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La pauvreté de Libération, analyste de la pauvreté

par Julien Barnier,

Encore un sondage ? Il est vrai que les commentaires des commentaires de sondages commencent à devenir un exercice presque aussi courant sur Acrimed que les commentaires des sondages dans la presse. Une petite piqûre de rappel périodique peut cependant être utile pour rappeler que les chiffres, déjà critiquables dans leurs conditions de production, n’ont pas la portée scientifique que les sondeurs leur accordent ni le sens que trop souvent les commentaires leur donnent.

Cette fois c’est un article de Libération du 29 septembre titré La pauvreté effraie davantage les Français qui retient notre attention.

« Le ciel est gris et en plus, il y a des nuages, commence poétiquement l’auteur de l’article de Libération. Non seulement le pouvoir d’achat n’augmente pas, mais les Français ont de plus en plus peur de la précarité qui pourrait les menacer. A l’occasion de la publication du baromètre de la pauvreté, une étude de l’Ipsos souligne cette inquiétude et montre qu’elle est de plus en plus partagée, atteignant toutes les classes sociales. »

Pour commenter un sondage, et à plus forte raison pour commenter le commentaire d’un sondage, il est nécessaire de revenir aux résultats les plus bruts possibles. En l’occurrence on les trouvera sur le site d’Ipsos dans un diaporama (lien périmé, janvier 2011) présentant les questions posées et la répartition des réponses.

La question centrale du sondage est formulée ainsi : « D’après vous, les risques que vos enfants connaissent un jour une situation de pauvreté sont-ils beaucoup plus, un peu plus, un peu moins ou beaucoup moins élevés que pour votre génération ? ». La conclusion qu’on pourrait tirer des réponses à cette question n’est donc pas « les Français ont de plus en plus peur de la précarité qui pourrait les menacer », mais bien plutôt « les Français se sentent de plus en plus menacés par la pauvreté ». Nuance qui peut sembler subtile mais qui est révélatrice du sens que les commentaires vont donner aux résultats, surtout quand la question elle-même ne permet pas de savoir quel sens, évidement variable selon les catégories sociales, les sondés accordent aux notions de « risques » et de « pauvreté ».

« Ainsi, pour 85 % des personnes interrogées, - elles étaient 80 % il y a un an -, les risques que leurs enfants connaissent un jour une situation de pauvreté sont “plus élevés” que pour leur génération. Une crainte qui semble bien ancrée, si l’on en juge par la proportion de Français qui estiment ces risques “beaucoup plus élevés” : 55 % cette année, contre 47 % l’an dernier. “Plus des deux tiers des employés et des ouvriers jugent cette éventualité très élevée pour leurs enfants, souligne l’étude. Mais le fait que cette crainte s’accroît aussi chez les cadres et professions intermédiaires - où elle atteint 45 % - indique que la hausse de l’inquiétude est générale”. »

Si on regarde le détail des réponses à la question, on remarque que le pourcentage de personnes jugeant le risque « beaucoup plus élevé » est certes passé de 40 à 45 % (+ 5 points) chez les cadres et professions intermédiaires, mais surtout de 53 à 67 % (+ 14 points) chez les ouvriers et employés. S’il y a une information à retenir, ça n’est donc pas tant que « la hausse de l’inquiétude est générale », ou qu’elle « [atteint] toutes les classes sociales » (c’était déjà le cas), mais c’est surtout qu’elle a fortement augmenté dans les catégories les plus populaires !

Évidemment, face à un tel constat, le commentateur de sondage, avide d’éclairer son lectorat, part immédiatement à la recherche d’explications. Mais leurs formulations ne manquent pas d’être… étonnante.

« Comment l’expliquer ? Est-ce parce que les Français situent le seuil de pauvreté au-dessus du seuil officiel établi pour l’obtention du Revenu de solidarité active (RSA) à 880 euros pour une personne seule ? Un seuil qui est loin du niveau de revenus en dessous duquel les Français considèrent une personne pauvre dans un pays comme la France. Ces derniers situent le seuil de pauvreté à 1 006 euros net par mois pour une personne seule, soit exactement le niveau du Smic net mensuel. “Le salaire minimum reste dans l’esprit des Français comme la barrière en dessous de laquelle ils considèrent une personne comme pauvre”, notent les chercheurs. »

« Les Français » en question n’existent pas : ce terme recouvre simplement, il faut le préciser, la moyenne de leur agrégation statistique. Et, si l’on en croit (avec prudence…) les chiffres du sondage, les ouvriers et employés situent le seuil de pauvreté pour une personne seule à 934 euros par mois.

Quant au premier élément d’explication des raisons pour lesquelles « les français » se sentent de plus en plus menacés par la pauvreté, ce n’est pas, à en croire le commentaire de Libé, parce qu’ils auraient des raisons objectives de le penser. Non : c’est tout simplement qu’ils « situent » le seuil de pauvreté en deçà du chiffre officiel (et scientifique, lui aussi ?) d’un seuil de pauvreté à 880 euros mensuels. Et si le salaire minimum est considéré comme le seuil en dessous duquel les conditions de vie deviennent vraiment difficiles, ça n’est pas parce que les personnes interrogées ont peut-être un avis bien informé sur la question (13 % des salariés gagnent le SMIC), mais bien parce que celui-ci agit, selon les « chercheurs » (synonyme avantageux de sondologues…), comme une « barrière ». On connaissait déjà le frein à l’embauche, voici maintenant le salaire minimum comme barrière psychologique empêchant la masse des salariés de s’apercevoir que 900 euros mensuels suffisent largement pour se loger, se nourrir, et partir en vacances sur le yacht d’un copain.

« Allant toujours dans le même sens, poursuit l’article de Libé, la perception de la pauvreté se modifie. La pauvreté, ce n’est pas seulement le fait d’être dans le dénuement, c’est aussi ne pas pouvoir accéder à la culture, aux loisirs ou aux soins. Pour la quasi-totalité (92 %), “ne pas réussir à se procurer une alimentation saine et équilibrée est un signe de pauvreté”. La conception de la pauvreté est donc aussi qualitative que quantitative. Pour un peu moins de trois Français sur quatre (74 %), “une personne est pauvre lorsqu’elle a du mal à envoyer ses enfants en vacances au moins une fois par an”. »

On notera d’abord que l’affirmation « la perception de la pauvreté se modifie », une fois confrontée aux résultats du sondage, est parfaitement infondée. Parmi les trois questions citées dans ce paragraphe, les réponses sont quasiment identiques (à 1 point près) à celles de l’enquête précédente.

Serait-ce donc la perception de la perception de la pauvreté qui se modifie ? On n’ose croire que les commentateurs ont été stupéfaits par cette découverte : ainsi, les Français considèrent que ne pas pouvoir se payer une place de cinéma ou offrir des vacances à leurs enfants serait un signe de pauvreté ! Le choc a dû être encore plus rude quand ils se sont aperçus que même les ouvriers et les employés aspiraient à manger convenablement...

« Et cette crainte n’est pas sans conséquence. Elle se vit au quotidien, impose des choix : de plus en plus de Français rechignent ainsi à se faire soigner, ou ils le font au dernier moment. “A cause de leur coût, près de deux Français sur cinq ont déjà retardé ou renoncé à des soins. Cette proportion montant à 52 % dans les foyers les plus pauvres.” Ce renoncement est encore plus sensible quand il s’agit d’aller voir un médecin spécialiste. »

Si les mots ont un sens, ce serait donc « la crainte » de la pauvreté, et non la pauvreté elle-même, qui impose à nombre de personnes interrogées de ne pas aller chez l’ophtalmologiste ou se faire poser des prothèses dentaires aussi souvent que nécessaire. Et si ces personnes hésitent à se faire soigner, c’est parce qu’elles « rechignent ».

Pourtant, on ne tiendra pas rigueur au journaliste de Libération de la pauvreté de ses commentaires de la pauvreté selon les sondages : la sondologie, invariablement prétentieuse, n’est pas une science, et la sondomanie, inévitablement réductrice, ne peut être que son ombre… appauvrie.

Mais il n’empêche qu’une fois encore, la réalité a été retournée comme une crêpe.

Julien Barnier

 
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