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Tribune

Médias et banlieues : les faisandeurs d’opinion

Nous publions ci-dessous, sous forme de "tribune", avec l’accord de l’auteur et l’autorisation du site, un article provenant du site Art&Fact Info [lien périmé, mars 2010]. (Acrimed)

Au commencement étaient une image et un commentaire lapidaire. L’image est la bande-annonce de l’émission « Mots Croisés », consacrée aux banlieues et présentée par Yves Calvi. Le commentaire en est péremptoire : « L’intégration a échoué, alors quelles solutions faut-il envisager ? » .

Ce qui est frappant, c’est le ton affirmatif, catégorique, tranchant. Aucune interrogation, ou même légère inflexion journalistiquement dubitative, ne percent dans ce commentaire « calvinesque » : apprenez donc, bonnes gens, que l’intégration est un échec total. Cette affirmation n’est placée sous aucune égide sociologique, nulle étude approfondie ne vient l’étayer. Elle est brute, nue et devient par là même axiomatique.

Dés lors, s’est imposée, lancinante, cette question. Qui sont tous ces gens que nous fréquentons tous les jours, personnes issues de l’immigration maghrébine, noire, turque : la postière du coin ou l’enseignant, l’artisan ou l’infirmière, l’ingénieur ou la caissière ?

Si l’on suit le raisonnement de Monsieur Calvi, ces personnes sont des exceptions, des trous noirs ou angles morts dans la construction médiatique de « l’intégration ». Les voici condamnées au triste sort de « chimère », dans les deux sens du terme : monstre composite hors nature dans un premier temps et mirage incertain et éloigné dans un second temps.

Dysmorphie médiatique

Faisons une autre hypothèse : et si certains médias présentaient toutes les caractéristiques de la dysmorphie ? En psychiatrie, ce terme désigne une perception fallacieuse et pathologique de son corps ou d’une partie de son corps. Les troubles alimentaires, telle l’anorexie, s’accompagnent typiquement de cette dysmorphie corporelle.

Sur le même thème, les médias souffrent-ils de dysmorphie dans leur perception d’un corpus social dont ils sont censés rendre compte de façon réelle ? Tout porte à le croire... Certains phénomènes, passés par le tamis médiatique, en sortent ann ulés ou amplifiés, simplifiés ou stéréotypés. D’une réalité sociale tout en mosaïque, on a élaboré des explications hiératiques, monolithiques.

L’anecdote [1] du journaliste du Parisien, qui s’est rendu en banlieue et a demandé à des passants de lui présenter des « racailles » est en ce sens significative, lorsqu’elle n’est pas tout simplement triste. Nulle provocation dans les termes choisis par ce journaliste, simplement l’indice d’une totale coupure avec une réalité dont il est censé parler. Cela n’est pas sans rappeler une scène du film La Haine, où les protagonistes interpellent une journaliste en lui disant « on n’est pas à Thoiry » (référence au zoo de Thoiry), tant elle donnait l’impression de visiter une réserve naturelle.

Mots pour maux

A en croire Bourdieu, « même les mots sont préparés pour qu’on ne puisse pas dire le monde tel qu’il est » [2]. Les mots utilisés par les médias durant ces émeutes urbaines traduisent un a priori souvent étouffant et réducteur. Le terme « Jeune » par exemple, tellement galvaudé qu’il en a perdu son sens premier, est très significatif. Ce terme désigne, selon les médias, dans une acception implicite, l’habitant des banlieues âgé de moins de 25 ans, souvent vêtu de survêtement et de casquette et - faut-il le préciser ? - issu de l’immigration.

Faites une expérience : prenez n’importe quel article traitant de ces émeutes. Remplacez le terme « jeune » à chaque coin de phrase par le mot « Français ». Vous vous apercevrez vite que ces émeutes prennent alors une autre dimension : celle d’une jacquerie citadine, sur fond de revendications sociales.

Les médias ont-ils parlé de « jeunes » car ils ne pouvaient pas dire « étrangers » et qu’ils ne voulaient pas dire « Français » ?

Ce mot « jeune » ramène au niveau d’une simple crise d’adolescents mal embouchés une vraie misère sociale. En infantilisant les émeutiers, ce mot infantilise leurs revendications : ainsi ne faut-il pas s’étonner qu’Alain Finkielkraut ait estimé que ces « jeunes » n’avaient d’autres motifs que la consommation mercantile. Voilà, ces émeutes ont été le fait de « jeunes » avides, animés par des pulsions incontrolâbles comme le sont les pulsions d’adolescents. Nulle responsabilité dès lors n’est à rechercher ; nulle question n’est à poser ; nulle solution n’est à proposer : raisonne-t- on avec des morveux trop gâtés ?

Les seuls exemples d’« intégration réussie » choisis par les journalistes sont également significatifs : sur les plateaux télévisés, de jeunes chefs d’entreprise à la réussite « pédestre » (puisque « l’ascenseur social était en panne ») [3] sont érigés en modèle. Bien sûr que cela est une bonne chose ; cependant deux remarques s’imposent. D’abord, pourquoi ce modèle économique libéral du self-made man à la française prévaut-il sur des « intégrations » qui devraient plus à l’école républicaine, de façon classique ? On se souvient que c’est sur la même idée que Raymond Barre conseillait aux chômeurs, pour cesser de l’être, de créer une entreprise... Dans cette optique, l’intégration devient une simple question de volonté individuelle. Par cette pirouette intellectuelle du genre « Quand on veut, on peut », on occulte toutes les carences de l’Etat et tous les freins de la société française.

Ensuite, ces réussites individuelles montrées par les médias demeurent dans l’exceptionnalité. Je ne peux m’empêcher de songer à cette boutade de Françoise Giroud qui pensait que les femmes seront les égales des hommes quand « elles auront droit à la médiocrité ». Sans aller jusque là, on se dit que l’intégration sera acceptée telle qu’elle est quand on l’envisagera sur le mode de sa banalité, de sa normalité et quand des médias inviteront, pour l’illustrer, la boulangère d’origine « étrangère » du coin.

Magie des images

Les images aussi ont eu un rôle à jouer. La plus représentative a été certainement celle de la visite de Nicolas Sarkozy en ba nlieue et sa reprise du « Je vous ai compris » façon Rambo : « Vous en avez marre de cette bande de racailles, eh bien on va vous en débarrasser ». Deux autres images se sont immédiatement superposées à celle-ci, comme un écho lointain.

Cette visite vespérale de Nicolas Sarkozy aura été sa réponse à l’image toute botticellienne de notre Premier Ministre émergeant de la mer, léger et court vêtu. A la houle marine, Sarkosy a opposé la foule humaine qui le huait ; à la plage ensoleillée, il a opposé la banlieue sombre ; contre le modèle masculin du séducteur léger, il a construit le modèle du protecteur investi. Décidément si les élections ne sont pas un concours de beauté, elles deviennent de plus en plus un duel de testostérone par écran interposé.

Cette visite en banlieue a également irresistiblement renvoyé à une autre visite explosive : le passage d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des mosquées ou Mont du Temple à Jérusalem, en septembre 2000, qui fut le prélude à la seconde Intifada et à son élection comme Premier ministre israélien. Revoyez les images et comparez-les avec celles de la visite de Nicolas Sarkozy. On a presque l’impression que ces deux hommes ont eu le même conseiller en communication. Même air de pompier pyromane et de Raminagrobis réjoui ; même souci de communication dans la représentation de l’homme isolé face à la foule hostile, sachant pertinemment que la sympathie spontanée va toujours vers l’homme seul ; même fausse innocence sur la musique du « J’ai bien le droit de me rendre où je veux ; je ne vois pas où est le problème ». Il ne s’agit pas d’établir un rapprochement entre Israël et la France, les territoires occupés et les banlieues : simplement ces deux visites sont si semblables visuellement, « télégéniquement » que des questions se posent... [4]

Hélas, gouverner, c’est de moins en moins prévoir et de plus en plus faire croire et se montrer.

Etymologiquement, le mot « banlieue » porte bien en lui toute la tragédie de ce qui vient de se passer ces derniers temps. Le lieu du ban [5] est celui de l’exil, de la déchéance des droits par rapport à la Cité. Il serait dommage que les médias par leur traitement de l’actualité participent symboliquement à cette mise au ban et à ce que George Orwell appellait « l’esprit de gramophone », c’est-à-dire le fait d’être d’accord avec le disque qui passe à un moment donné, avec celui qui parle le plus fort, sans le souci élémentaire de la réalité.

Hassina Mechai

 
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Notes

[1Anecdote rapportée par Saïd Bouamama, sociologue, lors d’une conférence tenue au cinéma Lucernaire (Paris VIeme), le 21 novembre 2005.

[2Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.

[3Voir le livre d’Aziz Senni, chef d’entreprise au Val-Fourré, L’ascenseur social est en panne...j’ai pris l’escalier, L’Archipel, 2004.

[4Selon Alain Gresh, "en décembre 2005, le ministre israélien de la sécurité publique, et le chef de la police israélienne Moshe Karadi ont séjourné 4 jours à Paris à l’invitation de Monsieur Sarkozy afin, selon Haaretz, de conseiller les policiers français sur les méthodes de gestion des émeutes". Voir l’article sur http://www.monde diplomatique.fr/dossier/palestine/.

[5Historiquement le Ban renvoie à une condamnation à l’exil, et dans le Saint Empire romain, correspondait à la déchéance des droits.

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