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Les immigrés absents du débat sur l’immigration (Fair, USA)

par FAIR,

Nous proposons ci-dessous la traduction d’un article paru le 30 mai 2013 sur le site de Fair (« Fairness and Accuracy in reporting » [1]). (Acrimed)

En février dernier, entre les réactions au projet de réforme proposé par un groupe de huit sénateurs bipartisan et le président Barack Obama qui a mis l’accent sur l’immigration dans son discours sur l’état de l’Union le 12, la politique migratoire était à l’ordre du jour. La couverture médiatique de ce mois-là offre un aperçu de ce que donnera le débat public lorsque la question de l’immigration viendra occuper le devant de la scène – et c’est loin d’être rassurant.

Extra ! a analysé le traitement médiatique de la réforme de l’immigration à partir de la base de données des médias d’actualités Nexis pour tous les programmes d’information d’ABC, de CBS et de NBC, mais également pour les émissions « NewsHour » de PBS, « Situation Room » de CNN, « Special Report » de Fox News et « Hardball » de MSNBC sur le mois entier. Sont ressortis de cette étude 54 sujets traitant de la politique d’immigration, faisant figurer un total de 157 intervenants. La majorité des intervenants de l’ensemble des chaînes étaient des hommes politiques blancs nés aux États-Unis sans lien personnel avec l’immigration. Les voix des immigrés ou des militants étaient pour l’essentiel absentes.

Ces dernières années, plus de 50 % de l’ensemble des immigrés vivant aux États-Unis étaient des femmes, et en 2011, « 55 % de l’ensemble des gens qui obtenaient la carte verte étaient des femmes » (Center for American Progress, 08/03/13). Les femmes sont également largement sous-représentées au sein des travailleurs hautement qualifiés que le Congrès espère faire venir aux États-Unis, et surreprésentées dans des catégories d’emploi non-qualifiés telles que le travail domestique, ce qui pourrait constituer des obstacles supplémentaires à l’obtention des papiers nécessaires pour accéder à la citoyenneté, ainsi que cela a été proposé dans le projet de loi (Huffington Post, 04/04/13).

Malgré l’impact évident que la réforme de l’immigration aura sur les femmes – qui représentent par ailleurs environ 50 % de la population, immigrée ou non – les voix des femmes étaient largement absentes du débat médiatique. Sur 157 intervenants, seules 19 étaient des femmes (soit 12 %).

C’est l’émission « Hardball » de la MSNBC qui enregistre la plus haute proportion de femmes (25 %), ce qui ne correspond qu’à trois intervenantes, à cause de la faible couverture de la réforme par l’émission. NBC compte le plus grand nombre d’intervenantes – 6, encore bien loin de ses 31 intervenants. Les émissions « Special Report » de Fox News et « NewsHour » de PBS ne comptent toutes deux qu’une seule et même intervenante : la secrétaire à la Sécurité intérieure des États-Unis Janet Napolitano.

Les immigrés viennent de tous les endroits du monde. En 2011, 53 % des immigrés états-uniens venaient d’Amérique latine, 29 % d’Asie et du Moyen-Orient, 12 % d’Europe et 4 % d’Afrique, selon le Migration Policy Institute. Malgré les parcours variés des immigrés, les personnes interrogées dans les médias pour les débats sur les politiques migratoires étaient bien plus homogènes, avec 107 d’entre elles, soit 68 %, de blancs non latino-américains. Sur 150 intervenants dont on pouvait identifier les origines ethniques, 16 % étaient des Latino-Américains et 11 % étaient des Afro-Américains. On comptait en outre deux intervenants d’Asie du Sud (1 %), un Amérindien (0,7 %) et aucun d’Asie du Sud-Est ou du Moyen-Orient.

Mais des chiffres plus élevés pour les Latino-Américains et les Afro-Américains ne signifient pas une plus grande diversité des points de vue : le sénateur républicain de Floride Marco Rubio cumule 14 des 24 représentations latino-américaines à lui seul, tandis que le président Obama représente 12 des 15 intervenants afro-américains. Sans ces deux hommes politiques majeurs, les pourcentages pour les Latino-Américains et les Afro-Américains s’effondreraient respectivement à 7 et 3 %.

Au croisement du genre et des origines ethniques, les femmes de couleur étaient presque invisibles dans le débat. Parmi 17 intervenantes dont on pouvait identifier les origines ethniques, il n’y en avait pas une seule originaire d’Asie, du Moyen-Orient ou bien amérindienne. La stratège républicaine Ana Navarro a endossé le rôle d’unique voix latino-américaine, à trois reprises (dans les émissions « Situation Room » de CNN, le 18/02/13 et le 19/02/13 ; et « Meet the Press » de NBC, 03/02/13), et Joy-Ann Reid du Grio a été la seule femme afro-américaine sur les écrans (« Hardball », MSNBC, 18/02/13).

Seuls trois intervenants ont été identifiés comme des immigrés actuellement ou anciennement sans papiers. CNN (« Situation Room », 02/02/13) a diffusé l’histoire d’une immigrée sans papiers se sentant menacée en tant que mère d’un bébé citoyen des États-Unis. Son frère, qui vient tout juste d’obtenir un statut légal temporaire, a déclaré : « On est quand même plutôt très américains, même si on est sans papiers, [alors on] dit qu’on est des Américains sans papiers. »

Une autre petite phrase (« NewsHour », PBS, 13/02/13), issue d’une audition du Comité judiciaire du Sénat des États-Unis, nous a permis d’entendre Jose Antonio Vargas, journaliste lauréat du prix Pulitzer, qui a récemment révélé son statut de sans-papiers et qui se fait le porte-parole militant des droits des immigrés, dire aux sénateurs : « L’immigration concerne notre avenir. L’immigration nous concerne tous. »

Le mépris des médias pour les voix immigrées dans leur couverture de l’immigration n’a rien de nouveau ; au plus fort de l’exposition médiatique du shérif de l’Arizona, Joe Arpaio, qui classait les gens à la peau foncée par races, Extra ! avait montré que Arpaio lui-même était passé sur les chaînes de télévision câblées 21 fois en 12 mois à propos de l’immigration, tandis que ceux qui étaient visés par sa politique n’avaient pris part aux discussions qu’à deux reprises.

Avec les politiques (111) et les journalistes (33, sans compter les présentateurs des émissions et les correspondants) dominant le débat, la question de l’immigration est principalement focalisée sur le processus politique et ses répercussions pour les hommes politiques, plutôt que sur les répercussions pour les immigrés et la société dans son ensemble. La discussion s’est ainsi principalement concentrée sur la sécurité frontalière, pour laquelle on estime avoir dépensé 90 milliards de dollars dans la décennie écoulée (Homeland Security News Wire, 30/06/11), et que les démocrates et les républicains, de concert, veulent prioritairement renforcer. Rubio, de Floride, (« Special Report », Fox News, 12/02/13) a redéfini la question en termes de sécurité nationale : « Ce qui m’empêche de dormir la nuit, c’est l’idée qu’un terroriste puisse franchir la frontière. » Cependant, d’après un rapport de 2010 (Homeland Security Office of Immigration Statistics, 10/01/09), les immigrés sans papiers représentaient à peu près un tiers de la population née à l’étranger en 2009. Une autre enquête (Pew Hispanic Center, 22/03/06) estime que de 40 à 50 % de la population immigrée sans autorisation « est entrée dans le pays légalement par les ports de débarquement ». Ça sous-entend qu’en gros, un maximum de 20 % de la totalité de la population immigrée est parvenu sur le sol américain en traversant la frontière illégalement.

Quoi qu’il en soit, au sujet de la sécurité frontalière la principale question était de savoir si elle devait précéder toute autre action (essentiellement ouvrir une voie vers la citoyenneté) ou si on devait prendre à bras-le-corps absolument toutes les mesures possibles.

Les responsables paraissaient divisés selon leur couleur politique, avec les démocrates en faveur de la deuxième option et les républicains insistant par-dessus tout sur la sécurité frontalière. Par exemple, la secrétaire à la Sécurité intérieure, Janet Napolitano (« NewsHour », PBS, 13/02/13), a avancé : « Quand on pense à la réforme de l’immigration… toutes ces choses vont de pair. C’est un tout », même si elle a garanti que « toute la frontière du Sud-Ouest [restera] sûre » (« Today Show », NBC, 05/02/13). Les représentants républicains ont avancé que la sécurisation des frontières devait être prioritaire, et le porte-parole républicain Lou Barletta (« This Week », ABC, 03/02/13) s’est plaint : « On offre une voie vers la citoyenneté sans savoir qu’on pourrait sécuriser nos frontières. »

En dehors de la sécurité frontalière, d’autres sujets ont été abordés à l’occasion, tels que le point de vue des sociétés commerciales sur un système de vérification électronique, l’applicabilité du projet de loi aux couples de même sexe et l’amnistie pour les immigrés résidant déjà aux États-Unis. Mais entre une couverture réduite aux débats entre politiques et à l’analyse de l’avancement du projet de réforme, les médias ont négligé de parler aux personnes dont on parle le plus dans cette controverse : les immigrés eux-mêmes.

Sur les sept chaînes, les opinions émanant d’immigrés étaient remarquablement absentes. Quand on les mentionnait, les immigrés étaient principalement réduits au rang d’outils ou d’obstacles pour l’économie ou la politique américaine. Le stratège républicain Alex Castellanos (« Meet the Press », NBC, 17/02/13) – lui-même un Américain naturalisé – a déclaré : « À l’heure actuelle, les immigrés n’ont pas de valeur économique dans le système américain. Ils ont une valeur politique pour les démocrates. »

Le porte-parole d’Alabama, Spencer Bacchus (« Special Report », Fox News, 05/02/13), a soutenu le projet de loi parce qu’il répond à une « situation horrible » – mais il estime que dans cette situation-là, les États-Unis « préparent les gens à rentrer dans leur pays et à se retourner contre nous ». Gloria Borger, analyste politique de premier plan de CNN, comptait parmi les nombreuses personnes qui envisageaient la réforme de l’immigration comme une simple question politicienne, « partant du fait que les républicains ont échoué lamentablement avec les électeurs hispaniques lors de la dernière élection » (« Situation Room », 04/02/13).

En dehors des trois intervenants immigrés actuellement ou anciennement sans papiers, celui qui s’est intéressé de plus près aux besoins des immigrés était le pdg de Caesars Entertainment, Gary Loveman, qui a déclaré : « Il n’est pas nécessaire que je propose une quelconque solution. Je pense que nous avons besoin de trouver une issue favorable aux conditions de vie des quelques 11 millions de personnes qui se trouvent dans cette situation » (« This Morning », CBS, 07/02/13). Le seul autre commentaire centré sur les immigrés émanait du présentateur de la NBC Chris Matthews (« Meet the Press », 17/02/13), qui a déclaré : « On sait que 11 millions de personnes sont entrées dans le pays illégalement, on sait qu’on aimerait faire quelque chose d’humain pour elles. »

Mais le peu de citations d’immigrés enregistrées – en termes positifs ou négatifs – a totalement disparu lorsque USA Today a publié le projet de loi sur l’immigration de la Maison-Blanche (17/02/13) ; à ce stade, les sujets étaient principalement des réactions des républicains, et des spéculations sur la façon dont cette « fuite » allait affecter la procédure légale. Des républicains indignés ont déclaré que « les fuites ne se produisent pas par accident, à Washington » (« Meet the Press », NBC, 17/02/13) et que le projet de loi serait « mort à l’arrivée ».

Avec l’annonce d’un nouveau projet de loi, le 18 avril, proposé par le « groupe de huit » sénateurs bipartisan, de nouveaux débats publics sur l’immigration, plus passionnés encore, vont sans doute avoir lieu. Mais à en croire la couverture médiatique de février, il y a fort à parier que ceux qui ont le plus à perdre dans ces débats seront presque entièrement ignorés.


ENCADRÉ

L’abandon du mot qui commence par un « i »

L’emploi de termes désobligeants pour qualifier les immigrés sans papiers est toujours courant dans le traitement médiatique, malgré des campagnes militantes incessantes contre cette pratique. (Extra !, 01/03/11 ; ColorLines, « Drop the I-Word » [2]). Dans la couverture de la politique d’immigration au mois de février, le mot « illégal » a été employé à 39 reprises sur les sept chaînes et émissions cryptées.

Trente-deux usages du mot « illégal » sont à mettre au crédit des présentateurs et des correspondants des chaînes de télé, répartis sur les sept chaînes ; les sept autres occurrences sont du fait des invités. On avait dit de NBC et ABC qu’elles avaient « renoncé au terme » en 2012 (ABC News, 03/10/12), pourtant, ce sont les deux chaînes dont les présentateurs et les correspondants ont employé « illégal » le plus souvent dans les sujets sur les politiques d’immigration – 10 et 6 fois, respectivement. CNN (04/04/13), préfère employer « immigré sans papiers » lorsqu’ils réfèrent à un individu, même si deux correspondants et le présentateur, Wolf Blitzer, ont prononcé le mot une fois chacun (« Situation Room », 02/02/13, 13/02/13, 18/02/13).

Ces chiffres ne prennent pas en compte toutes les occurrences du mois de février, puisque les sujets qui ne traitaient pas spécifiquement de la politique d’immigration employaient eux aussi le mot « illégal » pour décrire les immigrés, et bien plus fréquemment. Par exemple, « Good Morning America » de ABC (27/02/13) a fait apparaître le graphique « Will illegal immigrants be released from jail ? » [3] dans un sujet sur les conséquences de l’enfermement sur les détenus immigrés. Tandis que les chaînes de télévision manquent de régulations ou bien peinent à s’y conformer, la presse écrite fait des efforts en vue de changer ses pratiques. En 2011, la Society of Professional Journalists (28/09/11) a fait passer une résolution pour « stopper l’emploi d’ "étranger illégal" » et reconsidérer « immigrés illégaux ». La résolution estimait qu’« immigré illégal » était politiquement marqué, et « étranger illégal » « plus choquant et plus bureaucratique ». Elle faisait également remarquer que « seul le système judiciaire, et non les journalistes et les rédacteurs en chef, est en mesure d’établir lorsqu’une personne a commis un acte illégal ».

Depuis, Associated Press a annoncé des changements dans son livre de style pour abandonner « illégal » (FAIR Blog, 04/04/13 ; Poynter, 07/11/11). Le New York Times (23/04/13) a procédé à des mises à jour de sa politique pour encourager « les journalistes et les rédacteurs en chef à "envisager des alternatives […] pour expliquer les circonstances spécifiques de la personne" », même s’il n’a pas complètement changé de politique.

Traduction d’Armando Padovani

 
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Notes

[1Que l’on peut traduire ainsi : « Pour des médias impartiaux et rigoureux ».

[2« Renonçons au terme qui commence par un "i"’ ».

[3« Va-t-on faire sortir de prison les immigrés illégaux ? »

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