Accueil > Critiques > (...) > Informations sur l’autre presse

La Feuille de Villeneuve-sur-Lot : un hebdo artisanal et autofinancé

par Jacques-Olivier Teyssier,

Anne Carpentier est co-fondatrice de La Feuille à Villeneuve-sur-Lot, « le trou du cul du monde », comme elle l’appelle. Après près de 30 ans d’existence, cet hebdomadaire se vend à 5000 exemplaires, emploie 6 personnes payées 1800 € par mois pour 30 heures par semaine. Elle explique cette prouesse.

Logo

A ma connaissance, vous êtes le seul journal alternatif à être rentable et à avoir autant de salariés. Vous en connaissez d’autres ?
Non. A mon avis il y a une raison : la périodicité. Très souvent ces journaux sont mensuels ou trimestriels. Evidemment, nous si on était dans ce cas, on ne gagnerait pas notre vie.

Quelles sont les autres clés de votre succès ?
C’est comme n’importe quelle entreprise, on peut avoir le savoir faire, il faut avoir le savoir vendre. On peut avoir tout qui va et rester comme un gland à ne pas vendre un exemplaire. Et puis, on n’est jamais allé trop vite puisqu’on a commencé à deux. Nous avons évité les frais au départ. Je suis assez prudente en matière de gestion c’est-à-dire que je ne dépense pas ce que je n’ai pas. Quand les grands journaux ont commencé à se planter, ils ont fait faire des audits ou des machins. Moi, j’écoute simplement ce que disent les lecteurs. Cela ne veut pas dire non plus qu’on fait du sur mesure. Et surtout, ce sont les dépositaires qui nous renseignent. Dès qu’on est paru, on les a écoutés.

Etre à l’écoute des lecteurs, ça veut dire quoi ?
Il faut être sensible, il faut que ça sorte du cœur, quoi. C’est ça qui peut convaincre les gens. Il n’y a rien qui fait vendre. C’est la sensibilité qui fait vendre. Quand on a un lecteur qui a un superbe texte, au lieu de le mettre dans la rubrique courrier, on va le valoriser, bien le titrer, bien l’illustrer en photo comme un vrai article. Cela va permettre de convaincre les gens. Il n’y a pas de recette. A partir du moment où on le fait comme une recette, on se trompe. Il faut le faire comme un coup de gueule ou un coup de sang.

Il faut aussi se faire connaître. Comment faire sans gros moyens ?
D’abord, nous on a commencé sur un périmètre très limité. On était que 2 avec 2000 balles en poche. On a fait avec les moyens du bord. On s’est limité à une ville. Sur une ville comme Paris, moi je commencerais par un quartier même un quartier d’un quartier Mieux vaut bien vendre sur une rue d’un quartier plutôt qu’essayer de faire tout l’arrondissement et se planter. A cette échelle là, on peut arriver par ses propres moyens à faire un effort promotionnel par tract, par affiche, par boite, par mailing. Nous on pratique beaucoup les mailings par enveloppe blanche. Quand on a besoin de relancer, quand on a un point faible sur un quartier, si on a un dossier sur un village, on va faire un mailing juste sur un coin. En plus ça ne coûte pas très cher.

Qu’est ce qui attire les lecteurs dans La Feuille  ?
On a trois motifs d’achat d’après ce qu’on peut voir. Les gens achètent d’abord sur le ton satirique. Ensuite les petites annonces gratuites. Elles sont très abondantes. Passer une annonce même dans un journal gratuit, ça coûte très cher. C’est un formidable moyen de relier les gens. Mais ça ne suffit pas parce qu’il faut que le journal soit lu. Il faut amorcer la pompe. Nous au début, on les recopiait dans les boutiques. Le troisième motif, c’est le courrier des lecteurs. Les gens ont besoin de cette prise de parole.

Et les lecteurs, ça les intéresse le courrier ?
Oui parce qu’en tant que lecteur, on se trouve plus proche des autres lecteurs que des journalistes qui a mon avis vivent trop près du microcosme politique en plus je les trouve souvent méprisants.

Parlons de vos ventes...
On tire à 6000 exemplaires et on vend autour de 5000 à peu près. Nous avons à peu près 450 abonnés. Comme on nous achète aussi pour les petites annonces, les gens préfèrent l’avoir dès qu’il sort en kiosque. Et du fait que La Poste est très lente, on a peu d’abonnés.

Et la tendance des ventes ?
C’est très fluctuant et sensible aux titres mais la moyenne est stable avec une hausse perlée, douce. On ne fait pas un tirage à 5000 comme ça. Mais la tendance est à la hausse. Quand nous sortons un dossier local qui n’est pas sorti par les quotidiens, là ça flambe bien.

Au premier rang (g à d) : Guy Nanteuil (journaliste-rédacteur), Anne Carpentier (directrice-gérante), Jean-Michel Houtmann (imprimeur) Second rang (g à d) : André Demel (journaliste-rédacteur), Valérie Asperti (journaliste-secrétaire de rédaction), Jean-Luc Garcia (photographe)


Combien êtes-vous de salariés ?
Six dont cinq cartes de presse. Il y a trois journalistes d’écriture, une secrétaire de rédaction, un photographe et l’imprimeur. Mais on fait tous tout et nous avons un salaire identique : 12 000 F. (1800 €) par mois pour 30 heures par semaine.

Réparties uniformément dans la semaine ?
Oui. Nous faisons 9h-12h et 14h-17h. On aime être calmes chez nous après et ne pas se faire empoisonner la vie par le boulot qu’on ramène à la maison.

Mais il y a quand même des coups de bourre ?
Pas tellement parce qu’on anticipe. On n’aime pas le stress on aime faire sereinement, en bon artisan, notre boulot. C’est-à-dire qu’on ne veut pas jouer le coup du bouclage... sauf un coup bien sûr. En fait on n’écrit jamais au dernier moment. Quand on a des dossiers solides, il faut les préparer en amont. On ne peut pas se permettre d’écrire n’importe quoi sous la pression.

Et ça a toujours été comme ça ?
Oui, on est des gens plutôt calmes. Au début, bien sûr, on était moins nombreux donc il y avait matériellement plus de boulot. Ne vous étonnez pas si vous entendez aboyer, c’est le chien.

C’est exceptionnel qu’il soit là ?
Non. C’est un labrador qui est toujours là avec nous. Et qui grogne quand il y a quelqu’un qui rentre. Jusqu’au moment où il le reconnaît.

Et s’il ne le reconnaît pas ?
Il le mange. Ce qui est en train d’arriver (rire).

Labrador de La Feuille
Cliquer pour écouter


A part le chien, quelles sont vos conditions de travail ?
Les journalistes qui sont venus suite à la publication de mon bouquin [1] m’ont tous dit : « On aimerait un tel contexte ». Et c’est vrai qu’on est bien, on a des bureaux ultramodernes. Quant à l’imprimerie, elle est restée avec du matériel classique, c’est-à-dire comme les grandes imprimeries mais en modèle réduit. On a une Heidelberg, une assembleuse, une tireuse. L’Heidelberg, on l’a achetée d’occasion 70 000 F. (10 600 €). Elle en vaut le double aujourd’hui. C’est une vieille bécane mais c’est une Rolls.

Et côté diffusion ?
On est distribué sur l’ensemble du département et très lu sur la moitié c’est-à-dire sur l’Est du département près de la ville où on est né : Fumel, une ville industrielle. On diffuse nous-mêmes depuis le début. La première année on avait une vieille 4L d’occas, maintenant on a une fourgonnette. Avant on faisait comme le laitier, maintenant on livre au dépôt central qui dispatche. Ce qui, à notre avis, est catastrophique. On a donc embauché une personne qui va s’occuper de restaurer le réseau et de reprendre contact, un à un, avec nos dépôts.

Vous êtes sûre que vous ne faisiez pas plus de 30 heures par semaine au début ?
On a peut-être fait plus. Encore que la zone était moins étendue qu’aujourd’hui. En tout cas, je n’ai pas le souvenir d’avoir été énervée par ça. En revanche aujourd’hui, quelqu’un qui démarre avec la diffusion centralisée et les ordinateurs, c’est plus facile. Après il peut se faire un réseau annexe s’il voit que les dépôts de presse ne sont pas assez nombreux.

Et votre ligne éditoriale ?
C’est difficile. C’est un journal satirique mais pas à la manière du [Satiricon [2] ou du Canard enchaîné. D’abord ce n’est pas que de la politique. On est activistes et turbulents. Le Canard enchaîné a plus de retenu que nous. On est tenace, le droit de suite est important. On essaye aussi de traiter tout ce qui concerne la consommation. On est un petit peu comme Que choisir. On relaie très bien les combats des gens avec les banques, les Assedic, les administrations, ce qui n’est pas relayé par les quotidiens régionaux alors que ça fait partie de la vie des gens.

Quelle est la structure éditrice ?
Une SARL au capital social de 2000 F (300 €). D’abord on était en nom personnel, un de nous 2 s’était mis à son compte. Puis, au bout de 5 ans, on a monté une SARL. Une association ce n’est pas toujours très claire comme fonctionnement. Pour moi, ce n’est pas plus simple.

Et votre chiffre d’affaire annuel ?
2 millions de francs (300 000 €) avec un bénéfice de 240 000 F. (36 600 €). A la fin de l’année on décide ensemble si on achète du matériel. On fonctionne en autofinancement ce qui est déconseillé sur le plan fiscal mais moi, je n’ai jamais compris ça. C’est sûrement les banquiers qui disent ça pour vendre des crédits. Nous on a une sainte horreur des crédits. Donc s’il y a besoin de matériel, on réinvestit. Sinon on décide ensemble d’augmenter les salaires ou de verser une prime.

Vous n’avez jamais emprunté ?
Si, au tout début des ordinateurs : 100 000 F. (15 000 €) sur 5 ans. Là on a été obligé.

La publicité, ça représente combien de vos recettes ?
30 %. Ce qui est un bon chiffre. On prend ce qui vient mais c’est sain parce que ce n’est pas ce qui nous fait vivre. Les journaux qui ont 60 % de leur recettes en pub, ça veut dire qu’ils vivent de la pub et pas des lecteurs.

Mais si vous perdiez même que 30 %, ça vous ferait mal quand même ?
C’est sûr mais ça ne nous a jamais empêchés de sortir ce qu’on avait à sortir. On a perdu les banques, les grandes surfaces,... Pour nous, il faut absolument sortir ce qu’on a à sortir qui correspond à la vie des gens, sans se soucier de la pub. Les quotidiens régionaux ne peuvent rien dire concernant les banques ou les grandes surfaces. Avec tout ce qu’on sait à l’heure actuelle, c’est un peu dramatique. Et puis, quand on perd quelque chose, il faut veiller à le compenser par exemple remplacer les gros annonceurs par des petits.

Et les annonceurs, ils ne craignent pas d’annoncer dans La Feuille  ?
On est un peu sulfureux mais on a l’ancienneté et on est lu. Et à partir du moment où on est lu, l’annonceur est intéressé. Et puis nous on a des annonceurs qui sont sponsors de la liberté. Il n’y a pas que des gens lâches quand même.

Quelles sont vos autres sources de financement ?
Nous avons les annonces en gras qui sont payantes (5 €). On aussi quelques travaux d’imprimerie. Des revues de même format. Mais ce n’est pas l’essentiel c’est juste un complément. Il y a aussi les annonces légales mais il faut batailler pour les avoir. Les avocats, les notaires, les huissiers qui les insèrent ont pour pratique de vous demander 20 % ce qui est totalement illégal. Donc nous on en a parlé et on a dit à nos lecteurs que les annonces légales qui paraissent dans La Feuille sont garanties 100 % propres.

Vous avez pu prouver ce fonctionnement illicite ?
On nous l’a proposé à nous même.

Mais ça doit se voir dans les comptes de ces gens-là ?
Je ne sais plus comment ça fonctionne mais le risque est pour l’entreprise de presse pas pour l’intermédiaire.

Propos recueillis par Jacques-Olivier Teyssier le 18 février 2005


La Feuille
1, place de la Révolution
47300 Villeneuve-sur-Lot
05 53 70 07 47
lafeuille@free.fr
http://lafeuille.info/

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Petit précis de révolte élémentaire, Anne Carpentier, Albin Michel, 190 pages, 15 €

[2Lien périmé, 30-11-2011

A la une