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Le Monde et les « nouveaux mercenaires »

par Henri Maler,

Des mercenaires en Irak ? Il aura fallu plus d’un mois pour qu’une partie de la presse française s’en préoccupe vraiment (Lire : « Des mercenaires en Irak : la presse française enquête et s’inquiète »). Tel est le cas du Monde...

On ne peut que se féliciter de la publication, le 27 mai 2004, dans les pages Horizons du Monde d’une étude bien informée que l’on regrette, par conséquent, de ne pas pouvoir citer entièrement.

Des informations accablantes

Sous le titre « Irak : les nouveaux mercenaires », on apprend notamment ceci :
« Les sociétés militaires privées et leurs clients opèrent dans plus de 50 zones de conflit dans le monde, mais leur premier client est le contribuable américain : Washington a signé plus de 3 000 contrats avec des PMF [private military firms] au cours de la dernière décennie. »

Et ceci :
« Bien qu’elle n’ait pas plus d’une dizaine d’années, l’industrie militaire privée affiche un revenu annuel mondial d’environ 100 milliards de dollars et a adopté toutes les règles du jeu washingtonien du lobbying. En 2001, dix sociétés privées de pointe ont dépensé plus de 32 millions de dollars en lobbying et donné plus de 12 millions à des partis politiques. A elle seule, la firme Halliburton a donné plus de 700 000 dollars entre 1999 et 2002, dont 95 % au parti républicain ; DynCorp en a donné plus de 500 000, dont 72 % aux républicains. »

L’article informe, de façon relativement précise, sur le rôle joué par entreprises privée en Afghanistan, aux Philippines et en Irak où ils sont entre 15 à 20 000. Et l’on peut découvrir les motivations de ces généreux libérateurs planétaires et stipendiés :
« "L’Irak, actuellement, est une mine d’or. La marge bénéficiaire est incroyablement élevée, bien plus que le facteur risque", relève Duncan Bullivant, le chef de la société britannique Henderson Risks. Les soldats des PMF gagnent deux à dix fois plus que leurs collègues des forces régulières, les mieux payés étant ceux qui ont eu une formation d’élite. L’échelle des salaires reflète aussi la mondialisation : en Irak, un ancien béret vert américain peut gagner jusqu’à 1 000 dollars par jour là où un ancien gurkha népalais fera 1 000 dollars par mois. »

Sans commentaires ?

Ce barème des salaires débouche immédiatement, en guise de conclusion de l’article, sur l’audacieuse question suivante :
« Cette situation pose inévitablement la question : quel va être l’impact de la croissance de l’industrie militaire privée sur la capacité des forces armées à retenir leur propre main-d’œuvre une fois formée ? ».

C’est sans doute la question la plus angoissante ! Une interrogation qui fait écho à la présentation de l’article qui se borne à constater : « La guerre se privatise, mais ses règles sont floues. » Un appel à « réguler » la privatisation de la guerre ? Libéralisme, quand tu nous tient...

Tant de prudence ou de cyniqme, dans un article qui ne se présente pas comme une tribune libre, incite à se demander quelle est son origine. Le Monde se borne à indiquer : «  © Peter W. Singer - Brookings Institution. » C’est pour le moins imprécis...

A nous de chercher... Et l’on peut en effet trouver cet article - une étude dont Le Monde n’a publié que des extraits - sur le site de « The Brookings Institution » qui se présente comme “one of Washington’s oldest think tanks, is an independent, nonpartisan organization devoted to research, analysis, and public education, with an emphasis on economics, foreign policy, and governance.” [1]

L’article est publié (au format PDF) sous son titre original - “War, Profits, and the Vacuum of Law : Privatized Military Firms and International Law” (lien périmé) - et son auteur présenté ainsi : “Peter W. Singer, National Security Fellow, Foreign Policy Studies” [2]. Plus précisément encore, cet article est initialement paru dans le Vol. 42, No. 2 du printemps 2004 de « The Colombia Journal of Transnational Law ».

Quelle est la conclusion de la version originale de l’article publié par Le Monde ? Une ferme condamnation de la législation actuelle et ... un appel à une régulation légale du recours à des mercenaires :

In conclusion, the present legal void in dealing with the privatized military industry is unacceptable. These private firms offer services that are of inherent concern to the public. It is imperative that international law bridges the gap and responds to the new reality and new challenges that PMFs present. While this may only be possible in the long-term, there is nothing to prevent short-term preparations that will speed this outcome. A critical requirement will be the establishment of clear standards and conditions under which PMFs can operate with clear and effective sanctions to uphold them.”

Informer sur la source des informations fait partie de l’information. Et la simple mention de cette source ne suffit évidemment pas à disqualifier l’analyse proposée par l’article. Mais les quelques indices recueillis par la recherche à peine ébauchée que l’on vient de lire permet de comprendre à quoi il faut attribuer la froideur analytique de l’article publié, l’entame anodine qui l’introduit et la question glaciale qui le conclut et éviter de les imputer au quotidien du soir...

Les faits d’abord ? Soit. Mais dans le cas présent des commentaires pleins de tact encadrent leur présentation. Ceux du Monde suivront sans doute qui nous diront de quelle forme de barbarie relèvent la privatisation de la guerre et l’occupation américaine de l’Irak.

 
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Notes

[1Pour en savoir une peu plus, voir « About Brookings research ».

[2Plus exactement : “Peter Warren Singer is National Security Fellow in the Foreign Policy Studies Program at the Brookings Institution and Director of the Brookings Project on U.S. Policy Towards the Islamic World. He has a Ph.D. in Security Studies from Harvard University. His book, CORPORATE WARRIORS (2003) is the first overall survey of the privatized military industry. Dr. Singer has published in Foreign Affairs, International Security, Survival, and World Policy Journal, and has served as a commentator for ABC, BBC, CNN, Fox and al Jazeera. He also served in the Office of the Secretary of Defense, Balkans Task Force.”

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