures victimes ? Quels en sont les complices ? Enfin, que révèle cette sorte d’opération nouvelle, non dans sa forme – attentat suicide, détournement d’avions, crime aveugle, terrorisme – mais dans son ampleur, qui permet de la comparer à un acte de guerre ? Voilà quelques questions que nos médias auraient dû se poser au lieu de faire l’apologie des dirigeants américains et de les dédouaner, d’avance, de toute opération qui serait inspirée par la vengeance. En matraquant le public jusqu’à l’outrance, les médias finissent par imposer l’idée que tous les morts n’ont pas la même importance. Quand une catastrophe touche Kobé, qu’un génocide frappe le peuple du Rwanda, quand des crimes abominables sont commis en Palestine, quand une guerre terrifiante est imposée au peuple irakien, qu’un embargo insupportable affame l’Irak ou Cuba, le moins qu’on puisse dire, c’est que la mobilisation des images et des sons diffusés n’est pas de même nature. Et puis, que penser de la manière dont on a montré, encore en boucle, cette éphémère et spontanée manifestation de joie filmée dans les territoires palestiniens, sans que personne ne vienne rappeler le rôle de la politique américaine dans la région et les souffrances qu’elle provoque ? Bien sûr, cette explication ne justifierait en rien cette joie malsaine : les victimes du World Trade Center sont innocentes de la Palestine et un crime n’a jamais lavé un autre crime ; les cadavres s’ajoutent les uns aux autres, c’est tout. Par contre, lorsque Yasser Arafat manifeste une véritable émotion face à la caméra pour parler de cet événement, quand il s’allonge pour donner son sang au profit des victimes de New York, les images sont accompagnées de commentaires perfides insistant sur les arrière-pensées du vieux chef palestinien, tentant de balayer ainsi le symbole de paix que pourrait représenter cette attitude. Quand on parle de mosquées mises à sac aux Etats-Unis, après les événements, quand on évoque les agressions infligées aux musulmans (10 % de la population américaine), on les présente comme une réaction naturelle, logique, sous-entendu légitime, en réponse à la catastrophe subie.

Dans les heures, voire les minutes, qui ont suivi la destruction des tours, le monde entier connaissait le coupable : Oussama ben Laden. Cette accusation est répétée en boucle, elle aussi, depuis ce moment. Pourtant, on sait bien que cette action, la première du genre dans son ampleur et ses conséquences, a nécessairement demandé des moyens et des complicités, aux Etats-Unis même, dont ne semble pas disposer à lui seul le milliardaire saoudien. Aucun présentateur ne rappelle que, après l’attentat d’Oklahoma City, en 1995, les médias avaient dénoncé la responsabilité des Arabes, des Musulmans et de Ben Laden, provoquant ainsi des réactions racistes allant jusqu’à des agressions physiques. Finalement, la police a procédé à l’arrestation de Timothy Mc Veigh, tout à fait Américain, bien blanc et bon chrétien, militant terroriste d’extrême droite, pilote d’avion de l’armée américaine pendant la guerre du Golfe. Méfions-nous donc des vérités toutes faites et toutes prêtes… Aujourd’hui, personne, hormis l’armée rouge japonaise, ne revendique cet attentat, toutes les organisations soupçonnées de terrorisme, les Talibans, Ben Laden lui-même, qui passe sa vie à menacer de destruction l’Amérique et le reste de l’Occident, ont démenti toute implication. Que penser aussi de l’incroyable, de l’inconcevable incapacité des services américains dans cette affaire. Comment une opération préparée sur le sol des Etats-Unis pendant plusieurs mois, mobilisant près de vingt activistes dans les avions, nécessitant au moins une centaine de complices directs, dont certains à des niveaux très élevés dans l’administration, pour la réaliser, a-t-elle pu se dérouler à l’insu du FBI, de la CIA et de l’ensemble des services policiers et militaires ?

Le président Bush a promis vengeance. Mais contre qui ? Les destructions de New York et Washington ne sont-elles pas elles-mêmes inspirées par la vengeance ? Et de vengeance en vengeance, vers où courrons-nous ? Là encore, silence radio ! Pourquoi ne rappelle-t-on pas qu’après les attentats contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya, en août 1998, au nom de l’urgence qu’il y avait à riposter, Clinton a fait bombarder une usine pharmaceutique au Soudan sous prétexte qu’elle appartenait, de manière occulte, à Ben Laden. Moins d’un an plus tard, les Américains reconnaissaient qu’il n’avait rien à voir avec cet établissement. Pourquoi les médias sont-ils aussi discrets sur les relations entre les services américains et les mouvements intégristes ? Oussama ben Laden a été recruté par la CIA au début des années 80 pour aller combattre le communisme en Afghanistan. Il a été soutenu, financé, armé alors que Georges Bush senior (le papa de l’actuel président) était le grand patron de la CIA. Claude Cheysson, ancien ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, révélait sur LCI, le 15 septembre au matin, qu’ayant demandé, à l’époque, à son homologue américain pourquoi son pays soutenait de tels individus, il s’était entendu répondre qu’eux au moins ne seraient jamais communistes… Mais les communistes n’ont jamais bombardé le territoire des Etats-Unis. Quant aux Talibans, eux aussi étaient soutenus et armés par le gouvernement américain. Alors qu’ils font régner un ordre criminel, obscurantiste, répugnant contre les femmes, rien n’a été sérieusement entrepris, ni pour aider le commandant Massoud, ni pour abréger directement leur pouvoir. Si, aujourd’hui, pour venger les victimes du World Trade Center et du Pentagone, l’armée américaine bombardait le peuple afghan afin de le punir d’avoir subi un régime odieux que la politique de l’oncle Sam a contribué à lui imposer, on atteindrait un certain sommet dans le cynisme.

Là où les faiseurs d’opinion ont peut-être raison, c’est dans leur analyse de la nature de l’attaque. Il s’agit vraisemblablement d’une nouvelle forme de guerre. Depuis l’effondrement du système soviétique et la fin de la guerre froide, l’Occident, avec à sa tête les Etats-unis, n’a plus d’ennemi unique identifié. Du temps des soviétiques, chaque conflit partiel pouvait être ramené à une confrontation d’ensemble entre deux camps : le communisme contre le capitalisme, le libre marché contre l’étatisme, La liberté contre le totalitarisme. C’était plus confortable pour l’esprit. La contrepartie étant que l’Urss était une véritable force avec de vrais moyens, même si ces derniers étaient bien inférieurs à ce que voulaient faire croire les Occidentaux pour justifier leur course aux armements. Néanmoins, l’équilibre de la terreur était une réalité. C’est grâce à l’espace dégagé par cette confrontation que plusieurs peuples avaient pu obtenir leur libération et commencer à se développer. Aujourd’hui, plus de contre-pouvoir. La seule vraie règle internationale est à nouveau la loi du plus fort, donc des Américains. Quant aux pauvres, aux petits pays, à ceux qui sont victimes d’injustice, de guerre, de pillage, il n’y a pas de voie de recours. Sans idéologie, sans volonté de changer le monde, sans vision générale de l’humanité, la révolte ne devient que de la haine, la lutte contre l’injustice se transforme en lutte pour prendre la place de celui qui fait subir l’injustice. La pauvreté, la misère et la souffrance n’engendrent pas d’elles-mêmes des sentiments nobles et généreux. Le kamikaze devient l’arme absolue des malheureux. Et il n’est pas impossible que les Tours jumelles aient payé le prix de cette sorte de guerre du pauvre.

C’est évidemment dans cette direction que nous devons chercher les enseignements du World Trade Center : ou l’humanité progresse vers des mécanismes mondiaux de gestion de la démocratie dans tous ses aspects, vers des institutions permettant plus de justice, vers des moyens visant à faire reculer la misère et la violence, ou alors nous nous enfoncerons dans la barbarie. Il y a bien là un véritable défi, et les médias, avec le niveau technologique qu’ils ont atteint, devraient constituer un outil pour aider à le relever dans la bonne direction. Mais, par la nature de leurs propriétaires, les mécanismes de leur financement et les objectifs qu’ils se sont fixés, ils sont à la fois l’opium des peuples et en même temps les voix des maîtres du monde, c’est-à-dire les agents de la barbarie.

Le samedi 15 septembre 2001, Jacques Soncin, Rédacteur en chef de Fréquences libres

 
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Notes

[*Les articles présentés comme des tribunes n’engagent pas nécessairement la responsabilité d’Acrimed

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