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La démocratie selon l’éditorialiste économique de France Info

par Nils Solari,

Les mois de septembre et octobre derniers ont été marqués par le « débat » sur le pacte budgétaire européen. Un « débat » confisqué par l’habituelle « pédagogie » des commentateurs médiatiques. À cette occasion, par exemple, Emmanuel Cugny, éditorialiste économique chargé de la chronique quotidienne « Tout info, tout éco », sur France Info [1], en a profité pour livrer une leçon de démocratie à sa manière…

Le 2 octobre 2012, s’ouvrait le débat parlementaire autour du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), plus connu sous le nom de « pacte budgétaire européen ». France info s’en fait l’écho dans sa matinale du lendemain, par la voix d’Emmanuel Cugny, au cours d’une chronique intitulée : « Débat autour du traité européen : paradoxe de la démocratie budgétaire » [2]. Premier motif d’étonnement : qu’est-ce donc que cette « démocratie budgétaire » ? Est-ce à dire qu’il existerait des démocraties où le budget échapperait aux procédures et au choix démocratiques ? Ou bien est-ce plutôt un souhait de Cugny ?

En introduction de la chronique, la présentatrice de la matinale souligne que « Ce traité soulève de vives polémiques jusqu’au sein même de la majorité présidentielle » et passe la main au chroniqueur : « Alors Emmanuel, pourquoi tant de passion ? » Une « passion » que Cugny s’empresse de décrypter : « C’est la traduction, dit-il, du bon fonctionnement de la démocratie : on discute, on s’invective. On est d’accord, pas d’accord, mais on fait avancer le Schmilblick  ». Démocratie, d’accord, mais, assène-t-il aussitôt : « Malheureusement, les chicayas politiciennes occultent la nécessaire pédagogie autour de ce sujet économique qui nous concerne toutes et tous [3] ». On l’aura compris : en matière d’économie, le débat politique que l’on disait démocratique, sans cesse menacé par les « passions » et des querelles stériles, doit s’arrêter là où commence la « pédagogie » de ceux qui « savent » et que guide la « raison », c’est à dire… le plus vite possible !

D’habitude, ce sont les peuples qui doivent être, selon nos pédagogues autoproclamés, éduqués par leurs soins. Mais cette fois, l’édifiante leçon s’adresse aux parlementaires qui se fourvoient dans des discussions inutiles et des disputes puériles. À cette fin, Cugny brandit l’arme suprême de l’éditorialiste en mal d’autorité et de légitimité : un sondage qui « montre » que « 64 % des Français voteraient en faveur du traité s’il était soumis à référendum  », et mieux encore, que « 72 % des personnes interrogées seraient même favorables à l’application de la fameuse “règle d’or” qui contraint le déficit public structurel des États.  »

Peu importe qu’aucun référendum n’ait été organisé ou même envisagé, qu’il n’y ait donc eu aucune campagne politique permettant d’éclairer « l’opinion » sur les enjeux que recouvrent l’adoption du pacte budgétaire européen et l’application de la « règle d’or » : quel exemplaire de l’opinion sondée pourrait, a priori, être opposée à un « pacte » ou une « règle », surtout quand elle est « d’or » ? Peu importe aussi qu’une frange non négligeable de la majorité parlementaire ait manifesté sa franche opposition au traité. Ce qui importe, c’est que « l’opinion » ait parlé dans le sens espéré par Cugny – lequel, en bon démocrate, n’a plus qu’à s’incliner !

Pour enfoncer le clou face aux bavardages parlementaires, l’analyse qu’offre Cugny de ce sondage est une ode émouvante, par « opinion » interposée, à la clairvoyance et à la « pédagogie » inlassable de tous ceux, éditocrates, économistes, « experts », journalistes spécialisés ou non, qui, comme Cugny, font l’apologie de l’Europe telle qu’elle va. Et qui ont su gagner à leurs vues des Français, qui, devenus «  lucides, pèsent le pour et le contre. En période de crise, les citoyens finissent par reconnaître que s’éloigner de l’Europe et de ses règles serait certainement plus dommageable ». Faut-il en conclure que les peuples ne sont lucides que lorsqu’ils donnent, du moins apparemment, raison à leurs mentors ?

Face à une telle lucidité, la présentatrice, faussement naïve, est en droit de se demander et de demander « pourquoi tant d’acharnement contre ce traité dans la classe politique ? »

S’ensuit une réponse, pour le moins brumeuse, de l’expert :

« Chacun fait valoir ses arguments. Que disent les opposants ? Que le traité européen et la règle d’or qui l’accompagne sont une atteinte frontale à notre souveraineté. Alors c’est vrai, la Commission européenne va veiller de plus près aux finances de chacun des pays membres, des sanctions automatiques seront décidées si tel ou tel État sort des clous, mais rien n’est figé dans le marbre car il y aura toujours des clauses dérogatoires, notamment pour les pays qui ont réellement le couteau sous la gorge. Maastricht est loin. Désormais, il s’agit de tenir compte des cycles économiques. Qu’on le veuille ou non, le pouvoir budgétaire est déjà à Bruxelles. En revanche, on peut sans cesse améliorer les choses, faire bouger le curseur pour, justement, ne pas être victime de la soit-disant machine à broyer bruxelloise  ».

En guise d’explication précise et d’avis éclairé, Cugny s’abandonne à un réconfortant fatalisme institutionnel (« le pouvoir budgétaire est déjà à Bruxelles »), mêlé de métaphores impressionnantes (« les pays qui ont réellement le couteau sous la gorge »), de vagues généralités et de poncifs velléitaires (« améliorer les choses, faire bouger le curseur pour, justement, ne pas être victime de la soit-disant machine à broyer bruxelloise  »).

Malédiction du service public radiophonique, Cugny semble donc atteint, comme Bernard Guetta, son homologue de France Inter, du syndrome d’europhilie béate et compulsive consistant à voir dans tout problème concernant la construction libérale de l’Europe, un appel à… toujours plus de cette même Europe ! [4]. Avec en prime, et pour finir, un plaidoyer pour une démocratie… anémiée.

Une victoire pour la démocratie ?

Annonçant la fin, la présentatrice, presque dubitative, relance timidement : « Vous présentez cela comme une victoire de la démocratie. Mais le Parlement français a-t-il les mains réellement libres pour arrondir les angles ? »

Toujours aussi vague dans ses développements, Cugny en revient encore à son obsession du jour : « Cette liberté, le Parlement l’aura si ses membres (députés et sénateurs) en saisissent l’opportunité sur le fond, loin des querelles de chapelles. Le débat qui s’ouvre est, en ce sens, capital  ». Avant de débattre sur « le fond », le Parlement doit donc d’abord se soumettre au gouvernement et aux autorités européennes en renonçant à rejeter le traité, ou du moins, à en contester l’efficacité, l’utilité et l’opportunité. Cette « liberté » que Cugny concède généreusement au Parlement apparaît donc quelque peu amputée… Mais au diapason d’une définition implicite du « bon » débat parlementaire qui n’est pas sans rappeler celle de son équivalent médiatique : des désaccords de façade pour égayer une unanimité sur l’essentiel – un petit peu comme dans un débat sur l’austérité budgétaire en Europe entre, par exemple, Nicolas Beytout et… Emmanuel Cugny !

Lequel poursuit par un vibrant appel au peuple : « Ce ne sont pas uniquement les parlementaires mais, à travers eux, tous les Français qui s’approprieront leur avenir budgétaire », puis avec un émouvant exposé de droit constitutionnel : « À quoi sert un élu si ce n’est représenter le peuple ? Qu’est-ce que le Parlement si ce n’est la possibilité pour ces élus de pouvoir amender les textes, les faire évoluer ?  » Pour finir, Cugny tente de convaincre de l’innocuité du traité, tout en insistant, pour soumettre les derniers récalcitrants, au cas où, sur l’autorité indiscutable de l’ordre européen : « Le traité dont il est question ne prévoit aucun nouveau transfert de compétences vers Bruxelles. Il ne fait que préciser et améliorer le nécessaire respect des règles de l’Union économique et monétaire  ».

***

On aurait apprécié que, lors de la campagne pour le référendum sur le traité constitutionnel européen, en 2005, Cugny et ses confrères soient aussi soucieux de démocratie et respectueux des préférences supposées de « l’opinion » ! Mais pour nos « pédagogues », la démocratie ne se déploie jamais si bien que lorsqu’elle valide les choix qu’ils encensent… À tel point que la moindre contradiction a tendance à les contrarier : ainsi de Cugny qui, non content que le vote se profilant au Parlement ait été à peu près scellé d’avance, consacre sa chronique à fustiger les parlementaires rétifs et à exiger que le débat (politique) contradictoire s’efface devant une pédagogie (économique) consensuelle.

Nils Solari (avec Blaise Magnin)

 
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Notes

[1Il loue par ailleurs ses services de « conférencier » par l’intermédiaire de la « Speakers academy », comme le précise son site de promotion personnelle, Emmanuel Cugny Productions.

[2Que l’on peut réécouter ici.

[3C’est nous qui soulignons, ici et par la suite.

[4Voir notre article : « Les Grecs plébiscitent Guetta ».

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