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Lobbying patronal : des médias corrigent les manuels de sciences économiques et sociales

par Henri Maler,

Ce n’est pas la première fois (ni sans doute la dernière …) que les chefs d’entreprises interviennent publiquement pour dénoncer des programmes, des manuels et des enseignements qui ne sont pas conformes à leurs vœux. Déjà, en 2003, l’Institut de l’entreprise, une filiale du Medef, réunissait, en présence du Ministre de l’Education nationale de l’époque (Luc Ferry) une université d’automne, inscrite au plan national de formation et destinée à 200 professeurs de sciences économiques et sociales [1]. Les protestations des patrons contre ce qu’ils nomment la « politisation » (eux-mêmes étant rigoureusement « apolitiques »…) bénéficient généralement d’une couverture médiatique d’une grande complaisance. Nouvel exemple…

Le petit lobby et son gros tract

En cette rentrée 2007, c’est une association (de 10 personnes, selon l’aveu de son Président…) qui, comme on dit, « défraie la chronique ». « Positive Entreprise », c’est son nom, se définit ainsi sur son site (lien périmé) : « Positive Entreprise est une jeune association [liée au Medef, ndlr] qui vise à favoriser le rapprochement entre les jeunes et les métiers de l’entreprise, par réalisation de publications, par l’organisation de conférences, de séminaires, de réunions et par l’organisation d’ actions d’informations ou de lobbying . » Principaux outils de ces actions de propagande : des sondages d’opinion et des « études ».

Dernière en date de ces « études » : « L’entreprise dans les programmes scolaires », que vous pouvez télécharger (lien périmé) sur le site du lobby qui la présente ainsi : « Dans sa nouvelle étude, Positive Entreprise dénonce l’image de l’entreprise – pessimiste, incomplète, réductrice et idéologiquement orientée – dans les manuels de Sciences économiques et sociales ou comment les programmes scolaires cultivent une image négative de l’entreprise. Constat sévère mais néanmoins exact. L’analyse objective du contenu et des explications, des exemples donnés, des termes employés, des questions posées aux élèves et du recensement des « oublis » conduisent en effet à cette conclusion. »

En vérité, cette « étude » (de 15 pages, en gros caractères, tout compris…) est une compilation, présentée en langue sarkozyste, d’exemples hétéroclites et non sourcés [2] : une compilation qui ne distingue même pas les « documents » proposés aux élèves et les chapitres proprement dits. Le titre de quelques paragraphes (1 page d’« étude » pour chaque aspect…) résume le propos : « Un programme plus sociologique qu’économique » - « Un hommage au grand capital de Marx ? » - Les salariés, de la « chair à patrons » - « La valeur travail mise à mal » - « Entrer dans la vie professionnelle est une galère » […] - « Le rapport de force patron-salarié omniprésent ». L’ampleur du scandale est patente.

Cette « étude » méritait, à n’en pas douter, que des médias s’en emparent. C’est difficile à admettre, mais admettons… Mais pour dire quoi ?

L’action de lobbying et son succès médiatique

1. Dès le 30 août 2007, 20 minutes, publie un article (consultable en ligne) dont le titre même avalise la prétendue « étude » : « Les manuels scolaires n’aiment pas assez les entreprises ». On peut y lire ceci : « L’association Positive entreprise a décortiqué [sic] les livres de classe et a publié vendredi un rapport [re-sic] épinglant “une image pessimiste, incomplète, réductrice et idéologiquement orientée de l’entreprise”. »

Et, mêlant ainsi les propos du Président de Positive Entreprise, citations et commentaires du journaliste, l’article poursuit : « “Chômage, licenciements, opposition entre patrons et ouvriers : il n’y a presque que des schémas anciens, comme si l’économie s’était arrêtée dans les années 80 ”, regrette le président de l’association. Le rapport regorge de citations caricaturant l’entreprise du type : “Il ne suffit plus désormais de bien faire son travail, il faut le faire mieux que les autres, quitte à écraser ses collègues pour qu’ils deviennent moins compétents”. Et de questions malvenues  : “Le salaire du PDG d’une grande entreprise est combien de fois plus élevé que celui d’une caissière ?” ».

Peu importe si la première citation est probablement celle d’un témoignage et si la seconde question n’est pas si « malvenue » que ça…

Bilan de l’action de lobbying sur 20 minutes  ? « Positive »…

2. Le 4 septembre, c’est RTL qui s’y colle à 7h30 dans le journal de Christophe Hondelatte [3] (et de Sophie Aurenche)

 Voici la version sonore

http://www.acrimed.org/IMG/mp3/extrait_rtl_110907.mp3


Format mp3 - Durée : 1’ 31" - Téléchargeable ici

 Voici sa transcription.

- Sophie Aurenche (?) : - « Les Français n’ont pas une bonne image des patrons, du monde de l’entreprise en général et apparemment, ça commence dès les manuels scolaires. Armelle Lévy, il y a un fossé entre l’école et l’entreprise ? »
- Armelle Lévy : - « L’entreprise, c’est l’horreur avec ses salariés kleenex et ses patrons voyous. Ces mêmes clichés, Thibaut Lanxade et le président de l’association Positive Entreprise les a retrouvés dans plusieurs manuels scolaires. »
- Thibaut Lanxade : - « Avant que l’on parle de l’entreprise, on aura abordé le chômage, les licenciements, le déclassement, le harcèlement… L’entreprise est vraiment montrée sous son angle le plus noir. On a le sentiment que ces manuels se sont arrêtés dans les années 80 voire même 70. On est sur une opposition à bloc, patrons contre ouvriers. On a complètement oublié que le secteur tertiaire avait complètement explosé. L’entreprenariat, l’épanouissement dans le travail, ça, c’est absolument pas montré. »
- Armelle Lévy : - « Thibaut Lanxade a trouvé aussi des exercices un peu surprenants. »
- Thibaut Lanxade : - « C’est un syndicaliste, qui s’appelle Jean Robert, qui travaille dans une grande entreprise agro-alimentaire, qui fait une grève pour revendiquer une augmentation de salaire. La grève prend, il négocie avec la direction, la direction plie et alors après, on demande à l’élève pourquoi ça a été couronné de succès. Et la grève est considérée comme un succès. »
- Armelle Lévy : - « Alors pour rééquilibrer les choses, afin que les jeunes n’aient pas peur d’entrer dans la vie active, l’association propose que les chefs d’entreprise participent à l’élaboration des programmes au ministère de l’Education nationale. »

Cette « tribune libre » n’est assortie d’aucune prise de distance. Bien au contraire : le commentaire la renforce. On verra que l’exemple qui scandalise Thibaut Lanxade et qui « surprend » notre journaliste est repris dans les interventions suivantes du Président.

Bilan de l’action de lobbying sur RTL ? « Positive »…

3. France Inter et France Culture ont pris le temps d’enquêter : ce n’est que le 17 septembre que les deux stations diffusent, presque simultanément, dans leurs journaux du matin le même reportage de Sonia Bourhan, spécialiste des questions d’éducation sur France Inter.

Sur France Inter, à 8 heures, en ouverture du journal, le « sujet » est « lancé » ainsi par Nicolas Demorand : « Faut-il revoir les manuels scolaires de science éco ? L’Association Positive Entreprise, qui a pour but de rapprocher les jeunes du monde de l’entreprise, dénonce après enquête la vision très sombre des manuels de seconde sur le monde de l’entreprise. »

Sur France Culture, presque au même moment, le même sujet bénéficie d’une présentation légèrement différente : « Restons à gauche, avec les manuels scolaires de sciences éco. Oui, à gauche, si l’on en croit l’enquête que vient de mener l’Association Positive Entreprise. Son but, à cette association, est de donner aux jeunes le goût d’entreprendre. Or, d’après elle, c’est tout le contraire qui est enseigné dans les manuels de seconde. Reportage signé Sonia Bourhan. »

 Voici la version sonore

http://www.acrimed.org/IMG/mp3/extrait_culture_journal_8h_170907.mp3


Format mp3 - Durée : 1’ 52" - Téléchargeable ici

 Voici sa transcription.

- Sonia Bourhan. : - « Obsolètes, idéologiquement orientés, le constat est sévère. Thibaut Lanxade président de Positive Entreprise, a découvert dans les manuels de sciences économiques et sociales une vision de l’entreprise très négative. »
- Thibaut Lanxade : - « Le travail est vécu comme une aliénation et absolument pas comme un épanouissement personnel. Un exemple qui me vient à l’esprit : on parle d’un syndicaliste qui décide de faire la grève, d’entraîner ses camarades pour des revendications purement salariales. Il bloque l’usine, finalement il y a négociation et il obtient, en partie, ce qu’il réclamait. Mais après on demande à l’élève pourquoi il a eu raison de faire grève, en quoi il a fait plier l’entreprise et en quoi ça a été un succès pour les salariés. »
- Sonia Bourhan. : - « Pour ce chef d’entreprise, il faudrait un juste équilibre, mais pour Guy-Robert Ennesilou (orth ?), professeur de sciences économiques et sociales, ces critiques ne sont pas justifiées. »
- Guy-Robert Ennesilou (orth ?) : - « Je comprends le souci des chefs d’entreprise, qui aimeraient peut-être qu’on puisse tous être sur le même diapason. Or il s’avère que nous sommes là pour former des esprits beaucoup plus critiques. Si les salariés qui sont, reconnaissons-le, en position de dominés dans cette structure qu’est l’entreprise, et que les salariés ont cette possibilité de recourir à ce droit de grève pour se faire entendre, et chaque fois qu’ils ont gain de cause, pourquoi ne pas le dire ? Vous savez, ceux qui parlent mieux des entreprises ne sont pas dans les entreprises. Et comme le dirait Durkheim, on étudie les faits de l’extérieur. »
- Sonia Bourhan. : - « Difficile de concilier ces deux mondes. Il suffirait peut-être de rédiger les manuels scolaires avec des enseignants et des chefs d’entreprise. »

Reportage apparemment équilibré (parole à l’accusation, parole à la défense). Quelques mots en caractères gras ci-dessus signalent des biais. Mais le plus stupéfiant, c’est la proposition qui conclut le reportage. Une rédaction des manuels scolaires par concertation ? Cette proposition est d’autant plus incongrue que les salariés et leurs syndicats – évidemment - ne sont pas invités à cette rédaction commune des manuels. Mais surtout elle reprend à son compte et sans le dire la revendication de la mini-association patronale (dont on se garde bien de dire précisément ce qu’elle est) qui concluait ainsi son gros tract :

« Parmi les mesures susceptibles d’être envisagées, Positive Entreprise propose :
_ ? D’introduire des représentants de l’entreprise dans les rédacteurs ou commissions [...]
_ ? De créer un comité élargi de validation des manuels scolaires (photos, exemples et illustrations) […]
_ ? Et, d’un point de vue général, de promouvoir davantage une vision positive du monde du travail, de l’entreprise, de son organisation et de l’entreprenariat. »

Bilan de l’action de lobbying sur le service public ? « Positive »…

Henri Maler

Transcriptions : Diane Gilliard – Ingénieur du son : Ricar - Et merci au correspondant qui nous a signalé, point de départ de cet article, le reportage diffusé sur France Inter.

PS. Il vaut la peine de comparer cette « couverture médiatique » avec l’article beaucoup plus contrasté publié le 4 septembre sur son site par l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), dont on imagine le caractère subversif. A noter également l’article publié par Rue89.

 
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Notes

[1Lire, à ce propos : « Le Medef, maître d’école » sur le site d’Attac-France.

[2Si l’on excepte la mention générique du titre de quatre manuels dans la "bibliographie".

[3« Le prime-time de RTL est confié à Christophe Hondelatte, qui allie charisme, dynamisme et détermination. Il est le chef d’orchestre de cette session dont les mots d’ordre sont plus d’info, plus de débats et plus d’échanges avec les auditeurs. » annonce le site de l’émission.

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