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Le Monde en guerre : (9) Qu’est-ce qu’un journal de référence ?

Paru dans la revue "Variations", n° 1, premier trimestre 2001, éditions Syllepses.
par Henri Maler,

(1) Une information solidement explicative ? / (2) Une diplomatie purement dissuasive ? / (3) Une guerre juridiquement fondée ? / (4) Une guerre essentiellement européenne ? / (5) Une guerre essentiellement humanitaire ? / (6) Une guerre politiquement ciblée ? / (7) Une guerre strictement préventive ? / (8) Une guerre militairement ciblée ? / (9) Qu’est-ce qu’un journal de référence ?

(octobre 1999, complété en juin 2000)


En choisissant d’étudier Le Monde, on ne s’est pas simplifié la tâche : des journaux favorables à la guerre menée par l’OTAN, il est loin d’avoir été le plus outrancier et le plus scandaleux. Mais justement, c’est peut-être de l’outrance des autres journaux que Le Monde tient sa réputation de " quotidien de référence ".

L’éditorial du Monde condense l’exercice de ce magistère médiatique auquel il prétend : d’abord, parce que, comme le rappelle le "médiateur" Robert Solé, l’éditorial engage - à la façon des prises de position publiques d’une formation politique - l’ensemble des journalistes du quotidien : " Non signé, l’éditorial est une œuvre collective qui engage l’ensemble du journal " [1]. Et sur la " question du Kosovo ", cet engagement collectif fut, si l’on en croit Pierre Georges, directeur adjoint de la rédaction, unanime. Il reste que l’éditorial du Monde ne se borne pas à faire connaître une prise de position [2]. La position prise est solidaire de la posture adoptée : ensemble, elles conditionnent l’information diffusée.

L’éditorial du Monde, naviguant entre un réalisme de bon ton (glissé dans des versets de morale politique) et un idéalisme de bon aloi (enchâssé dans des principes de politique morale) a pour charge de prodiguer conseils et admonestations. On ne sera donc pas étonné si la position de soutien à la guerre amène l’éditorialiste anonyme du Monde à adopter une posture de conseiller en stratégie militaire et de conseiller en communication politique.

Conseiller en stratégie militaire, Le Monde - comme Libération - croit ou affecte de croire que l’on peut infléchir la stratégie militaire de l’OTAN : qu’il est possible de mener, avec l’OTAN, une guerre qui ne soit pas cette guerre. Un quotidien de référence ne devait pas désespérer d’être entendu, comme le montre le " débat " - désormais oublié …- sur l’éventualité d’une intervention au sol. D’abord, Le Monde commence par s’interroger : " Fallait-il exclure d’emblée le recours à une intervention terrestre ? " (éditorial du 2 avril, " Questions au 7ème jour "). Puis, le temps passant, l’interrogation fait place à l’affirmation " Peut-être serait-il temps de dire la vérité la défense du droit au retour des réfugiés est un slogan vide de sens si l’on continue à catégoriquement exclure l’envoi de troupes au sol " (éditorial du 7 avril, " Réfugiés le non-dit français "). Quinze jour plus tard, Le Monde revient à la charge et revendique enfin le rôle qu’il s’attribue : " Les stratèges de l’OTAN ont d’ores et déjà suffisamment sous-estimé le pouvoir de Belgrade pour qu’on se permette de leur donner un conseil : M. Milosevic pliera d’autant plus rapidement qu’il saura que les alliés préparent aussi une intervention au sol. " (éditorial du 22 avril, " Le but de guerre " - souligné par moi. H.M.). Un conseil à la fois irréaliste et irresponsable. Irréaliste : la dissociation entre la guerre menée par l’OTAN de la stratégie militaire de la puissance qui domine cette organisation était invraisemblable. Irresponsable : une intervention au sol, à ce moment-là, aurait favorisé l’intensification des massacres.

Conseiller en communication politique, Le Monde, dès le 31 mars, déplore sous la plume de Luc Rosenzweig - alors correspondant à Bruxelles -, les erreurs de la communication otanienne : " L’Otan a perdu la guerre des mots et des images ". Et Alain Rollat, le même jour, se félicite du poids émotionnel des images de réfugiés. Fort du rôle qu ’il s’attribue, Le Monde somme les dirigeants de l’OTAN et les responsables politiques de clarifier leurs objectifs pour ne pas désorienter l’opinion publique... qui risquerait de désavouer une guerre qu’elle semble soutenir. L’éditorial du 2 avril - " Questions du septième jour " - exige que des objectifs apparemment limpides soient enfin clarifiés : " les dirigeants européens et américains doivent incessamment indiquer quels sont désormais les objectifs poursuivis par l’opération "Force alliée" ". L’éditorial du 5 avril, sous le titre " Silence on bombarde ", déplore le silence observé par les responsables français face à leurs compatriotes, à la différence des responsables britanniques, allemands et américains : " Bill Clinton avait, à l’avance, tenté d’expliquer la détermination des Occidentaux à poursuivre leur campagne de bombardements sur la République fédérale de Yougoslavie. Slobodan Milosevic " veut garder le Kosovo et le vider de sa population (...), nous ne pouvons pas laisser faire cela impunément ", a dit le président américain. L’explication vaut ce qu’elle vaut, mais elle a le mérite d’exister (sic) ". Qu’importe l’explication, pourvu qu’on en fournisse une… Et c’est le rôle de l’opinion qui vaut à Jospin et à Chirac d’être sommés de parler, après quelques jours de silence : " On ne fait pas la guerre sans rendre compte à l’opinion. " Et dix jours plus tard : " Une chose est sûre les Occidentaux, face à des opinions - par nature changeantes en démocratie -, devront, plus que jamais, expliquer que le combat qu’ils mènent au Kosovo est juste, car il s’agit d’y défendre des valeurs qui sont l’avenir de l’Europe. " (éditorial du 17 avril, " Le risque de la défaite "). Pourquoi désavouer le bombardement de l’immeuble abritant la RTS ? Essentiellement, parce que " l’effet sur les opinions occidentales risque d’être dévastateur " (éditorial du 23 avril, " Bombes contre images "…).

En appeler ainsi au conditionnement de l’opinion, c’est rappeler - le terme n’est pas nécessairement péjoratif - le rôle de la propagande. Comment dès lors ne pas être frappé du rapport entre les injonctions formulées au nom des exigences de cette propagande et les silences observés en dépit des exigences de l’argumentation ?

Aveuglement volontaire ou aveuglement consenti ? Les dérapages les plus scandaleux - la confirmation de l’existence du plan " fer à cheval ", l’exagération démesurée du nombre des victimes, la dénégation des crimes de guerre de l’OTAN - montrent qu’à trop vouloir justifier la guerre de l’OTAN Le Monde a pris le risque ou a fait le choix de céder à la désinformation.

Pourtant, dans son éditorial du 20 mars, Le Monde édictait lui-même les règles qu’auraient pu se fixer les journalistes : " L’exemple de la guerre du Golfe qui, trop souvent, vit la presse grugée, impose une réaction de précaution. Toute guerre est un moment de démesure qui oblige les médias à se méfier, plus que d’ordinaire, des émotions et des passions. Il faut s’efforcer d’informer honnêtement, le plus rigoureusement possible, sans épouser la propagande des camps en présence. "

Le Monde n’a pas épousé la propagande d’un des camps en présence : il a apporté à la guerre menée par l’un d’entre eux le renfort de sa propre propagande. [3]

 
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Notes

[1Le Monde, 11-12 juillet 1999, p. 11

[2Pierre Georges, Marianne, 12-18 avril 1999, p. 16. Pour résumer unanimité dans le " choix " de la guerre, soutien assorti de " bémols ", surdité aux arguments adverses.

[3Je remercie Gilbert Achcar, Serge Halimi, Pierre Rimbert et Catherine Samary, pour leurs contributions, volontaires ou involontaires, à la rédaction de cette analyse.

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